Article de Fabrice MOLINARO initialement publié sur les-infostrateges.com sous Licence Creative Commons CC BY-NC-ND 2.0 FR

Qu’est-ce qui distingue l’information de la connaissance ? C’est principalement que cette dernière est intimement liée aux gens, aux êtres humains avec leurs expériences, leurs émotions et leurs spécificités. C’est ce qui fait de sa gestion quelque chose de difficile, de complexe, voire de sensible.

Tous les professionnels du « knowledge management » vous le diront : développer la gestion des connaissances dans une organisation, c’est d’abord une histoire de rencontres. Comprendre les besoins, identifier les expertises, cerner les enjeux, … Autant de défis qui ne peuvent être relevés que de manière collective.

Ces débats génèrent souvent eux-mêmes des connaissances de grande valeur pour ces mêmes professionnels. Il était donc logique de partager. C’est l’objet du premier numéro de Noesia, une nouvelle revue dédiée au Knowledge Management.

Le premier numéro daté de septembre 2017 est disponible en ligne et en accès libre.

Voici quelques éléments du sommaire :

  • Trop d’outils tuent le partage !
  • Dossier – Et si le partage des connaissances était considéré comme un jeu ? Illustrations avec un cas de tutorat
  • La capitalisation des connaissances en intelligence économique
  • Le schéma cognitif ou comment l’information transforme votre organisation
  • Entretien avec Michel Bauwens, P2P Foundation
  • Une boussole pour s’orienter et ajuster le cap des Communautés de pratique (CoP)
  • Expert et/ou manager ?
  • Knoco 2017 Global Survey of Knowledge Management

Plus d’infos : www.noesia.be

Entretien avec Michel BAUWENS, P2P Foundation

publié dans le premier numéro de la revue Noésia

Qu’est-ce que l’initiative P2P dont vous êtes à l’origine ?
Depuis une vingtaine d’années, j’ai vu qu’Internet a créé des opportunités en matière de partage des connaissances grâce à des outils qui permettent de créer un commun et de le formaliser sur des blogs, wikis et autres outils. Des grandes communautés productives partagent désormais leurs connaissances. Le « pair à pair » est la dynamique qui permet à une communauté de pairs pour partager cette connaissance. La Foundation P2P observatoire de l’émergence de ces dynamiques dans tous les domaines de la vie : business, politique, logistique, éducation ou même spirituel. On peut prendre aujourd’hui n’importe quel mot et mettre « open » ou « P2P » devant et constater qu’il y a quelqu’un dans le monde qui s’en occupe. Le pair-à-pair, c’est faire les choses en commun, coproduire une ressource qui est à la disposition de tout le monde.

Quand on parle « économie collaborative », on pense souvent à Uber ou Airbnb, mais est-ce la même démarche ?
Quand on emploie le vocable « économie du partage », ça veut dire qu’il y a du partage. Or avec Uber et Airbnb, il n’y a pas de partage. Le chauffeur ne partage pas sa voiture pour rien. Même chose pour le propriétaire d’un appartement qui le met à disposition sur Airbnb. C’est un marché pair-à-pair avec une plate-forme au milieu mais ce n’est pas une économie de partage. Finalement, ces sociétés font très peu de choses mais arrivent à extraire beaucoup d’argent des produits et échanges que nous produisons sans eux. En exagérant un peu, on pourrait même dire que c’est une forme de parasitisme car ils ne produisent pas eux-mêmes. Avant, on bâtissait un hôtel et puis on faisait venir les gens, mais on avait bâti quelque chose. Alors que maintenant, ce sont les gens qui bâtissent et qui louent et ces entreprises jouent un rôle d’intermédiaire. Elles ne produisent plus. Google ne produit pas des documents. Uber ne produit pas des transports. Airbnb ne produit pas des appartements. Ce qu’ils font c’est permettre et exploiter le pair-à-pair.
Néanmoins le commun peut être la plate-forme elle-même. On parle d’ailleurs de « coopérativisme de plate-forme ». Par exemple, des chauffeurs de taxi vont se mettre ensemble pour créer une application pour réserver leurs véhicules. Des consommateurs peuvent faire la même chose et il existe déjà de nombreuses plateformes de ce genre. Mon propre rêve, c’est des plateformes multipartenaires, soutenues par les alliances de ville qui ont besoin de ce type d’infrastructure physique.

Comment comprendre l’Open Knowledge ?
Ce qu’il faut comprendre, c’est que le commun est devenu un aspect compétitif, même pour le capitalisme contemporain. Une firme décide de payer une cinquantaine de chercheurs et de protéger leurs connaissances. Personne d’autre ne peut les utiliser. A côté de cela, il y a des sociétés qui laissent ces connaissances ouvertes et ont ainsi accès à 5.000 chercheurs. Donc même d’un point de vue compétitif aujourd’hui, ça a du sens de mutualiser le développement ou la connaissance. Par exemple, IBM s’est ainsi lancé sur Linux et aujourd’hui fait pratiquement tout en logiciel libre. Ils paient 2.000 développeurs qui font du Linux, mais ce logiciel est développé par disons 25.000 personnes dont 75% sont payés par leurs concurrents. Certains travaillent gratuitement parce qu’ils ont envie de solutionner leurs problèmes, ce qu’ils ne pourraient pas faire avec du logiciel propriétaire. Mon hypothèse est donc que la connaissance ouverte est donc beaucoup plus compétitive et innovante par rapport à la connaissance propriétaire. Cela explique par exemple le développement de l’impression 3D depuis une douzaine d’années lorsque … les brevets sont tombés. C’était une niche industrielle, des monopoles et il y avait très peu d’innovations. Il y a maintenant des dizaines de milliers de gens qui développent des imprimantes 3D en open source et cela a ainsi explosé.

On voit que la courbe innovative est bien moindre quand il y a des brevets qui servent surtout à récupérer des investissements. Le discours officiel est pourtant qu’on a besoin des brevets pour innover.
L’autre argument pour l’open knowledge, c’est le critère éthique comme en témoigne les initiatives en matière d’énergie renouvelable. Aujourd’hui en Allemagne, 60 % des énergies renouvelables sont des communs via des coopératives qui mutualisent les achats. On est dans un état d’urgence pour la planète et il ne serait donc pas éthique de garder des innovations pour soi.

Que faire pour lutter contre l’idée que « l’information, c’est le pouvoir » lorsqu’on incite au partage des connaissances ?
C’est toujours une réalité. Quand on crée une rareté, les gens qui contrôlent cette ressource rare ont plus de pouvoir que les autres. C’est peut-être bon pour eux, mais c’est négatif pour l’intérêt de l’entreprise. C’est d’abord une question de culture. Les entreprises qui réussissent à avoir une culture collaborative sont des entreprises qui sont plus compétitives, plus innovatrices, où les gens aiment travailler, … Des féodalités où chacun se tire dans les pattes, c’est rarement des endroits où les gens ont envie de travailler. C’est donc sur la culture qu’il convient d’agir en priorité.

Pourrait-on imaginer une revue comme celle-ci élaborée de manière partagée ?
A mon avis, il faut avoir deux niveaux. Par exemple, en ce qui concerne les logiciels libres, on essaye que ce soit le plus ouvert possible. Le problème, c’est que tout le monde ne produit pas la même qualité. Or en matière de logiciel, ça doit marcher. Il y a donc toujours une deuxième couche qui est une couche de contrôle de la qualité. La différence, c’est que ce n’est pas un patron qui dit ce qu’il faut faire, par contre c’est la couche des « maintainers », dans les communautés libres, ou des rédacteurs dans le wikipedia qui décide si la contribution a une qualité suffisante pour être incluse dans le logiciel. Il veille à l’intégrité du système.
C’est la même chose pour une revue. Il faut être le plus ouvert possible, mais il faut en même temps des mécanismes de sélection et d’amélioration. La différence, c’est qu’avant le rédacteur en chef décidait de qui allait écrire quoi. Le nouveau système marche parfois très bien, mais pas toujours. Il y a par exemple des très bons articles dans le Huffington Post, parfois des mauvais. Il y a aussi des sites de ce type pas très intéressants. Il faut rester vigilants et assurer une certaine qualité.
C’est un peu mon activité. Je suis un curateur digital. Je vois énormément de choses et je fais une sélection du meilleur. Tout le monde peut contribuer à mon wiki, mais je vérifie tous les jours. Je protège la qualité. Il faut qu’il y ait une logique dans les arguments et que les faits soient empiriquement vérifiables.

Quelle est l’évolution du Knowledge Management ?
Le plus gros changement, c’est justement le pair-à-pair. Il y a beaucoup plus d’horizontal et beaucoup moins de vertical. Le problème a changé : on n’avait pas assez d’information, maintenant on en a trop. On est aussi passé d’une logique de stock à une logique de flux. Les missions du knowledge management sont donc désormais de reconnaître ce qui est important dans le flux, de dynamiser les échanges entre pairs, d’établir la confiance et d’assurer l’équilibre entre les flux et l’augmentation des flux. Le rôle de curateur est donc essentiel dans cette démarche.

Quel sera un des principaux enjeux ces prochaines années ?
Le monde de l’éducation a un rôle important à jouer dans cette démarche. Il y a un trop grand décalage entre les institutions officielles et la réalité. Il y a une république d’internet qui émerge comme avant la république des lettres. A l’époque de cette dernière, au 18 ième siècle, la vraie connaissance n’était pas dans les institutions. Quand je lis aujourd’hui un article scientifique, je me dis souvent que c’est ce que je faisais il y a cinq ans. Le problème que je vois, c’est comment faire l’intersection entre les deux, c’est-à-dire entre le monde de la connaissance validée et plus « verticale » et formelle, et le monde de la co-création d’entendement dans les communautés pair-à-pair. On apprend ainsi plus à coder en-dehors des institutions éducatives qu’en-dedans.
En Equateur, par exemple, il y a peut-être 400 développeurs dans le pays. La plupart sont partis à l’étranger car ils gagnent beaucoup plus. Mais il y a 3 à 4.000 développeurs qui n’ont pas été à l’université, qui ont appris Linux, Java, sur des sites internet, avec leurs amis, … mais on ne peut pas les engager parce qu’ils n’ont pas de diplôme. C’est pour moi un véritable problème. Comment faire le pont entre les deux ? Comment les institutions peuvent-elles valider des connaissances créées en-dehors de celles-ci ? C’est un véritable conflit culturel.
C’est un conflit de paradigmes, entre le « credentialisme » de la modernité et les nouvelles pratiques « anti-credentialistes ». Comme on a besoin des deux, il faut construire des ponts.
Einstein a dit : « je n’ai convaincu aucun de mes collègues de la validité de ma théorie, mais ils sont tous morts ». C’est leurs élèves qui ont repris la théorie de la relativité. C’est un peu pessimiste mais souvent vrai…
Pour conclure néanmoins avec un petit mot optimiste, il faut reconnaître qu’Internet est aussi un accélérateur. Avant on allait une fois par an dans un congrès retrouver ses collègues.
Aujourd’hui, ça circule sur les mailing lists, les forums, … Cela va donc beaucoup plus vite.
L’apprentissage n’est plus comme avant. Il est beaucoup plus rapide pour le monde à venir, avec ses crises systémiques. Cela veut dire qu’il y aura beaucoup de problèmes à résoudre, mais aussi beaucoup plus d’intelligence collective, et d’apprentissage plus rapide, pour les solutionner.