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Blockchain, une architecture du contrôle

Source : Vidéo Viméo de Louise Drulhe

Cette vidéo très complète, construite sur un rythme lent, n’aborde pas seulement les questions qui se posent autour du sujet de la blockchain mais les met également en perspective avec internet dans son ensemble, des questions de gouvernance, de politique, en utilisant comme support une analogie visuelle fondée sur la topographie.

Les commentaires permettent de saisir à la fois les aspects techniques de la blockchain et les questions philosophiques et éthiques qui se posent.

Dans les commentaires sur Facebook à propos de cette vidéo, il est également question de IOTA, une technologie qui serait plus efficace que la blockchain…

Voici quelques phrases extraites de la vidéo :

« L’architecture d’un espace a des conséquences, elle a une politique. L’architecture activera ou désactivera les règles. » Lawrence Lessig, conférence 11 décembre 2015 Blockchain Workshop.

C’est le consensus de la masse qui fait autorité. La blockchain incarne l’utopie du contrôle et distribué entre chaque individu. Redistribuant le pouvoir de manière égalitaire.

Le contrôle du bas vers le haut réparti entre chacun des noeuds du réseau entraîne un maillage de l’autorité.

L’autorité distribuée à la masse engendre un motif complexe d’interconnexions et d’interdépendance assurant le pérennité du contrôle au fil du temps.

La maillage du contrôle de la blockchain permet de distribuer l’exécution du pouvoir et favorise l’abolition de l’autorité. Cette idée se rapproche de l’idéologie libertaire.

Le risque serait de voir la blockchain réappropriée par le libéralisme. Comment s’assurer que les logiques libérales ne vont pas recréer des architectures autoritaires faisant glisser la blockchain vers le libertarisme, philosophie politique issue du libéralisme ?

Cette technologie censée affaiblir les intermédiaires pourrait être celle qui les renforcera durablement.

Est-ce que le code peut réellement se substituer à la loi ?

La technologie seule n’a pas de programme.

« Nous construisons nos outils et nos technologies et ensuite ce sont elles qui nous construisent« . Marshall McLuhan

La blockchain décryptée

Les clefs d’une révolution

Le premier livre en français entièrement dédié à la blockchain

Editeur : Observatoire Netexplo (15 juin 2016)

  • Le 10 juin : annonce du lancement du livre par Netexplo.
  • Le 15 juin : livre disponible sur Amazon (le prix est coutant : 9,5€ pour 145 pages).
  • En Septembre : mise à disposition sous licence Creative Commons du EBook.


blockchain-decrypteePourquoi ce livre ?

Dans le monde numérique, et au-delà, la blockchain s’est imposée comme le grand sujet de l’année 2016. “Technologie révolutionnaire”, “machine à créer de la confiance”, “innovation de rupture d’une ampleur inédite”… : les superlatifs s’accumulent peu à peu dans les médias au fil des semaines.

Pourtant, tout comme le phénomène d’uberisation avait cannibalisé l’année 2015 en étant employé parfois de façon excessive, la blockchain court aujourd’hui le danger de devenir un simple buzzword, brandi comme symbole d’une “disruption ultime”, sans être pourtant véritablement compris par ceux qui en parlent.

Pour dépasser les effets d’annonce, il nous a donc semblé important de mettre pause sur cette machine médiatique, afin de prendre le recul nécessaire pour analyser les ressorts du phénomène blockchain. Prendre le temps de l’apprentissage, de la réflexion, et inscrire cette technologie dans le temps long de la diffusion et du débat public : tel est l’objet de ce livre.

Ces derniers mois, nous avons rencontré les acteurs et les penseurs des blockchains. Nous avons ainsi retenu 20 voix pour vous raconter cette technologie dans sa richesse et sa complexité. Cette combinaison de la parole directe des acteurs de la blockchain et d’un volet de découverte didactique, c’est le panorama d’une révolution. Ce livre est destiné à tous ceux qui veulent découvrir la blockchain, la comprendre en profondeur et élargir leurs horizons.

Sommaire

Préface par Joël de Rosnay

Première partie – Comprendre la blockchain en 12 questions
Les réponses aux questions les plus posées sur la blockchain

Deuxième partie – Les applications de la blockchain
Energie, Santé, Assurances, Banques, Luxe, Cloud…

Troisième partie – Penser la blockchain : enjeux sociaux, éthiques, juridiques, politiques
Avec les contributions de Gilles Babinet, Primavera de Filippi, Michel Bauwens…

Quatrième partie – La blockchain vue de l’intérieur : la parole aux acteurs
Avec les interviews de Stephan Tual, Gavin Wood, Philippe Dewost…

La blockchain décryptée – les clefs d’une révolution

 

Précommandes : http://amzn.to/1TXuKNL

Source : blockchainfrance.net

Conversation sur la blockchain…

…avec Antoine Yeretzian de l’association Blockchain France.

Tout d’abord, une petite mise en contexte.

Mon approche, c’est le rejet de ce qu’on peut appeler le déterminisme technologique. Ce déterminisme, que l’on appelle aussi les approches technocratiques, c’est une croyance selon laquelle la technologie est univoque. Ce discours consiste à dire : parce que demain nous pourrons techniquement faire ceci ou cela, alors nécessairement notre société sera comme ceci ou comme cela. C’est le genre de discours par exemple que peut tenir Jeremy Rifkin dans son livre The Zero Marginal Cost Society, où il associe la montée en puissance de l’Internet des Objets et des économies collaboratives avec un déclin du capitalisme. Or à mon sens la technologie ne peut pas être univoque ;  il est extrêmement important de la problématiser.

Je vais donc essayer de problématiser la blockchain dans cette optique. Il me semble que l’on peut en dire à la fois du bien, et du mal. Je vais commencer par la critique, avant de développer ce qui me plait dans cette innovation.

J’avais donné en 2014 pour Ouishare une keynote dans laquelle je proposais une analyse politique de la technologie. Pour qualifier les technologies Pair à Pair (P2P), j’avais réalisé une simple grille à double entrée. Première entrée du tableau : une technologie peut soit être sous contrôle central et globale, soit décentralisée et donc locale. Deuxième entrée, elle peut avoir soit un but de profit, soit un but social. J’avais mis dans ce tableau un certain nombre de technologies P2P.

Une technologie à la fois P2P, sous contrôle centralisé, et avec un but de profit peut bien sûr paraître contre-intuitive, mais Facebook en est un bon exemple. Avec Facebook, plus de 2 milliards de personnes peuvent se connecter en P2P, ce qui crée de formidables capacités d’auto-organisation ; pourtant, les utilisateurs ne contrôlent ni le design, ni les données, et l’entreprise en capte tout le profit monétaire.

La blockchain, elle, à cause de son association avec Bitcoin, se place dans un autre croisement. A mon sens, elle est pour l’instant une technologie P2P dédiée au profit et avec un contrôle décentralisé : c’est ce que j’appelle le capitalisme distribué.

Ce n’est pas un secret : Bitcoin est très influencé par la théorie politique qu’on appelle anarcho-capitaliste (qui est aussi un anarcho-totalitarisme, puisque ce mouvement prône le marché total, et par une théorie économique qui est l’école de Vienne, celle de Friedrich Hayek). Tout le design du Bitcoin, on le voit, est tourné vers l’intérêt personnel : j’investis dans le bitcoin car je pense que sa valeur va augmenter. Cette vision, ce rêve politique tourné vers soi, rejaillit de la genèse du Bitcoin sur chaque Blockchain qui le suit ; nombre de gens s’approchent du Bitcoin et de ses dérivés précisément à cause de ce rêve politique là.

C’est dans ce rêve même que se tient ma critique de la blockchain, car ce rêve politique est une vision hyper-individualiste. Ce qu’il figure, ce sont ces individus atomisés, séparés absolument, qui créent des contrats entre eux, en fonction de leurs volontés individuelles. A première vue, rien de problématique là-dedans puisque c’est ce qu’est Bitcoin par essence.

Mais la réalité, c’est que la société ne marche absolument pas comme cela. Aucune société ne le fait. On naît toujours quelque part, dans un contexte, dans un ensemble, avec des parents. Il y a toujours du collectif ; ce collectif présent dans les faits, il disparaît dans cette idéologie Bitcoin, dans ce rêve politique et dans ses développements technologiques.

Sans argent, dans le Bitcoin, on ne joue pas. Un paysan de l’Utthar Pradesh [Etat indien] n’a pas 450 dollars pour s’acheter un Bitcoin, ni même une fraction de Bitcoin. Il y a dans l’idée de Bitcoin une certaine démocratisation de la rente, par le biais de la spéculation. Le rêve n’est pas d’abolir les revenus spéculatifs et le pouvoir de bénéficier d’une rente divorce de la spéculation, mais d’ouvrir l’accès à ce jeu-là. C’est le rêve de Thatcher et de Reagan qui ont voulu la propriété immobilière et la participation de tous comme actionnaires.

La blockchain dans ce contexte bien spécifique a donc un message simple à faire passer : nous en avons fini avec l’Etat et nos autres organisations, et nous pouvons désormais créer de la confiance sans passer par des systèmes démocratiques et sans avoir confiance en personne ; la confiance est placée dans la cryptographie, dans l’algorithme, dans la technologie.

En ce sens, je trouve la blockchain dangereuse. Parce que ce qu’elle nous annonce, c’est un totalitarisme libertaire, effrayant, terrible. Cette politique « cachée » qui se tient derrière le Bitcoin, c’est elle que je critique. Si la question est celle de la confiance, alors il existe d’autres philosophies que l’on peut opposer à la Trustlessness, en particulier celle de la Trustfullness : c.a.d. j’ai confiance en toi, tu as confiance en un tiers, et donc j’ai confiance en ce tiers. C’est par exemple du système Couchsurfing, c’est la ‘mise en échelle’ de la confiance (scaling trust), aussi appeler le web of trust, l’internet de la confiance. Voilà à mon avis une philosophie préférable à celle de la Blockchain. Attention, je ne veux pas dire que ces solutions ne sont pas appropriés dans certains contextes, ce que je vise c’est plutôt la vision sociétale qui se cache derrière, qui veut rendre absolu cette individualisation complète.

Mais on l’a dit : une technologie n’est jamais univoque. Et tout n’est pas mauvais dans Blockchain.

A nouveau, il est nécessaire mettre les choses dans le contexte. On peut considérer qu’il y a toujours au moins trois couches dans l’élaboration d’une technologie. Il y a d’abord celle des financeurs de projets, qui ont une influence déterminante sur le design, puisque ce sont eux qui vont donner les ordres à ceux qui travaillent. Ensuite, il y a ceux qui développent la technologie ; ceux-ci ne sont pas des exécutants passifs, des esclaves, mais sont des créatifs, à l’image de la communauté des développeurs blockchain, et vont donc influencer fortement sur le design de la technologie. Il s’agit d’un groupe sociale fortement influencé par l’éthique ‘hacker’. Enfin, il y a les utilisateurs qui ont en tout temps ‘subverti’ les technologies pour les adapter à leur besoin. La technologie est donc bien un terrain de lutte, ou des influences variées essayent d’adapter les fonctionnalités à leurs propres besoins.

Prenons l’exemple d’Internet. A l’origine, Internet est né de l’idée de militaires qui cherchaient des moyens de communications pouvant survivre à une destruction nucléaire. Puis ce sont les scientifiques qui ont repris l’idée pour en faire un réseau de partage des connaissances. Tim Berners-Lee, en inventant le World Wide Web, a ensuite crée une couche civique, qui a démocratisé l’Internet. Enfin est arrivé le commerce, qui est venu se greffer dessus et a fait tout pour qu’il y ait des contrôles, de la surveillance sur les accès utilisateurs, etc.

Internet n’est donc pas quelque chose de simple ; il y a des aspects P2P, des aspects décentralisés, des aspects centralisés, et ce sont ces couches successives qui ont fait que l’on a aujourd’hui un système finalement assez contradictoire dans son idée sous-jacente. La blockchain suit le même chemin des différentes couches de développement et de leurs motivations contraires.

Dans la blockchain, une chose m’intéresse en particulier : la promesse d’une nouvelle organisation. Il faut bien comprendre qu’Internet a pourtant déjà fait baisser considérablement les coûts de l’auto-organisation humaine, et que les individus n’ont pas attendu la blockchain pour commencer à s’organiser ; certaines études témoignent d’une croissance exponentielle des organisations citoyennes depuis une dizaine d’années. Cela étant, si nous n’avons pas besoin de la blockchain pour  nous auto-organiser, celle-ci peut renforcer ce mouvement.

A mon sens, la blockchain peut représenter une deuxième couche, une seconde baisse des coûts de publication, de communication, de transaction. En créant une banque de données universelle, en créant une sécurité universelle, la technologie a le potentiel de faciliter encore davantage l’auto-organisation humaine. C’est une seconde vague d’accélération qui pourrait se dessiner, et en ce sens, il serait intéressant que des forces disons progressistes, ou émancipatrices, qui sont concernées par des valeurs comme la durabilité de la planète et une équité dans la distribution de la richesse, apprivoisent et s’approprient à leur tour le potentiel de la blockchain.

Mais dans ce cas la blockchain revêt une coloration différente. On quitte en effet le technocratique et l’individu, pour entrer dans le domaine des coopératives, des communautés productives pour soutenir des domaines comme la pêche ou l’agriculture éthiques. Dans cette approche, on réinvestit le collectif et il y a une forme de gouvernance démocratique. La blockchain pourrait être utilisée pour automatiser les accords de ces organisations-là.

On peut également trouver à la blockchain un potentiel intéressant autour de la transparence. Aujourd’hui, il existe deux principales façons dans nos sociétés d’allouer les ressources : en faisant choisir l’Etat, c’est-à-dire hiérarchiquement, ou en faisant choisir le marché, c’est-à-dire avec une compétition. Mais lorsque l’on atteint un système véritablement transparent, une troisième option émerge de façon très forte : la coordination mutuelle libre.

Cette coordination mutuelle libre est déjà en action sur Wikipédia et pour Linux. L’économie de l’immatériel connait donc déjà ce qu’on appelle la stigmergie, cette possibilité pour chacun de gérer son propre effort et donc de collaborer, et ce parce que tous les signaux sont lisibles. En appliquant la transparence à la comptabilité ou à la logistique, et c’était la proposition du Livre Blanc de Provenance par exemple, il devient théoriquement possible grâce à la blockchain de passer à une économie matérielle qui fonctionne elle aussi selon le principe de la coordination mutuelle libre.

C’est une vision à mon sens très émancipatrice, puisqu’elle permet l’émergence d’un système où chaque individu peut librement allouer son temps et son énergie, et la création du même coup des ressources partageables.

Ce qui m’intéresse dans la blockchain, c’est donc son potentiel d’encapacitation (“empowerement”) de l’organisation collective de l’humanité.

Des projets comme ArcadeCity, ou Backfeed, sont des projets qui peuvent être interprétés sous cet angle-là. Pour qu’ils se multiplient, il est important d’aller éduquer les forces égalitaires au potentiel du blockchain. Car dans la blockchain comme ailleurs le constat est le même : aussi bien les investisseurs à risques que les défenseurs de l’idéal propriétaire et libertarien se montrent toujours plus rapides dans l’adoption de la technologie que d’autres parties de la société. L’enjeu de la blockchain est de s’assurer qu’elle ne s’engage pas dans une voie unique, celle de l’individu atomique et égocentré, mais qu’elle investisse bien, aussi, des valeurs qui sont celles de liberté, d’égalité de fraternité.

Prenons deux exemples pour montrer à quel point les choix de développement sont révélateurs d’un choix de société.

Prenons par exemple les inégalités sur Bitcoin. Le coefficient de Gini, qui est un instrument utilisé par tous les pays pour mesurer l’écart de richesse au sein de leur population, est infiniment plus élevé dans Bitcoin que dans nos sociétés modernes, pourtant passablement inégalitaires ; plus révélateur encore, il continue de croître avec la montée en puissance du réseau. En réalité, nous assistons à un jeu de Monopoly : au départ, nous étions tous égaux devant Bitcoin, mais ceux qui ont pris de l’avance en début de jeu gagnent à la fin. “Plus tu gagnes, plus tu gagnes” : il n’existe dans Bitcoin aucun mécanisme redistributeur qui permet de protéger des distributions de valeur plus équilibrées.

Or ce choix-là n’est pas une nécessité. On peut faire appel à d’autres systèmes, comme ceux décrits par Christopher Boehm (Hierarchy in the Forest) ou Pierre Clastres (la Société contre l’Etat), pour comprendre l’importance des systèmes de contre-hiérarchie. Ainsi dans ces sociétés de chasseurs-cueilleurs les femelles et les mâles bêta prennent le pouvoir contre les mâles alpha et mettent en place des mesures pour limiter leur domination. Ce sont des exemples connus mais qui illustrent un fait : un système qui n’a pas de contre-pouvoir va nécessairement virer au monopole. Il s’agit d’un choix à faire au moment d’en fixer les règles.

Un second exemple pourrait être la fameuse « longue traîne » décrite par Chris Anderson. Il s’agit de cette idée de dissocier d’une part les « gros succès », qui attirent individuellement l’attention, et la multitude de petits succès qui viennent ensuite, mais dont la somme peut être collectivement supérieure à celle des « hits » en terme d’impact. Cette économie secondaire, alternative, crée à son échelle un système fondé sur des micro-choix.

Or cette longue traîne n’est pas permise par Amazon, ni Google et consorts parce qu’en leur cœur réside un algorithme qui crée de la concentration. A l’inverse, Jamendo avait mis en place des contre-mesures qui la protégeait. Là encore, la technologie est affaire de choix, et ce choix n’est pas univoque.

Il est urgent pour nous tous de réapprendre cette vérité, puisqu’il me semble que nous l’avons oublié. Dans les milieux technologiques, les développeurs, les hackeurs, ne la connaissent pas assez. Et une fois cette prise de conscience faite viendra l’heure des choix : c’est ce qu’on appelle value sensitive design, c’est-à-dire prendre conscience lors de la création que celle-ci prend place dans un système de valeur, et effectuer ses choix en conscience.

Il est urgent de commencer à développer des financements de projets plus égalitaires –par exemple via les coopératives-, des  algorithmes plus égalitaires, des gouvernances de plateforme –par exemple par les utilisateurs- plus égalitaires. Des exemples comme ceux du collectif Inspire en Nouvelle-Zélande montrent l’exemple.

On constate aujourd’hui une sorte d’automatisme, de passage apparemment obligé pour les créateurs : des jeunes, qui veulent créer une technologie, sont très vite poussés par une certaine valorisation sociale dans la culture extractive. Cette culture extractive, c’est celle des start-ups, avec la volonté unique de réussir une Licorne (Nb : start-up dont la valorisation boursière dépasse 1 milliard de dollars) ou un Exit (Nb : sortie du capital rapidement après lancement et avec forte plus-value). Or une autre voie existe, même si elle n’est pas très visible. Il y a tout un travail à faire aujourd’hui envers les développeurs pour leur montrer cette autre voie.

Il faut dénaturaliser l’idée du développement de la technologie, l’idée que ce développement est naturel, que le capitalisme est naturel… Il faut se rendre conscient qu’il s’agit de choix humains.

Or la blockchain arrive vite. Une sorte de consensus informel prédisait les prototypages en 2016, et les premiers systèmes utilisables en 2017. Sans se placer dans ce débat, je crois important de rappeler que l’on a toujours tendance à exagérer l’importance des technologies quant au potentiel de développement sur le court terme, et à les sous-estimer sur le long terme.

Souvenons-nous de la hype autour de l’intelligence artificielle, comme de celle autour de la réalité augmentée. Si cela n’a pas pris sur le moment 20, 25 ans après plus tard, nous y sommes. Il est tout à fait possible que la blockchain soit l’éléphant qui accouche d’une souris. Mais ce ne sera pas grave, et ce n’est pas pour cela que la blockchain n’aura pas d’importance ensuit, le temps qu’elle se déploie réellement. Cela peut arriver vite: on a vu avec le moteur de recherche par exemple (Nb: inventé au début des années 1990, il décolle véritablement au début des années 2000) que ce délais de montée en puissance se réduit constamment avec l’accélération technologique. Il faut s’attendre à ce que la blockchain compte vraiment dans moins d’une dizaine d’années.

Les grandes entreprises et les défenseurs du capitalisme seront les premiers à s’en saisir mais je ne pense pas que cela soit un mal. Quand on regarde l’histoire des grandes évolutions sociales, comme la grande révolution féodale du Xe siècle ou la grande révolution capitaliste du XVe siècle, le scénario est un peu le même: on est face à un système épuisé qui ne marche plus, et où tout le monde va chercher des alternatives, aussi bien les gens qui ont les moyens que les gens qui sont au bas de l’échelle.

C’est justement parce que les éléments ultra-capitalistes investissent dans ce changement qu’il pourra avoir lieu. C’est à l’intérieur des structures romaines en déclin que se sont formées les graines du changement qui allaient former la féodalité, et c’est à l’intérieur des grains du système féodal que les grains qui allaient devenir le capitalisme se sont développés. Il est naturel de penser que c’est à l’intérieur du système capitaliste en déclin que les graines des communs vont se développer.

Ce qui peut d’ailleurs amener des paradoxes, comme Facebook, parfait produit du capitalisme d’extraction et en même temps puissant encapaciteur d’auto-organisation en P2P. Le changement n’est peut-être pas encore totalement là où on voudrait qu’il aille, mais il va dans la bonne direction, et il faut s’en saisir. Ne refusons pas un outil sous le prétexte qu’il a été développé pour les mauvais motifs; il faut garder en tête Luther au XVe siècle lorsqu’il voit à sa juste valeur le potentiel de l’imprimerie pour la diffusion de ses idées. Il faut se saisir et s’approprier les potentiels des technologies, même si elles sont en partie dominées par des forces qui ne sont pas nécessairement émancipatrices.

Photo : CC BY Sebastiaan ter Burg – Flickr

Blockchain : du rêve technocratique à l’outil émancipateur ?

Le 18 avril dernier, un article était publié dans Le Monde sous le titre Michel Bauwens : « Un rêve technocratique totalitaire ». Dans cet interview de la journaliste Jade Grandin de l’Eprevier, Michel Bauwens exprimait son point de vue à propos de la blockchain. Il a souhaité revenir sur cet article dans nos colonnes.

 

Pourquoi revenir sur cet article du Monde ?

Cet article ne présente qu’une petite partie de mon propos. Durant l’interview, j’ai voulu exposer deux aspects différents de la blockchain, mais la journaliste n’en a retenu qu’un seul, celui qui était le plus “à charge”. Je souhaite donc préciser un peu mieux ma pensée et revenir sur ce qui a été transcrit.

 

Tu démens donc tes propos critiques à propos de la blockchain ?

Non pas du tout. Selon moi, il y a bien des principes politiques très marqués qui sous-tendent cette technologie, qui peuvent être dangereux et dont il faut a minima avoir connaissance pour utiliser la blockchain en conscience.

A cause de sa proximité avec le design anarcho-capitaliste et austro-économiste de Bitcoin, la blockhain participe d’une idéologie qui ne reconnaît pas le collectif, se méfie de la gouvernance démocratique, et veut créer des systèmes entièrement tournés vers des individus qui établissent entre eux des contrats automatisés par des algorithmes.

Les principes qui sous-tendent le Bitcoin visent à créer un marché universel sans intermédiaire où toute personne est considérée comme un propriétaire souverain. et la blockchain a nécessairement hérité de ces principes.

 

La blockchain est pourtant censée développer la notion de confiance ?

Oui, mais il existe différentes visions de ce qu’est la confiance et à quel niveau elle doit s’appliquer. Dans une vision “trustfull”, le but est d’augmenter la confiance dans les personnes en créant une échelle de mise en confiance entre ces personnes. On retrouve cette vision dans des projets comme le Web of Trust ou les sites de couchsurfing où ce sont les individus eux-mêmes qui garantissent le degré de confiance en l’autre.

Mais avec la blockchain, on est dans une vision “trustlessness” où, puisqu’on ne peut pas faire confiance à l’humain, on déporte cette confiance dans la technologie. L’idée sous-jacente est que les individus sont séparés, et qu’ils font société en créant des contrats basés sur la confiance en un algorithme plutôt que dans l’humain.

Mon propos était donc simplement d’attirer l’attention sur ces valeurs sous-jacentes. Mais ce n’est pas parce qu’une technologie a un design basé sur des valeurs critiquables qu’elle ne peut pas être changée.

 

Selon quel principe affirmes-tu que cette technologie est susceptible d’évoluer ?

Comme je l’ai souligné dans le précédent article, aucune technologie n’est neutre, et la blockchain n’échappe pas à ce constat. Elle est un terrain de lutte entre ceux qui financent, développent, et utilisent cette technologie et qui lui donnent un visage différent en fonction des enjeux et des valeurs véhiculées. La technologie se construit sous forme de couches successives.

Par exemple, internet a d’abord été inventé par les militaires qui voulaient créer une technologie capable de résister à la destruction de la chaîne de hiérarchie grâce au design peer-to-peer. Puis les scientifiques et les activistes se sont emparés de cette technologie pour communiquer entre eux. En 1993, la technologie est sortie des sphères élitistes pour se démocratiser grâce aux navigateurs. Et enfin le commerce s’est aperçu du potentiel de cette technologie et l’a rendue beaucoup moins pair-à-pair pour en tirer des profits.

La blockchain est peut-être, à cette échelle, la deuxième couche après internet qui va permettre de faire baisser le coût d’auto-organisation des humains. Mais elle peut également s’organiser elle-même sous forme de couches.

 

Une technologie initialement basée sur des valeurs contestables n’est-elle pas mécaniquement vouée à rester imprégnée de ces valeurs ?

Je ne crois pas non. Je suis quelqu’un de pragmatique : si l’on attend LA technologie “pure”, ça me paraît difficile d’avancer. Je suis d’ailleurs assez sceptique par rapport aux stratégies des hackers qui cherchent à créer du “pair-à-pair pur”.

Toutes les technologies se construisent par une accumulation de couches de valeurs qui se superposent en même temps que les développements et les usages. Prenez l’exemple du Copyleft : c’est une véritable subversion du Copyright issue d’une attitude pragmatique visant à faire avancer une lutte sociale.

La blockchain pourrait donc devenir un des instrument de cette lutte si elle est appropriée par un système démocratique qui va chercher à renforcer les aspects émancipateurs qu’elle contient au même titre que n’importe quelle technologie.

 

Concrètement, quelle forme pourrait prendre cette évolution de la blockchain ?

Une fois qu’on a bien conscience des catastrophes potentielles du “tout automatisé” et du “tout distribué”, on peut imaginer que la blockchain soit localement mise au service de buts émancipateurs pour des communautés. Plutôt que de penser la blockchain comme un instrument économique global coupé de toute éthique et autonome par rapport à la société, on peut l’intégrer comme outil permettant de faciliter certains aspects de production et d’organisation dans des groupements d’humains dotés d’une gouvernance, de règles, etc,… comme les coopératives par exemple.

De mon point de vue, le plus grand potentiel de la blockchain réside dans la création de chaînes logistiques participatives et ouvertes. On peut ainsi imaginer une économie circulaire et ouverte où les transactions seraient simplement vérifiées par la blockchain.

Dans ce contexte, je me réfère par exemple aux travaux de Primavera De Filippi qui étudie ces technologies décentralisées émergentes pour imaginer les nouveaux modèles de gouvernance qui pourraient en découler.

 

A quel horizon pourrait se potentialiser cet aspect émancipateur ?

Ne nous emballons pas. Quand on s’intéresse de près à la blockchain et à ses applications autre que Bitcoin, on constate rapidement qu’il y a très peu de prototypes réellement fonctionnels, et qu’il n’existe quasiment aucun prototype pratique utilisé par de vraies communautés humaines. Le seul prototype opérationnel dont j’ai entendu parler est Everledger, un système de certification éthique de diamants.

Quant aux projets de microgrids (micro-réseaux électriques intelligents) fondés sur la technologie blockchain comme celui de Brooklyn, ils confondent le principe communiste (dans son sens “noble”) de “chacun selon ses besoins” avec le business de personne à personne. S’il y a bien un P2P technologique, il n’y a pas d’aspect communautaire ou collectif, c’est à dire de pair-à-pair social tel que je l’ai défini.

Comme souvent, il me semble également qu’on surestime les effets à court terme de cette technologie émergente, et que l’on sous-estime ses effets à long terme.

Même si elle fait beaucoup parler d’elle, nous sommes probablement dans le début de l’upcycle économique de la blockchain qui ne fonctionnera véritablement que dans 10 ou 15 ans. Je m’attends néanmoins à voir les premiers prototypes fonctionnels en 2017…

Propos recueillis par Maïa Dereva.

«Blockchain», la chaîne qui libère?

Un pied dans l’utopie et l’autre dans les affaires, la technologie à la base de la monnaie numérique bitcoin essaime aujourd’hui vers tous les domaines de la société. Cartographie des possibles, à l’occasion de la Lift Conference

«Historiquement, nous avons automatisé les travailleurs. Maintenant, nous sommes en train d’automatiser les patrons», lance l’entrepreneur numérique Stephan Tual. Voilà une des visions étonnantes qui surgissent lorsqu’on évoque les blockchains ou «chaînes de blocs», entités numériques dont on discute avec ferveur dans les places de village de la société connectée. Une technologie «disruptive» qui s’apprête à changer radicalement notre environnement socio-économique? Ou un soufflé de hype condamné à retomber?

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Communs et comptabilité : Conversation avec Michel Bauwens

Source : Enacting the Commons
Article de Charlotte Khosla (« La 27
e Région ») sous licence Creative Commons (CC BY-SA)

Plus que jamais, les organisations en quête de sens cherchent à renouveler leurs pratiques afin de faire coïncider le fond avec la forme de leur projet. Changer de pratiques implique de changer les outils supportant l’activité. Quoi de mieux que commencer par changer notre logiciel commun : la comptabilité ? En début de mois, nous organisions une discussion avec Michel Bauwens autour de la comptabilité et des communs, suite au rapport « La comptabilité P2P pour la survie de la planète », co-écrit avec Alexis Pazaitis sous l’égide de la P2P Foundation en septembre 2019.

Pourquoi s’intéresser à la comptabilité ? Comment les administrations peuvent-elles s’emparer de ces sujets ? Quels liens avec la notion d’intérêt général ?

La comptabilité, véhicule d’une certaine vision du monde

La comptabilité ne consiste pas simplement en un enregistrement neutre des activités d’une structure. La manière dont on prend en compte ces chiffres découle d’un processus continu depuis les prémisses de la comptabilité qui se base sur des présupposés philosophiques forts. La comptabilité en partie double, par exemple, n’a pas toujours existé et traduit la distinction entre les objets que l’on peut exploiter, contrôler et utiliser (actif) et les sujets, dignes de respect et de droits (passif). On peut facilement imaginer ce que cela peut avoir comme incidence sur le rapport qu’entretiennent les organisations avec les différentes formes du vivant et comment cela a pu mener aux diverses crises sociales et environnementales.

De plus, on ne peut y reconnaître que certaines activités qui ont une valeur marchande. Or, beaucoup d’activités dans le secteur des communs ne sont pourtant pas classifiables comme marchandes alors qu’elles contribuent pleinement à la valeur des projets communs.

De la compétition à la collaboration comme nouveau paradigme

Le rapport présente ensuite trois grandes approches pour repenser la comptabilité ; la comptabilité contributive, la comptabilité REA, et les comptabilités thermodynamiques.

  • Michel Bauwens propose tout d’abord d’imaginer la comptabilité de manière complètement collaborative, via un outil commun qui pourrait se matérialiser par la blockchain/holochain. Ainsi, les participants de ces écosystèmes collaboratifs seraient en mesure voir ce que les autres apportent à la contribution. Dans le futur, si on veut engranger une économie circulaire, il faut partager et cela passe notamment par un partage d’information. Cette vision est déjà très marquée dans l’open source. C’est cette approche qui est désignée par la comptabilité contributive.

Le projet le plus développé dans ce sens est le projet de Sensorica (au Canada). Ils ont monté un projet qui aurait permis de financer un réseau de fablabs selon les modalités de la comptabilité contributive. Cela fonctionne par projet et l’on peut enregistrer le temps, le prêt d’outils… Un système de vérification par les pairs a été mis en place. On reçoit des points Karma et quand des financements viennent de l’extérieur, on redistribue selon les points karmiques. Le projet n’a pas encore abouti car ils n’ont pas réussi à convaincre mais ont fait tout le travail préparatoire.

  • La deuxième couche de collaboration, REA accounting (Ressources, Événements, Agents), a vocation à dépasser la comptabilité classique à double entrée qui ne regarde qu’une entité (ce qui rentre, ce qui sort, ce que l’on peut retenir après). Il n’y a pas de vision écosystémique et on ne voit pas tout ce qui se passe à l’extérieur.

L’objectif est de mettre en lumière la distinction entre le mode extractif et génératif. Un agriculteur qui épuise ses sols est dans une logique extractive, plutôt destructrice alors que dans une logique générative, l’agriculteur va enrichir ses sols et en prendre soin, par exemple. Sur les documents comptables classiques, cela ne pourra apparaître nulle part. Cet aveuglement de la comptabilité aux externalités est pour les auteurs la principale faiblesse du système politico-économique actuel, qui laisse les entreprises profiter largement de cet écart entre réalité et comptabilité, sans payer pour les dommages causés en chemin. Cette distinction peut se faire aussi pour la monnaie. Certains parlent de monnaie froide (extractive, dominante, sans soucis d’équité) et monnaie chaude (locale, qui veut prendre en compte plus que la valeur marchande).

Dans ce sens, le centre culturel MACAO à Milan expérimente depuis 2015 une cryptomonnaie locale : le CommonCoin, afin de créer une micro-économie circulaire au sein de la communauté (comportant une centaine de membres). Les salariés sont payés dans cette monnaie, complétée d’un revenu mensuel de base en euros. En collaboration avec d’autres acteurs comme Faircoop et Dyne.org, ils lancent un projet d’envergure en Europe ; la Banque des Communs, une coopérative ayant pour mission de fournir des outils financiers coopératifs afin de soutenir des projets économiques alternatifs et divers mouvements sociaux.

  • Finalement, la troisième « famille » de comptabilités alternatives seraient les comptabilités thermodynamiques, qui visent à internaliser les externalités.

A titre d’exemple, nous pouvons citer le travail de l’association autrichienne Economy for the Common Good, qui a développé ces dernières années un « Common Good Balance Sheet » (bilan de bien commun). Ce bilan se caractérise par l’existence d’une matrice avec un système de points positifs et négatifs. On a donc 17 clusters d’impacts positifs ou négatifs. 2000 entreprises et coopératives l’utilisent. Cela signifie qu’on change les incitations. L’activité sera récompensée par un impact positif sur la société. Cette sorte de comptabilité n’est pas forcément interne. Elle n’est pas opérationnelle pour le travail tous les jours (on peut la faire tous les 6 mois, années). Certaines collectivités ont déjà pris le pas.

Un autre modèle actuellement en phase d’expérimentation est celui de CARE (Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement). Il s’agit d’une comptabilité multi-capitaliste, donc qui prend en compte non seulement un capital économique mais aussi un capital social et un capital environnemental dans le calcul du profit. L’idée est de dire que l’on peut être sanctionné pour du mismanagement financier mais pas si on provoque des externalités écologiques ou sociales négatives. On cherche alors par cette méthode à internaliser les externalités.

Comptabilité contributive, REA Accounting, comptabilité thermodynamique…le rêve serait de prendre le meilleur des trois. Il existe aujourd’hui de nombreux prototypes mais qui demeurent fragmentés.

Comment les administrations peuvent se saisir de ces questions ?

Lors de notre échange, Michel Bauwens suggère dans un premier temps de créer des coopératives de protocole dont l’objectif serait de créer un fonds de logiciels qui permettent à toutes les villes participantes de créer de l’habitat partagé, de la mobilité partagée, des coopératives d’énergie etc… afin de centraliser et utiliser les mêmes bases technologiques (ce qui fait d’ailleurs la force de plateformes comme Airbnb et Uber). L’infrastructure collective permettrait de faciliter le développement de ces projets et ainsi de soutenir des entités génératives.

–  De la notion d’intérêt général

IBEST. En partant du constat de l’incapacité de ces indicateurs à rendre compte du bien-être commun pour la seule obsession de la performance, la métropole de Grenoble a lancé un programme de recherche sur la création de nouveaux indicateurs de richesse : les indicateurs de bien-être soutenable territorialisés (IBEST). Ce bien-être soutenable s’appréhende alors selon huit axes :

  • Le travail et l’emploi
  • L’affirmation et l’engagement
  • La démocratie et le « vivre-ensemble »
  • Le temps et le rythme de vie
  • L’accès aux besoins fondamentaux
  • L’accès et d’utilisation des services publics
  • La santé
  • L’environnement naturel

Ces axes doivent permettre d’envisager l’action de manière plus transversale et de s’affranchir de la logique de concurrence à tout prix, afin de mieux servir l’intérêt général.

En Seine Saint-Denis, le projet de « Territoire Apprenant Contributif » mené par Plaine Commune s’intéresse aussi de près à ces problématiques en expérimentant sur l’économie contributive, visant notamment à développer les savoirs et capacités Cela passe par la construction de nouveaux indicateurs d’impact capables de capter les apports de cette nouvelle économie au bien-commun.

–  Les achats publics

Un autre angle d’attaque pour les collectivités serait de réfléchir sur de nouveaux moyens de financement qui utilisent ces comptabilités génératives pour l’achat public. Dans cette optique, Regen Network propose une méthode de « social procurement », prototypée sur le secteur agricole, intégrant des critères éthiques dans l’achat public (écologique, bio, local et équitable). Ce modèle consiste en la création d’un “social state protocol” où l’on négocie des tokens pour les externalités positives provoquées afin de favoriser une économie circulaire.

Finalement, afin d’institutionnaliser ces nouvelles pratiques, l’approche expérimentale sur les nouveaux modes de comptabilité doit nécessairement s’accompagner d’une refonte du droit en la matière.

Vous pouvez retrouver ci-dessous la vidéo de cette conversation !

Pour télécharger le rapport, c’est ici

La comptabilité P2P pour la survie planétaire

La P2P Foundation a publié un nouveau rapport intitulé « La comptabilité P2P pour la survie planétaire – Vers une infrastructure P2P pour une société circulaire socialement juste« . Ce rapport est en anglais, mais devrait faire l’objet d’une traduction communautaire en français dans les semaines qui viennent. En attendant, voici quelques éléments.

Introduction de Michel Bauwens

Pourquoi devriez-vous lire ce dernier rapport de la Fondation P2P, et pourquoi est-ce important ?

Notre inspiration vient de la grande synthèse fournie par Kate Raworth dans son livre, Doughnut Economics, qui présente graphiquement la grande question de notre époque : peut-on produire pour les besoins humains, sans dépasser les limites planétaires ?

À notre avis, cela exige un changement fondamental vers un système économiq ue centré sur les communs, qui peut non seulement conserver, mais aussi régénérer les ressources humaines et naturelles. Comment ? En utilisant la’technosphère’ : notre accumulation de connaissances techniques et scientifiques, mais sur une nouvelle base de conscience écologique profonde, en partenariat avec les autres êtres de la planète.

Pour ce faire, nous devons tenir pleinement compte de notre impact sur le monde. Tout d’abord, nous devons reconnaître et atténuer nos impacts négatifs, mais nous devons aussi reconnaître les contributions positives qui ne sont pas reconnues. Nous entrons ainsi dans la sphère de ce que les économistes appellent les  » externalités « , et qui sont à peine reconnues dans nos systèmes de valeurs et de comptabilité.

La bonne nouvelle, c’est qu’en même temps qu’un nombre croissant de personnes reconnaissent la crise systémique et sa relation avec l’écologie, des outils qui nous permettent de gérer différemment nos processus économiques se mettent en place. En utilisant les principes de la production cosmo-locale, c’est-à-dire en partageant les connaissances à l’échelle mondiale mais en produisant aussi localement que possible pour réduire notre empreinte humaine, nous pouvons maintenant utiliser une logistique partagée et des systèmes de comptabilité partagée. Ce rapport présentera des sujets tels que la comptabilité contributive, qui reconnaît les contributions génératives au bien-être de la terre et de ses habitants ; la comptabilité des flux de valeurs, présentée comme une alternative à la comptabilité en partie double narcissique, sur laquelle le capitalisme s’appuie pour rester aveugle à son impact social et écologique ; et la comptabilité thermodynamique, qui fournit un accès direct aux flux non financiers de matière et d’énergie. Les outils existent, c’est la bonne nouvelle, mais ils ne sont pas encore intégrés. Ce rapport offre une vision de la façon dont ils peuvent être intégrés dans une infrastructure de production cosmo-locale.

Certains de nos lecteurs connaissent peut-être les  » débats sur le calcul  » des années 1930, qui opposaient les économistes libéraux pro-marché, comme Hayek, qui favorisait les mécanismes de prix, aux économistes socialistes comme Bauer, Neurath et finalement Polanyi, qui défendaient les avantages de la planification. Dans nos sociétés industrielles, cette discussion lib/lab a occulté une troisième dimension : celle des biens communs et de leur autogestion par la coordination mutuelle. Aujourd’hui, les grandes entreprises capitalistes planifient certes, mais elles ne planifient pas l’équilibre avec l’humanité et les êtres naturels, c’est une planification extractive. Le marché alloue les ressources, mais sans aucune connaissance de l’impact. Enfin, nous constatons qu’une grande partie de la coordination mutuelle basée sur les communs se produit dans la production de soi-disant (mais pas vraiment !) « ressources immatérielles » (connaissances, logiciels, design), mais qu’elle a à peine touché la coordination de la production matérielle pour le moment. Grâce à la comptabilité partagée, qui se situe entre les transactions du monde matériel et notre prise de décision humaine, cela devient maintenant possible.

Ce que nous décrivons ici, c’est donc une économie à trois niveaux, et son infrastructure, qui est capable de coordonner la production, en transcendant et en incluant les trois grandes méthodes d’allocation des ressources :

  • une coordination mutuelle par le biais d’une logistique et d’une comptabilité partagées
  • des mécanismes de marché éthiques et génératifs pour l’échange équitable des ressources
  • un cadre de planification, indiquant les ressources planétaires disponibles pour le choix humain, afin que nous puissions produire tout en préservant la planète et ses êtres, et même les régénérer.

Nous espérons que vous apprécierez notre analyse du travail accompli par des pionniers innovateurs, qui développent les outils dont nous aurons besoin pour sauver notre planète.

Avant-propos de Kate Raworth

Eurostar : 10h52, de Bruxelles à Londres. Je fais la queue pour le contrôle des passeports et je vois un visage familier devant moi : c’est Michel Bauwens ! Il est clairement surpris d’entendre son nom appelé juste derrière lui dans la file d’attente, mais sa surprise se transforme rapidement en plaisir partagé lorsque nous comprenons que nous aurons la chance bien trop rare de passer du temps ensemble.

Nous nous retrouvons dans le wagon-restaurant du train où, voyageant à 240 kilomètres à l’heure sous la Manche, Michel me parle de son projet d’écriture estival. A peine quelques instants après qu’il ait commencé à parler, j’ai dû sortir mon cahier et commencer à noter des choses parce que, à la manière typique de Michel, il sort des phrases intrigantes que je n’ai jamais entendues auparavant et qui ont un attrait immédiat. Production cosmo-locale. Mutuelles de travail. Thermodynamique de la production par les pairs.

Ce rapport, rédigé au cours de la dernière année par Michel, Alex Pazaitis et une équipe de collaborateurs, réunit ces idées et bien d’autres pour envisager les communs au cœur d’une économie du XXIe siècle conçue pour assurer la santé sociale et écologique. Dans sa vision ambitieuse, ce rapport combine un engagement de longue date en faveur d’une production commune par les pairs avec une nouvelle approche mondialement localisée de l’économie circulaire et, ce faisant, redessine la technologie du registre distribué (penser : au-delà de la blockchain) afin de la rendre possible.

Laissons donc de côté l’obsession généralisée d’aujourd’hui pour les « smart contracts », le capitalisme de plateforme et les économies d’échelle : ils ne servent qu’à renforcer les modes de production dominants et extractifs du siècle dernier. Plongez plutôt dans ce rapport et découvrez les possibilités des contrats d’Ostrom, le coopérativisme de plateformes et les économies d’échelle. Ces idées sont les germes d’une économie générative fondée sur les communs et adaptée aux défis sociaux et écologiques du XXIe siècle.

Si vous voulez changer votre pensée économique, et vous retrouver à la pointe de la pensée basée sur les communs, lisez simplement ce qui suit.

Sommaire exécutif

Comment lire ce rapport : si vous n’êtes pas un expert mais que vous vous intéressez aux infrastructures futures, le chapitre 1 est le chapitre « visionnaire » le plus lisible, qui vous donnera les grandes lignes de ce que nous souhaitons réaliser avec ce rapport. Les chapitres 2 et 3 s’adressent aux experts les plus motivés qui s’intéressent particulièrement à un certain nombre d’outils techniques déjà disponibles pour permettre cette vision. Chacun de ces chapitres a également sa propre introduction contextuelle, qui pourrait être utile pour le lecteur moins technique.

La question clé abordée dans cette étude est de savoir comment changer un système qui encourage et récompense l’extraction – mais ne peut pas reconnaître et récompenser la richesse créée par les activités génératrices – vers un système qui est capable de récompenser et d’encourager les pratiques génératrices.

Le présent rapport est fondé sur l’idée que l’une des principales faiblesses de l’économie politique actuelle est son incapacité à reconnaître et à gérer les « externalités », en ce qui concerne les coûts et les avantages reçus ou causés par des acteurs économiques qui ne sont pas comptabilisés ou payés. Sous le régime du capitalisme, une entreprise devient compétitive en grande partie à cause de sa capacité, et de celle du système dans son ensemble, de ne pas « payer » pour des contributions sociales et environnementales positives, et de laisser la réparation des dommages sociaux et environnementaux à d’autres acteurs, c’est-à-dire principalement les citoyens ou l’État. Il n’existe pas de solution structurelle pour financer les activités (ré)génératives, sauf la plupart du temps « après coup » ou par le biais de « réglementations » qui sont imposées « de l’extérieur » par la force coercitive de l’État. Ce rapport examine les efforts en cours, même sous forme de prototypes et d’expériences, pour remédier à cette situation, c’est-à-dire pour avoir un système productif qui peut répondre aux besoins humains sans dépasser les limites extérieures, un peu comme Kate Raworth l’a expliqué dans son livre Doughnut Economics. Ces solutions se situeraient beaucoup plus « en interne », au sein même du système de production. Cette façon de penser est analogue à celle qui consiste à penser à une « prérépartition » de la richesse plus juste sur le plan social, plutôt qu’à une simple « redistribution ». Ces solutions ne remplaceraient pas la réglementation externe, qui a encore un rôle à jouer, mais la compléteraient.

Nous croyons qu’un nombre important de ces ingrédients nécessaires à un tel changement structurel sont disponibles par le biais de certains des systèmes techno-sociaux émergents qui évoluent conjointement avec les réseaux distribués.

Le premier élément structurel est le partage des chaînes d’approvisionnement pour une économie perma-circulaire. À la Fondation P2P, nous croyons qu’une économie circulaire ne peut être réalisée sans partager les connaissances logistiques qui sont actuellement enfermées dans les prés carrés de la logistique privée. Ce n’est qu’en partageant les intrants et les extrants des uns et des autres que les partenaires d’un écosystème ouvert pourront s’adapter à une véritable économie circulaire. Dans ce rapport, nous accordons une certaine attention à une évolution vers une collaboration écosystémique, mais sans entrer dans les détails des chaînes d’approvisionnement elles-mêmes. Le concept de « perma-circularité » fait référence à la nécessité de maintenir la croissance de notre consommation matérielle et énergétique en dessous de 1% par an, afin d’éviter l’augmentation exponentielle des ressources que nous demandons à notre planète.

Nous prêtons attention à un certain nombre de technologies qui nous permettront d’évoluer vers des écosystèmes de collaboration, en particulier les grands registres distribués ouverts et partagés, provenant pour la plupart de l’espace de développement technique dit « de la blockchain ». Mais nous nous concentrons en partie sur les développements « post-blockchain », qui évitent un certain nombre de problèmes systémiques associés à la première génération de technologies de la blockchain, par exemple, les problèmes d’échelle, la consommation exponentielle d’énergie, etc. Les coopératives de protocoles sont des référentiels mondiaux de connaissances, de codes et de conception open source, qui permettent à l’humanité de créer des infrastructures pour la mutualisation des principaux systèmes d’approvisionnement (tels que l’alimentation, l’habitat, la mobilité), et qui sont régies par les différents acteurs concernés, dont les citoyens affectés.

Avec les grands registres distribués, trois nouvelles formes de comptabilité collaborative peuvent être introduites, qui permettront aux acteurs économiques de gérer leur production tout en reconnaissant les externalités sociales et écologiques positives et négatives. 1) La comptabilité contributive, dont nous avons discuté dans notre rapport précédent. 2) Les valeurs de l’économie des communs, qui permet la reconnaissance de tous les types de contributions, pas seulement le travail salarié. 3) La comptabilité REA, c’est-à-dire la comptabilité des ressources, des événements et des agents, qui permet aux acteurs de considérer leurs transactions comme faisant partie d’un écosystème de collaboration, qui est une « comptabilité des flux » plutôt qu’une vision basée sur l’accumulation d’actifs dans une seule entreprise. Enfin, nous avons besoin d’un accès direct aux « flux thermodynamiques » réels qu’exige la production, c’est-à-dire les quantités de matière et d’énergie nécessaires, dans le contexte des limites planétaires.

Le chapitre 1 de ce rapport est un résumé de dix années de recherche à la Fondation P2P (y compris celle menée par notre propre laboratoire P2P mais aussi par nos partenaires dans des programmes de recherche communs) sur ce que nous savons aujourd’hui de l’économie des communs en émergence. Il comprend un exposé de base des raisons pour lesquelles l' »invention » de la blockchain a été importante, mais souligne que les grands registres distribués nécessaires pourraient prendre d’autres formes à l’avenir. Cette section n’offre peut-être pas beaucoup d’éléments nouveaux pour ceux qui connaissent déjà le sujet sur le plan technologique, mais elle présente un engagement critique à l’égard des qualités et des défauts du modèle actuel et suggère comment il peut être modifié et transformé pour servir aussi de base à une économie post-capitaliste et centrée sur les communs.

Le chapitre 2 du présent rapport décrit en détail divers projets technologiques qui pourraient servir d’outils pour développer des écosystèmes de collaborations, à partir de grands registres distribués. Notre objectif ici est de montrer que des solutions sont en cours d’élaboration, mais qu’elles restent fragmentées à ce jour, de sorte que nous souhaitons démontrer qu’un alignement vers une intégration plus poussée conduirait à des avancées significatives vers une production durable.

Enfin, le chapitre 3 met l’accent sur les innovations comptables dont nous aurons besoin et qui devront être intégrées dans les nouvelles pratiques basées sur des chaînes d’approvisionnement partagées utilisant des grands registres partagés. Ceci inclut, comme expliqué ci-dessus, des outils de comptabilité contributive, basée sur les flux et la thermodynamique.

Le présent rapport ne se concentre pas sur les innovations au sein des principaux acteurs industriels en quête d’une plus grande durabilité, mais sur les formes de germes qui, en n’ayant pas à traiter avec les systèmes existants, sont mieux à même de se réorganiser en harmonie directe avec les possibilités offertes par les nouveaux outils reflètant le nouveau paradigme. Bien sûr, cela signifie qu’ils ont moins de ressources, mais ils offrent des indications plus claires pour un avenir possible.

L’objectif de ce rapport est donc d’encourager l’ouverture d’esprit face aux nouvelles possibilités d’intégration afin que nous puissions passer à une économie régénératrice, et de montrer que des outils émergents sont disponibles pour mettre en œuvre ces changements nécessaires.

Table des matières

Chapitre 1 : Contexte de l’étude

1.1. L’étude de la Fondation P2P sur les communs et la transition des communs

1.2. La valeur dans les communs

1.3. L’économie cryptographique émergente comme indicateur de la transition cosmo-locale

1.4. Notre vision

Chapitre 2 : Outils et technologies pour des écosystèmes de production intégrés, équitables et durables

2.1. Introduction

2.2. Outils d’intégration mutuelle

  • Agence spatiale européenne (ECSA) : Un environnement pour des espaces économiques interconnectés et des organisations distribuées programmables à base commune
  • Holochain : Une alternative à un grand livre global distribué, basé sur le biomimétisme
  • DAOstack : Mécanismes intégrés pour une gouvernance à grande échelle

2.3. Outils de diffusion et d’échange

  • FairCoin et FairCoop : Des outils pour un écosystème coopératif ouvert et cosmo-local
  • Trustlines : Crédit mutuel pour le bien commun
  • Circles : Un revenu de base décentralisé
  • Envienta : Un environnement intégré pour la fabrication de logiciels libres
  • FabChain : Lier la recherche de pointe aux métabolismes urbains et à la production et à la fabrication en général
  • Terra0 : Donner une agence de DAO aux ressources naturelles
  • Contrats d’Ostrom : une gouvernance par les communs pour l’évolution des smart contracts

Chapitre 3 : Évolution de la comptabilité

3.1. Nouveaux cadres de comptabilité et de planification

  • Guerilla Translation : Comptabilité multi-flux pour le coopérativisme à valeur ouverte et basé sur les communs
  • Ressources – Événements – Agents (REA) : Un système comptable pour la coopération en réseau et les chaînes d’approvisionnement partagées
  • Rapports 3.0 : Accès direct à une représentation des flux de matières et d’énergie dans les chaînes d’approvisionnement interconnectées
  • MuSIASEM : Comptabilisation des flux matière/énergie et leurs limites

3.2. Comptabilisation de l’impact et des externalités

  • Réseau Regen : ‘Protocoles d’état écologique’ pour vérifier les progrès en matière de durabilité et de regénérativité
  • Le Système comptable des communs : contribuer pour avoir un impact positif

3.3. Intégration multicouche : Comment les nouvelles technologies s’intègrent les unes aux autres

3.4. Production pour les besoins sociaux dans les limites de la planète

Télécharger P2P Accounting for Planetary Survival
Une publication commune de P2P Foundation, Guerrilla Foundation et Schoepflin Foundation.

Article original en anglais, traduit avec l’aide de DeepL

Illustrations : Nullfy

Les monnaies citoyennes renforcent les filières agricoles

par Antonin Calderon & Jean Rossiaud (Monnaie Léman/ APRES-GE,
en collaboration avec Gaëlle Bigler (FRACP / URGENCI)

Voici le troisième numéro de la série que nous avons entamée en octobre, sur le thème des « monnaies locales », après un exposé général des avantages et des défis des monnaies locales à travers l’exemple du Léman (octobre 2018) et des pistes de collaborations et des synergies entre monnaie locale et alimentation durable (décembre 2018), nous vous proposons aujourd’hui de réfléchir en termes de filière, pour différents type de produits agricoles, et en partant une nouvelle fois de l’expérience genevoise : de la semence à la production, de la production à la transformation, de la transformation à la distribution, de la distribution à la consommation. Les cinq filières agricoles clés sur lesquelles le Léman et la Chambre de l’Economie sociale et solidaire (APRES-GE) travaillent actuellement sont les suivantes :

La bière : du houblon à la pinte

Les légumes : de la fourche à la fourchette

Le pain : de la graine au pain

Le bois : de l’arbre au stère

Le vin : du pied au verre

Chaque filière présente ses particularités, et chaque acteur – chaque maillon de la filière – sa réalité et ses enjeux propres. C’est pourquoi il est particulièrement intéressant de rassembler les différents acteurs d’une filière autour de la même table, afin de réfléchir ensemble aux flux de valeur – et aux flux monétaires qui en découlent – actuels et potentiels. Nombreux sont les acteurs économiques qui n’ont généralement pas le temps de prendre ce recul. La monnaie locale offre aux producteurs une belle opportunité de renforcer les liens entre eux, et entre eux et les consommateurs, et ainsi de consolider l’économie locale, face à la concurrence des marchés globalisés. Le service apporté par la monnaie locale est la « facilitation économique » : c’est une forme de courtage qui permet aux producteurs de mieux choisir leurs fournisseurs locaux, et en cas de surproduction d’écouler les stocks dans la communauté de paiement.

Lire la suite de l’article sur le site du RIPESS…

Transformer les externalités en internalités : est-il possible de produire pour les besoins humains en tenant compte de toutes les externalités ?

Comme chaque année depuis 2016, et cette fois-ci avec l’aide d’Alex Pazaites, nous écrivons un rapport dans lequel nous explorons un thème particulier pour mettre en valeur une tendance liée à l’économie du commun. En 2016, nous avons montré dans le rapport « Value in the Commons Economy » qu’une majorité des 300 projets pair-à-pair étudiés étaient engagés dans l’utilisation, le prototypage ou l’expérimentation de la comptabilité contributive, c’est-à-dire des formes de comptabilité non basées sur le travail horaire mais reconnaissant toutes les autres manières de contribuer dans ces communautés ouvertes.

En 2017, dans l’étude sur les Communs urbains, nous avons montré comment la croissance quasi exponentielle des communs urbains, qui se focalisent pour le moment sur les grandes infrastructures d’approvisionnement, prépare une nouvelle phase de l’économie des commun basée sur la production cosmo-locale.

Cette année, nous souhaitons aller plus loin dans la réflexion en nous demandant ce que les développements autour de la blockchain peut signifier pour les communs, et en utilisant une méthodologie similaire à celle qui a mené à proposer la notion de coopérativisme de plateforme et de coopératives ouvertes en réponse aux activités des plateformes comme Uber ou AirBNB.

L’idée est donc de prendre appui sur des éléments qui existent, qui sont en croissance, qui peuvent être utiles à la société, mais qui se développent dans un cadre hyper-capitaliste dont nous considérons qu’il pose problème. Par exemple, bien qu’il soit utile de trouver des places libres dans des voitures, en réalité Uber augmente le kilométrage et la pollution, à cause de son système compétitif entre chauffeurs; par contre une coopérative de partage de voiture associatif, comme Dégage à Gand, remplace 9 à 13 voitures privées par voiture partagée.

Cette année, nous avons mené toute une réflexion autour de la question des externalités.

Le capitalisme, en tant que système compétitif, fait que l’on produit en masse, que l’on baisse au maximum les coûts pour améliorer les profits, et, ce faisant, on oublie sciemment les externalités négatives, et positives. D’un côté, la valeur du travail domestique ou des contributions aux communs n’est pas reconnue par le capitalisme. De l’autre, les dégâts écologiques, la pollution, les déchets, ne sont pas pris en compte non plus. Nous vivons donc une double crise économique et sociale qui conduit à un tel désespoir dans les classes ouvrières que la démocratie est désormais elle aussi en crise, donc en danger.

Selon nous, il semble donc assez crucial de prendre au sérieux ce problème des externalités.

Par exemple, la foncière Terre de Liens achète des terres en France pour les mettre dans un trust afin d’assurer des loyers bon marché aux agriculteurs bios. L’eau qui passe dans les terres de ces agriculteurs n’est pas polluée. Ce système crée donc des externalités positives qui font que les coûts de dépollution par la collectivité publique sont moindres. Mais cet aspect n’est pas du tout pris en compte : les activités génératives ne sont pas reconnues.

Nous avions déjà vu que dans l’open source, on a à faire à une économie éco systémique : ce ne sont pas une ou deux entreprises qui ont la mainmise sur les externalités, il y a bien un écosystème d’acteurs, entreprises, développeurs, etc… Nous avons déjà souligné par exemple qu’une grosse entreprise comme IBM est même obligée de se soumettre aux conditions de l’écosystème de Linux.

La blockchain, qui est une banque de données universelle permettant de vérifier des transactions, permet également de créer un écosystème similaire. Nous y voyons un renforcement de ce que l’open source avait commencé à faire, mais qui en plus améliore substantiellement les revenus pour les développeurs. Dans ces nouveaux systèmes en partie “décentralisés”, aucune force ne peut totalement primer sur les autres. Selon nous, une des grandes inventions dans le monde de la blockchain a été la “tokenisation” (marques de valeurs autonomes) effectuée grâce aux crypto-currencies qui peuvent être soit de vraies monnaies ou des droits d’achat, soit des droits de participation à l’écosystème en construction (“utility tokens”).

Plutôt que de passer par une banque à capital risque, en échange d’une prise de propriété dans le capital des startups, les tokens permettent un crowdfunding plus diffus dans le réseau plutôt que sur des entités fermées. Cela permet une plus grande autonomisation de la valeur, ce qui va dans le sens du rapport de 2016 où nous préconisions la souveraineté de la valeur avec une membrane filtrant les flux entre le marché et le commun.

Ainsi, les développeurs ont réussi à “tokeniser” leur travail. Ce ne sont plus seulement les propriétaires des startups qui profitent des plus values, mais tous les participants de l’écosystème. Mais tout cela se fait quand même dans le cadre de l’idéologie assez restreinte de l’anarcho-capitalisme : tout le travail n’est pas reconnu, il y a des inégalités flagrantes et systémiques. C’est une forme de capitalisme distribué qui utilise les communs mais en les soumettant à la logique du marché capitaliste. Par exemple, pour faire des bitcoins, il faut de plus en plus de capital afin de financer les machines des “mineurs”. Ce qui veut dire que la plupart des utilisateurs doivent acheter les bitcoins, ils ne peuvent pas les créer eux-mêmes.

C’est sur cette base que nous nous sommes posé la question : comment peut-on amoindrir les aspects négatifs de ce système et en augmenter les aspects de communs ? Nous proposons de viser une économie cosmo-locale (une économie partagée globalement avec une production locale qui tiendrait compte des externalités positives). Notre vision est celle d’une vraie économie circulaire, transparente pour tous les acteurs dans un écosystème productif, où cette logistique partagée et transparente serait liée non spécifiquement à une technologie basée sur la blockchain actuelle, mais à l’idée générale de logistique et comptabilité partagée (“distributed ledgers”, DLT), par exemple par le biais de l’holochain. En effet, la blockchain n’est qu’une technologie particulière, et l’on peut s’affranchir de l’idéologie qui l’accompagne habituellement.

Cette logistique avec comptabilité partagée permettrait donc d’un côté, une comptabilité contributive. De l’autre côté, il y aurait une comptabilité bio-capacitaire, c’est à dire que l’utilisation des ressources deviendrait visible pour tous les acteurs de l’écosystème productif.

On aurait alors 3 processus fonctionnant ensemble :

  • la stigmergie : on sait qu’elle fonctionne déjà dans l’immatériel (logiciels, connaissances partagées design,…). Si on peut accéder librement à la comptabilité et à la logistique, on peut aussi ajuster ses actions productives par rapport à l’écosystème. Ce ne sont plus seulement des entités discrètes et compétitives, cela crée la possibilité de créer des alliances productives, des multipartenariats grâce à cette transparence commune. On peut également avoir une vision claire des limites en matières et énergie disponibles, et s’y adapter …
  • le marché : il existe des ressources non renouvelables donc nous aurons toujours besoin d’échanges, mais l’idée est de coupler l’échange et la production avec un planning bio-capacitaire. Nous pourrions imaginer un conseil mondial des ressources thermodynamiques comme celui qui est proposé par le biais du concept de “Global thresholds and allocations council” du projet Reporting 3.0. En tenant compte des stocks de matières non renouvelables, il faudrait faire en sorte de rester en dessous de 1% de croissance matérielle pour éviter l’exponentiel et respecter la bio-circularité de ces ressources. Chaque entreprise/collectif pourrait avoir à sa disposition un boussole concernant sa “context based sustainability” : c.a.d. “dans mon contexte/ma région/ma ville, dans le métabolisme local, je peux connaître ma position et mon impact sur les ressources”.
  • le planning démocratique : l’état/ la ville démocratique peut déterminer des priorités sociales et écologiques qui peuvent se retrouver dans les limites de cette infrastructure productive. Ces institutions démocratiques peuvent financer les ‘tokens’ qui récompensent les travaux génératifs qui vont dans le sens de ces priorités.

Nous proposons donc de mettre en place des protocoles vérifiables d’impact écologique et social, à l’image de ce que propose le réseau Regen  : les « protocoles d’état écologiques » (« ecological state protocols ») peuvent être utilisés pour vérifier le niveau des impacts écologiques (et sociaux), et permettent de créer un registre de “tokenisation” et un possible financement.

Ces protocoles contiendraient des objectifs clairs : diminuer le carbone, augmenter la biodiversité, ou encore pour les protocoles sociaux : augmenter l’inclusion, etc… Tout cela pourrait être “tokenifié” et intégré dans une comptabilité partagée. Grâce à cette quantification, il serait alors possible de négocier avec les institutions/entités qui profitent de ces externalités positives. Ce serait un système “permission less”, contributif, non compétitif ni bureaucratique, où chaque personne qui se pense en mesure de contribuer dans le cadre de ces protocoles peut le faire. L’idée n’est évidemment pas de quantifier la nature, mais de créer des indicateurs permettant de récompenser le travail accompli dans le sens de ces indicateurs.

Selon nos observations, toutes ces technologies sont déjà en germe. Il suffit de les articuler ensemble pour obtenir cette proposition d’infrastructure technologique et éthique. Ce sont ces idées que nous développerons dans le prochain rapport en cours d’écriture dont vous pouvez trouver le sommaire ici : https://www.foprop.org/stewarding-material-commons

Propos recueillis par Maïa Dereva

Coopyright : enfin une licence à réciprocité pour faire le lien entre Communs et ESS ?

Un article de Calimaq initialement publié sur le blog https://scinfolex.com/ sous licence CC0 Domaine Public.

Depuis plusieurs années, un débat s’est engagé sur l’opportunité de créer de nouvelles licences, qui ne seraient ni des licences « libres » (du type GNU-GPL), ni des licences de « libre diffusion » (du type certaines des licences Creative Commons). De nombreuses propositions ont ainsi été élaborées, autour du concept de «licence à réciprocité renforcée». La première de ces tentatives a été la Peer Production Licence de l’allemand Dmitry Kleiner et le belge Michel Bauwens a dégagé de son côté la notion de « Copyfair », dont il fait une des briques essentielles pour un passage vers une « Economie des Communs ». Voici comment il résume ces idées :

Les licences copyleft permettent à quiconque de réutiliser des connaissances partagées à la condition que les modifications et les améliorations soient ajoutées en retour à ces mêmes communs. C’est une grande avancée, mais il ne faut pas faire abstraction du besoin d’équité. Quand on passe à la production d’objets physiques qui nécessite de trouver des ressources pour les bâtiments, les matières premières et des paiements pour les contributeurs, l’exploitation commerciale sans entrave de ces biens communs favorise les modèles extractifs.

Ainsi, il y a nécessité de maintenir l’idée de partage des connaissances, mais de demander également une réciprocité en cas d’exploitation commerciale de ces biens communs, afin que s’ouvre une sphère d’activités pour les entités économiques éthiques qui internalisent les coûts sociaux et environnementaux. Ceci peut être accompli grâce à des licences Copyfair, qui permettent le partage complet des connaissances, mais demandent la réciprocité en échange du droit de commercialisation.

Bauwens estime que les licences Copyfair constituent un des éléments qui permettront de jeter un pont entre l’approche par les Communs et le mouvement coopératif, en renouvelant ce dernier sous la forme d’un « Coopérativisme Ouvert » (Open Cooperativism).

Le problème, c’est que ces propositions sont sur la table depuis plusieurs années à présent, mais elles tardent à produire des effets concrets, car si de nombreux prototypes ont été imaginés, aucune ces nouvelles licences n’a pour l’instant connu d’adoption à une échelle significative et on peine même à citer des exemples concrets de projets qui mettraient en oeuvre de tels principes.

J’avoue que cette situation de « blocage » a pu me conduire à penser qu’une « erreur de conception » avait été commise et j’ai exprimé des doutes sérieux à propos des licences à réciprocité (doutes qui, à vrai dire, ne m’ont pas encore complètement quitté…). Néanmoins ce retard a aussi pour origine la grande difficulté à saisir juridiquement la notion de « réciprocité » qui peut revêtir plusieurs sens différents, pas toujours compatibles les uns avec les autres.

Les choses en étaient là jusqu’à ce que je croise l’an dernier la route de l’association La Coop des Communs, qui s’est précisément donnée pour but de « créer des alliances entre les Communs et l’Économie Sociale et Solidaire ». Elle rassemble chercheurs, acteurs de l’ESS et militants des Communs, en favorisant un intéressant brassage entre ces différentes cultures.

Or la Coop des Communs a elle-même rapidement été confrontée au choix d’une licence pour ses propres productions. Il est apparu que cela pouvait constituer un excellent terrain d’expérimentation pour tenter de mettre en oeuvre juridiquement l’idée de « réciprocité pour les Communs », en faisant un pont avec l’ESS. Ces réflexions ont donné lieu à l’élaboration d’une proposition – à laquelle j’ai participé -, qui a été baptisée Coopyright (jeu de mots sur l’idée d’un « copyright coopératif »).

Une présentation figure sur le site de la Coop des Communs, mais je vais prendre un moment pour expliquer quelles sont les spécificités de cette proposition et ce qu’elle est susceptible d’apporter.

Une synthèse pour dépasser les blocages précédents

Le Coopyright s’inspire fortement de propositions précédentes (Everything Is a Remix!), en essayant de dépasser leurs faiblesses respectives.

La source principale d’inspiration reste la Peer Production Licence de Dmitry Kleiner, qui a été imaginée à partir de la licence Creative Commons CC-BY-NC-SA. Son idée était de « préciser » l’option NC (Pas d’usage commercial) en indiquant que peuvent utiliser la ressource les entités ayant une stricte forme coopérative. Plus exactement la Peer Production Licence formule ainsi sa « clause de réciprocité » :

c. Vous pouvez exercer les droits qui vous sont conférés à des fins commerciales seulement si :

i. Vous êtes une entreprise ou une coopérative dont la propriété appartient aux travailleurs (workerowned) ; et

ii. Tous les gains financiers, surplus, profits et bénéfices générés par la société ou la coopérative sont redistribués aux travailleurs.

d. Tout usage par une société dont la propriété et la gouvernance sont privées et dont le but est de générer du profit  à partir du travail d’employés rémunérés sous forme de salaires est interdit par cette licence.

On est donc dans une vision « organique » de la réciprocité, où le but est de pouvoir discriminer entre des entités commerciales de nature différente, en laissant un usage libre aux « coopératives » tout gardant la possibilité de soumettre à autorisation et à redevance les entreprises « capitalistes » classiques. Le problème, c’est que cette clause est rédigée de manière très restrictive et qu’en l’état, seul un petit nombre de coopératives peuvent satisfaire ces critères. C’est ce qu’explique bien la juriste Carine Bernault dans un article consacré aux licences à réciprocité :

Le critère organique adopté (« une entreprise appartenant à ses salariés ou une coopérative ») réduit considérablement les possibilités d’exploitation à des fins commerciales. En outre la notion de coopérative n’est pas définie par la licence. Or, si l’on prend l’exemple français des sociétés coopératives de production ou SCOP, elles se caractérisent notamment par une répartition des « excédents de gestion » qui doit bénéficier, à hauteur d’au moins 25%, à l’ensemble des salariés. Rien ne garantit donc qu’une SCOP remplisse les conditions posées par la licence pour se livrer à une exploitation commerciale de l’œuvre.

Pour ces raisons, la Peer Production Licence constitue à mes yeux davantage une « preuve de concept » qu’un outil réellement utilisable, car si l’idée générale d’un critère « organique » est intéressante, le périmètre d’application de la licence est trop étroit. Il ne couvre même pas tout le champ des coopératives et il laisse aussi dans l’ombre la multitude des autres formes institutionnelles que peut prendre l’ESS (associations, mutuelles, ESUS, etc.).

La seconde source d’inspiration est celle de la Commons Reciprocity Licenceimaginée par Miguel Said Viera et Primavera de Filippi. Dans cette proposition, l’idée est de s’éloigner d’une conception « organique » de la réciprocité pour favoriser une réciprocité « en acte ». Peu importe dans cette vision le statut des acteurs, il s’agit de permettre l’usage libre et gratuit des Communs pour ceux qui contribuent en retour aux Communs. On aboutit alors à un résultat plus souple et moins discriminant, puisque n’importe quelle entreprise peut se voir ouvert l’accès à la ressource, du moment qu’elle participe à l’entretien des Communs. Mais ce type de proposition a aussi des faiblesses (et sans doute même plus graves encore que celles de la Peer Production Licence) : car comment déterminer exactement ce qu’est un Commun ? Et qu’est-ce qui constitue une « constribution aux Communs » ? Faut-il quantifier et évaluer ces contributions et si oui, comment ? Dans leur proposition, Miguel Said Viera et Primavera de Filippi suggèrent d’utiliser la BlockChain pour résoudre ces difficultés, mais personnellement, je me méfie terriblement que de ce Deus Ex Machina si commode que constitue trop souvent en ce moment la BlockChain. Ce type de vision rompt aussi le lien entre licence à réciprocité et ESS, même s’il a le mérite d’introduire l’intéressant concept de « réciprocité en acte ».

Une troisième source d’inspiration a été le projet FairShares porté par l’association du même nom, qui développe de son côté une vision qu’on pourrait dire « institutionnelle » de la réciprocité. Dans leur proposition, il n’est en outre pas besoin d’inventer une nouvelle licence, car leur système fonctionne comme un « aiguillage » entre deux licences Creative Commons. Pour les personnes qui adhèrent à l’association et qui participent à son activité, les ressources produites sont mises à disposition sous licence CC-BY-SA (donc avec possibilité d’usage commercial). Pour les personnes et entités « extérieures », les ressources sont sous licence CC-BY-NC-ND et l’usage commercial est soumis à redevance. Ce qui est intéressant ici, c’est d’abord l’économie de moyens et la possibilité de se raccrocher aux Creative Commons, qui constituent les licences les plus connues au Monde. On trouve aussi une dimension de « réciprocité interne » mise en oeuvre au sein d’une même communauté productive. Mais on perd encore une fois le lien avec l’ESS qui faisait de son côté la force de la Peer Production Licence.

Toutes ces propositions présente des aspects intéressants, mais aucune ne paraissait vraiment satisfaisante. Pour élaborer le Coopyright, l’idée a donc consisté à essayer de réaliser une synthèse articulant les différents aspects de la réciprocité qu’on voit apparaître dans toutes ces licences et qui chacun présente leur intérêt : réciprocité organique / réciprocité en acte / réciprocité institutionnelle, /réciprocité interne-externe.

Organiser une réciprocité interne autour de deux licences Creative Commons

Le premier besoin pour la Coop des Communs était de déterminer le statut de ses propres productions, sachant que l’association est organisée en groupes de travail dédiés à des thèmes donnés.

Pour donner corps à l’idée d’une réciprocité d’une première façon, il a été décidé que les participants aux groupes de travail pourraient bénéficier des productions de ces groupes sous la licence CC-BY-SA (donc avec possibilité de modification et d’usage commercial, avec obligation de partage à l’identique), tandis que ces mêmes productions seraient mises à disposition vis-à-vis des tiers à l’association sous licence CC-BY-NC-ND.

Cette solution reprend l’idée de base du projet FairShares consistant à s’appuyer sur les licences éprouvées que sont les Creative Commons, afin de ne pas aggraver le phénomène de « prolifération des licences ». Je suis personnellement assez dubitatif sur la possibilité pour une nouvelle licence de percer dans un paysage déjà saturé de propositions, au sein duquel certaines outils, comme les Creative Commons, ont acquis la force de « standards ». Mieux vaut se servir des licences déjà existantes pour construire un « système de réciprocité » plutôt que se repartir de zéro.

Par ailleurs, cette vision des choses a le mérite d’articuler la « réciprocité en acte » et la « réciprocité institutionnelle » et je pense que c’est la seule manière sûre de procéder. Il est trop difficile de définir dans l’abstrait ce qu’est une « contribution aux Communs », car les Communs sont eux-mêmes trop différents les uns des autres. Seul chaque Commun pris individuellement est à même d’apprécier à son niveau ce que peut être une contribution significative à son fonctionnement. Dans le cas de la Coop des Communs, une personne qui veut bénéficier largement des ressources que l’association produit est invitée à venir contribuer à son fonctionnement en participant à un de ses groupes de travail. Peut-être que d’autres Communs auraient une autre manière de définir la « réciprocité en acte », mais il me semble qu’on ne pourra jamais échapper à une définition « institutionnelle » de la contribution, définie Commun par Commun.

Faire le pont avec la sphère de l’ESS par le biais du critère de la « lucrativité limitée »

Si la Coop des Communs en était restée à ce stade, elle aurait retenu une solution identique au projet FairShares, qui n’aurait pas fait le lien avec l’ESS. Or c’était une volonté forte de l’association de garder au centre cette préoccupation, mais en dépassant les limites du critère organique trop étroit utilisé par la Peer Production Licence.

Les ressources de la Coop des Communs sont par défaut mises à disposition sous licence CC-BY-NC-ND, mais il a été décidé que les entités extérieures seront exonérées d’autorisation préalable et de redevances si elles exercent une activité non-lucrative ou à lucrativité limitée.

Le concept de lucrativité limitée fait partie du riche héritage juridique de l’ESS et comme critère, il présente plusieurs intérêts. Il permet déjà de dépasser certaines des limites du critère NC (Pas d’usage commercial) des Creative Commons. Ce dernier, qui a toujours fait l’objet d’interminables débats dans les communautés du Libre, est souvent accusé d’être trop flou. Mais en réalité, ce n’est pas le cas : il est plutôt extrêmement large, puisqu’il se déclenche dès que l’usage d’une ressource entraîne une compensation monétaire ou la recherche d’un « avantage commercial ». C’est donc un pur critère de « commercialité » qui ne prend pas en compte la finalité de l’usage et son contexte, ce qui fait que des administrations ou des associations peuvent tout à fait y être soumis.

La critère de la non-lucrativité ou de la lucrativité limitée présente de ce point de vue l’avantage de réintroduire une logique « organique » dans l’appréciation de l’usage. En effet juridiquement, ce sont des entités qui vont se voir reconnaître un but lucratif ou de lucrativité limitée. Or la sphère de la lucrativité limitée recoupe aussi celle de l’ESS : cela concerne par exemple les associations œuvrant dans le champ de l’économie solidaire ou bien des structures comme les SCOP, les SCIC et les entreprises ESUS.

En outre, les entités peuvent savoir avec un bon niveau de certitude si elles sont ou non dans la sphère de la lucrativité limitée. Il s’agit en effet à l’origine d’un critère utilisé par l’administration fiscale pour accorder des déductions d’impôts et les associations savent si elles sont dans la lucrativité limitée par rapport au régime fiscal qui leur est appliqué. Pour les entités comme les SCOP, SCIC et entreprises ESUS, c’est encore plus simple, car elles sont considérées comme s’inscrivant intrinsèquement dans la sphère de la lucrativité limitée, du fait de leurs principes de fonctionnement (c’est ce qui ressort notamment de la définition de l’ESS retenue dans la loi Hamon). Et on peut ajouter que ce critère a aussi une dimension internationale, car si la définition de la lucrativité limitée peut varier selon les pays, on la retrouve dans la plupart des législations. On aboutit donc à un résultat comparable au droit d’auteur dans les licences Creative Commons : certaines notions « pivots » sur lesquelles les licences sont construites (originalité, reproduction, représentation, droit moral, gestion collective, etc.) peuvent varier selon les pays, mais cela affecte simplement l’interprétation des licences et non leur validité.

Le recours au critère de la non-lucrativité ou de la lucrativité limitée me paraît donc très intéressant à tester, car c’est peut-être par là que l’on pourra dépasser la rigidité excessive dont faisait preuve la Peer Production Licence. C’est même peut-être par ce biais que l’on pourra juridiquement opérer le rapprochement entre Communs et ESS qui permettra au « Coopérativisme Ouvert » de prendre corps.

Quelques limites encore, mais un potentiel à explorer

Le Coopyright n’est sans doute pas une proposition parfaite, mais il me semble qu’il a le potentiel pour relancer la discussion autour des licences à réciprocité sur de meilleures bases que celles sur lesquelles elle s’était engagée jusqu’à présent. Et il y a urgence à mon sens à reprendre ce débat, car de plus en plus d’acteurs de l’ESS et des Communs se retrouvent autour de cette question majeure de la « réciprocité renforcée », mais sans disposer pour l’instant d’outils juridiques efficaces pour la mettre en oeuvre.

Le Coopyright peut sans doute apporter sa contribution à ce processus et il va à présent être testé par la Coop des Communs, notamment dans le cadre de son projet « Plateformes en Communs » (un ensemble de plateformes coopératives qui se reconnaissent dans le notion de Communs et qui comprend un groupe de travail sur les questions juridiques dont je suis chargé de l’animation). Notez également que le texte même de la proposition Coopyright  a été déposé sur GitLab pour faire l’objet d’un appel à commentaires.

Pour l’instant, la principale limite du Coopyright va sans doute résider dans le champ des objets auxquels il peut s’appliquer. Etant construit sur une combinaison de licence Creative Commons, il n’est par exemple pas adapté pour les logiciels, car les licence Creative Commons ont été conçues pour les oeuvres de l’esprit, type musiques, films, textes, photos, etc. et la fondation Creative Commons elle-même recommande de ne pas les utiliser pour les logiciels. Il ne devrait néanmoins pas être difficile d’adapter des licences dédiées aux logiciels pour implémenter les mêmes principes, mais ce travail reste à faire. Par ailleurs, les licences Creative Commons rencontrent aussi des limites lorsqu’on les appliquent à des objets matériels (j’en ai déjà parlé sur ce blog) et le Coopyright ne permet pas en lui-même de dépasser cette limite.

Une autre restriction est que, pour l’instant, le Coopyright a été élaboré pour répondre aux besoins spécifiques de la Coop des Communs et cela rejaillit directement sur la manière dont la « réciprocité interne » est exprimée dans le texte (droits élargis en retour à la participation à ses groupes de travail). Mais il est assez simple pour d’autres entités qui voudraient utiliser cet outil de modifier le texte de base pour exprimer autrement ce qui constitue à leurs yeux une « contribution significative à leur activité », ouvrant le bénéfice à davantage de droits de réutilisation que la licence par défaut. Le texte du Coopyright a été lui-même placé sous licence CC-BY-SA et chacun est donc libre de procéder à des adaptations selon ses besoins.

Enfin, il me semble qu’une autre « couche » pourrait être ajoutée pour que la « réciprocité en acte » puisse être reconnue au sein d’un réseau d’entités se reconnaissant dans les mêmes valeurs. Pour l’instant, cette « réciprocité en acte » est appréciée par rapport à la contribution à un Commun donné (ici en l’occurence, la Coop des Communs). Mais imaginons qu’un groupe d’entités décident d’utiliser chacune le Coopyright pour leurs ressources : elles pourraient ensuite vouloir « faire coalition » et, dans un esprit de solidarité, considérer que la contribution à l’un des membres du réseau ouvrent des droits d’usage sur les ressources des autres membres. On aboutirait alors à la formation d’une sorte de « pot commun » de ressources, avec une appréciation « en réseau » de ce que serait la « réciprocité en acte », sur la base d’appréciations institutionnelles croisées.

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Bref, il y a sans doute bien des choses à imaginer à partir de ces premières idées et n’hésitez pas à partager les vôtres sous ce billet ou à aller le faire sur GitLab.

PS : Une dernière chose, mais pas complètement anodine. Une licence a besoin d’un logo pour se signaler et se faire connaître. Si quelqu’un est capable d’imaginer un logo qui exprimerait les valeurs et les principes de fonctionnement du Coopyright sous une forme graphique, qu’il/elle n’hésite pas également à se faire connaître dans les commentaires !

Michel Bauwens : des solutions pour un avenir post-capitaliste

Notre collègue Michel Bauwens, fondateur de la P2P Foundation, a récemment été interviewé à Chiang Mai, sa ville de résidence, par Pim Kemasingki. Cet article a été publié à l’origine dans City life Chiang Mai.

Pim Kemasingki : Ces deux dernières années ont été plutôt troublantes pour beaucoup d’entre nous qui regardons un monde que nous ne reconnaissons guère et dans lequel nous n’avons pas confiance – destruction de l’environnement, inégalité sociale béante, cupidité et matérialisme superficiel, monopole des entreprises, toxicité culturelle et atrophie politique. Ce n’est pas une jolie image, et si l’avenir est une continuation dans cette voie, il n’est pas très prometteur. Heureusement, il existe des solutions; la clé est maintenant de savoir comment injecter ces solutions initialement inconfortables dans un courant dominant résistant.

En 2012, j’ai interviewé Michel Bauwens, résident de Chiang Mai et entrepreneur social belge [May 2012: When Capitalism Ends and P2P Markets Prosprive], qui figure sur la liste (en)richie, aux côtés du Mahatma Ghandi et du Dalaï Lama, comme l’une des personnes dont la « richesse » n’est pas définie par leurs soldes bancaires, mais par ce qu’ils peuvent offrir à l’humanité. Il a parlé de sa croyance que la fin est proche pour le capitalisme et a préconisé une solution dans la formation des biens communs par le partage du savoir, de la technologie et des richesses. Il a averti que les ressources de la terre étaient limitées et que l’engloutissement de nos ressources par la propulsion du capitalisme n’était tout simplement plus viable ou soutenable. Michel Bauwens est co-fondateur de la P2P Foundation, qui fait des recherches sur la production par les pairs, la gouvernance, la propriété et les modes ouverts et libres de coopération humaine.

J’ai donc pensé qu’il était temps de retrouver Michel Bauwens pour voir à quel point il a progressé dans sa recherche et sa mise en œuvre de solutions aux défis actuels de l’humanité.

Si vous êtes un agriculteur qui utilise des pesticides sur vos terres, vous appauvrissez la terre chaque année, donc après une certaine quantité de récoltes, votre terre est morte. Si vous êtes un agriculteur biologique, chaque année, votre terre est de meilleure qualité. On peut tout simplement appliquer les mêmes principes aux gens « , explique M. Bauwens. Chaque année, Airbnb et Uber sont actifs, plus ils créent de problèmes sociaux. Par exemple, à Barcelone, Airbnb chasse tous les habitants pauvres de leur quartier et pensez aux conducteurs d’Uber qui n’ont ni pension, ni assurance. Saviez-vous que les pigistes sont la catégorie sociale qui s’appauvrit le plus vite en Europe? »

Michel Bauwens est le conseiller stratégique de SMart, une entreprise sociale fondée en Belgique et qui compte aujourd’hui plus de 250 000 membres dans neuf pays européens. Les membres sont principalement des pigistes qui versent environ 6,5% de leur salaire au collectif. En contrepartie, SMart met à disposition des ressources partagées telles que les systèmes informatiques, les comptables et les conseillers d’affaires tout en aidant à la collecte des factures et au paiement des membres dès la semaine suivant la facturation, ainsi qu’ à la couverture des indemnités de chômage, des impôts, des retraites et de l’assurance maladie. SMart a connu une croissance de 17 % l’an dernier.

Les plates-formes privées sont conçues pour rendre la main-d’œuvre aussi bon marché que possible en permettant aux travailleurs et aux fournisseurs individuels de se faire concurrence pour obtenir les prix les plus bas, en exploitant les ressources et la main-d’œuvre pour satisfaire les actionnaires, tandis que les plates-formes coopératives garantissent les salaires et créent des écosystèmes. M. Bauwens a expliqué qu’il travaille actuellement sur un écosystème entre Berlin, Bruxelles et Barcelone, boycottant le marasme de la politique nationaliste pour créer une alliance de villes en tant que forme transnationale de gouvernance où le développement des coopératives et des syndicats financera des alternatives dans des domaines tels que le logement, la terre, l’énergie et la communication. Le logement est tellement cher en Europe que des villes progressistes comme Gand ont décidé de louer pendant 99 ans 15% des nouvelles zones de développement en tant que fiducie foncière communautaire. Cela signifie que la terre devient commune et est gérée par un groupe de personnes par le biais d’une fiducie. C’est une façon idéale de protéger les ressources afin que les membres des coopératives d’habitation puissent bénéficier de prix de location garantis à vie, peuvent même léguer la propriété à leurs enfants, même s’ils ne sont pas autorisés à la vendre. A Gand, ils pratiquent également le covoiturage collectif et à but non lucratif. Ces nouveaux projets s’adressent à des ensemble de quartiers afin qu’un quartier puisse déterminer les besoins de transport de ses membres, mettre en commun les ressources et acheter des voitures à partager. Il a été prouvé qu’une voiture commune peut remplacer 12 à 14 voitures, et après tout, selon les recherches d’Uber, la plupart des voitures sont inactives 96% du temps. En Allemagne, 40 % de l’énergie est maintenant renouvelable et 60 % des marchés sont entre les mains de coopératives d’énergie appartenant à des consommateurs. Tout a commencé avec des coopératives de 50 à 60 personnes qui ont décidé d’investir collectivement dans des panneaux solaires, vendant leurs surplus à des voisins qui peuvent également se joindre aux coopératives pour aussi peu que 250 euros. Une fois que ce système a commencé à fonctionner et que de plus en plus de coopératives ont été formées, la minorité est devenue la majorité. En 2006, il y avait 50 projets similaires de biens communs urbains à Gand, en 2016, il y en avait 500. Certaines études montrent une croissance exponentielle de ce type d’initiatives en Europe. Je soutiens qu’ à travers la mutualisation, nous pouvons réduire notre empreinte de 80%. »

Cela ne signifie pas que de tels systèmes ne peuvent pas être transnationaux, en fait, ce que je propose est intrinsèquement transnational, mais non international, c’est-à-dire la coopération des citoyens et des organisations plutôt qu’une collaboration entre les États nations.

M. Bauwens croit également au travail politique, bien qu’il affirme que les États-nations sont actuellement trop faibles par rapport à des entités telles que les sociétés internationales pour être efficaces dans la conduite du changement. Au lieu de cela, il se concentre sur la création d’infrastructures parallèles, en travaillant principalement avec les villes et les collectifs qui peuvent se réunir, en boycottant les intérêts des entreprises et le bourbier de la politique nationale, pour créer une vague de fond pour un avenir plus durable.

« Cela ne signifie pas que de tels systèmes ne peuvent pas être transnationaux, en fait, ce que je propose est intrinsèquement transnational, mais non international, c’est-à-dire la coopération des citoyens et des organisations plutôt qu’une collaboration entre les États nations « , précise-t-il. Je travaille à la création d’infrastructures transnationales pour les coalitions entrepreneuriales afin de contrer lentement la situation monopolistique actuelle. Regardez Uber, il est puissant non seulement à cause de son logiciel de covoiturage, mais aussi à cause de l’intelligence artificielle qui apprend du comportement des gens, générant des données précieuses qu’ils vendent ensuite. Vous avez besoin de capitaux massifs pour faire cela et les petits groupes ne peuvent pas rivaliser, c’est pourquoi vous devez mutualiser. »

Prenant l’exemple des 25 000 membres des différents groupes nomades numériques de Chiang Mai, M. Bauwens explique que ces 21-35 ans sont ce qu’il appelle l’aristocratie ouvrière ou la classe cognitive; bien payés, voyageant et connectés aux opportunités. C’est là que les choses se passent bien, explique-t-il, mais le revers de la médaille est qu’ils ne sont pas du tout protégés, il n’ y a pas d’assurance maladie, pas de pension, ils ne possèdent rien de tangible. La question est de savoir comment créer un mécanisme de solidarité transnationale pour les protéger lorsque les États ne veulent pas ou ne peuvent pas le faire. Actuellement, nous pensons à des nations virtuelles, et bien qu’il y ait certainement des infrastructures mondiales émergentes de soutien, ce serait formidable si nous pouvions créer un filet de sécurité pour ces jeunes esprits brillants afin qu’ils puissent avoir un certain niveau de sécurité. »

L’idée générale est que les États nations fuient à la fois du sommet et du bas et, bien qu’ils en soient conscients, ils sont incapables de changer, d’où la réponse exponentielle des idées et des initiatives de leurs pairs. D’une part, la technologie prend l’initiative dans de nombreux domaines du changement. Voyez Bitcoin et Blockchain, une monnaie révolutionnaire exempte d’activité humaine et de gouvernement, qui promet d’uniformiser les règles du jeu. Pourtant, avec toutes les avancées technologiques, elle vient avec ses avantages et ses menaces. Alors que nous pouvons tous, en théorie, exploiter et profiter de ces monnaies, le coût d’un ordinateur pour exploiter des mines est en théorie prohibitif pour l’homme moyen et même si les arguments font encore rage quant au chiffre exact, il a été rapporté que Bitcoin consomme autant d’énergie que la République d’Irlande, et c’est sans parler du marché noir et de tous les malheurs sociaux qu’il englobe.

Pour moi, c’est la gouvernance, et non la technologie, qui est la question clé « , dit M. Bauwens. C’est ma plus grande critique de Bitcoin et Blockchain où la pensée dominante est que la machine est la solution. En raison du déséquilibre actuel du pouvoir de ceux qui contrôlent la technologie, transformant le pouvoir des Etats en entreprises – surveillance, collecte de données sur nos activités, gestion et contrôle des réseaux sociaux – l’anarcho-capitalisme est né. L’anarcho-capitalisme ne fait pas confiance aux faiblesses humaines et croit qu’on peut créer des codes pour tout gérer. Mais cette vision signifie que tout se réduit aux transactions et aux contrats du marché. Avez-vous déjà joué au Monopoly ? Nous commençons tous sur un pied d’égalité, mais parce que nous sommes en concurrence pour des ressources limitées, il y aura toujours un gagnant et des perdants. Je suis totalement contre l’argent qui nous gouverne. Je crois que c’est le dialogue entre les citoyens et la gouvernance des systèmes qui devrait déterminer le marché. Le marché devrait être au service des gens et vous devriez avoir des marchés qui leur imposent des freins et des contrepoids afin qu’ils ne détruisent pas l’environnement, ne créent pas de tensions sociales ou n’accroissent pas les inégalités. Parce que sinon vous avez le fascisme… et Trump. »

Nous sommes à court de possibilités de croissance, et historiquement, c’est à ce moment-là que les révolutions se produisent.

M. Bauwens reconnaît que l’avidité humaine fait partie intégrante du problème, mais soutient qu’en dépit de ce que beaucoup pensent, ce n’est pas notre seule nature ou force motrice. « Nous sommes des êtres mixtes et notre système actuel stimule cette partie avide de nous-même « , explique-t-il, « mais si nous avons un système pour contrôler notre avidité aux fins du collectif, et un système qui aide à stimuler d’autres caractéristiques humaines, alors je pense que nous pouvons avoir un avenir meilleur. Cela n’a pas toujours été le cas. A l’époque nomade, les résultats des activités n’étaient pas vendus, mais partagés avec la famille, les petites communautés mettant leurs ressources en commun. Lorsque la révolution agricole a eu lieu, l’économie du don est apparue avec des gens qui préservaient la paix en donnant des choses comme l’excédent alimentaire ou la main-d’œuvre, plus vous donniez, plus les gens se sentaient obligés de redonner. Ce n’est qu’Adam Smith, au XVIIIe siècle, qui a vu l’émergence du marché libre et la croyance que l’enrichissement personnel était une bonne chose. Je pense que nous pouvons tous voir maintenant que ce n’est pas le cas et qu’il est temps d’adopter une nouvelle façon de penser. Ce que je propose, ce n’est pas d’abolir complètement la cupidité et les marchés, mais plutôt de les réintégrer dans la société. Les marchés et les États devraient servir la société, pas l’inverse. »

Regardez Chiang Mai, les coopératives et les collectifs comme Pun Pun Pun ou les espaces de travail partagés », souligne M. Bauwens, « Ils sont là, ils travaillent et ils sont efficaces. Ensuite, examinez l’Europe où ces coopératives forment des réseaux plus vastes et acquièrent une influence sociale et politique. Une fois que vous avez le pouvoir de négocier, vous pouvez aller voir le gouvernement et exiger des changements, comme des subventions pour les énergies renouvelables. Il est évident et flagrant que nous devons lutter contre la croissance exponentielle des ressources, alors quelles sont les solutions ? L’un d’entre eux est bien sûr la technologie, et il y a de grands pas en avant pour trouver des sources d’énergie de remplacement ainsi que des moyens de réduire notre consommation. Mais avec l’explosion de la population et les menaces à grande échelle telles que les changements climatiques qui se profilent à l’horizon, la technologie risque de ne pas être suffisamment efficiente et efficace pour assurer la survie des sept milliards d’entre nous. C’est pourquoi je propose un changement de logique. Si nous avons des entreprises à but précis où il y a un mur entre la direction et les investisseurs, où il y a une limite au nombre d’années de rendement et où les bailleurs de fonds, les fondateurs, les travailleurs et les utilisateurs sont tous bénéficiaires de l’entreprise, alors l’objectif devient collectif. Toute la façon de penser passe naturellement au bien commun. »

M. Bauwens prend British Petroleum, où il travaillait, comme exemple d’une entreprise qui a dépensé des millions de dollars pour acheter des entreprises d’énergie renouvelable et mettre de côté leurs brevets, ce qui a menacé leur monopole, retardant ainsi l’évolution des énergies renouvelables au Royaume-Uni pendant trois décennies. « Ça a bien marché pour les actionnaires de BP, mais c’était un désastre pour tout le monde. »

Lorsque l’Internet est devenu accessible au public, ce qui est si passionnant, c’est que nous avons soudainement eu la capacité d’unir nos cerveaux, ce rassemblement de notre intelligence collective était semblable ou même plus grand que la révolution intellectuelle du XVe siècle qui a suivi l’invention de l’imprimerie, qui a soudainement produit et partagé des informations et des idées dans toute l’Europe. Le défi est maintenant que nous pouvons soit régresser, ce qui s’est produit à maintes reprises au cours de l’histoire (il suffit de regarder l’empire romain, par exemple, lorsque l’épuisement excessif des ressources a entraîné son effondrement), soit réformer et passer à une complexité plus grande, à un niveau d’intégration plus élevé. La seule façon pour le capitalisme de survivre est de croître parce qu’il a besoin d’accumuler du capital et d’augmenter les profits pour fonctionner. Nous sommes à court de possibilités de croissance, et historiquement, c’est à ce moment-là que les révolutions se produisent. Pour éviter cela, nous devons agir maintenant. »

« Je vais faire une affirmation audacieuse, » a conclu M. Bauwens, « nous pouvons déjà voir la structure sous-jacente de la société à venir. Lorsque la plus grande crise arrivera, et ce sera le cas, alors nous pourrons choisir une solution malsaine ou, si nous avons déjà de bonnes bases, la voie naturelle sera la solution saine. Nous devons changer l’idée que l’homme n’est motivé que par un comportement égoïste. Je crois que nous sommes plus complexes que cela et que les gens font les choses pour plus d’une raison, alors donnons-leur une raison et un chemin pour être plus qu’ils ne le pensent. »

Si la cupidité n’est pas notre moteur principal, si la nature humaine contient des caractéristiques plus complexes que la satisfaction de l’ego, si nous sommes capables d’être satisfaits, non pas avec moins, mais avec assez, si nous en tirons satisfaction et plaisir en contribuant à l’ensemble et au futur, si ces idées peuvent devenir notre propulsion et notre credo, si nous pouvons dépasser les limites que nous avons fixées sur nos capacités et nos ambitions, alors nous sommes capables et devons aspirer à plus…

Pour en savoir plus sur Michel Bauwens et ses travaux, voir aussi : commonstransition.org et p2pfoundation.net.

Refonder la légitimité. Vers l’aethogénèse

Un article de  initialement publié sur le site « la Revue du Cube« .
Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

TRADUCTION DE LA CONFÉRENCE PRONONCÉE LORS DE :
« Consciousness Reframed – The Matter of the Immaterial »  / Art & consciousness in the post-biological era / The 18th International Research Conference In The Planetary Collegium’s Series / Shanghai, November 20-22, 2015. English version : noemalab.eu / À paraître en anglais et en chinois dans un numéro spécial de la revue : Technoetic Arts Journal, 2016.


Je ne dirai pas un mot sur la première singularité de l’Univers (le supposé Big Bang). Je ne dirai pas grand chose non plus de la seconde Singularité qui a eu lieu sur la terre et probablement aussi sur beaucoup d’autres planètes : l’explosion de codes appelée « abiogénèse » qui désigne la transition « d’un monde sans biologie vers un monde avec biologie ». La plupart des espèces qui ont émergé au cours de l’abiogénèse ont disparu ou muté, tandis qu’un petit nombre ont proliféré jusqu’à nos jours.

Je m’intéresserai surtout à la troisième Singularité : l’origine du langage humain, et surtout à ce qui pourrait conduire à la quatrième, conséquence de l’émergence possible de deux classes d’espèces vivantes artificielles : les Intelligences Artificielles Générales1)Artificial General Intelligence – AGI et les Multiplexeurs de l’Esprit2)Mindplex(es), selon l’expression de Ben Goertzel (Yudkowsky & Goertzel 2003).

L’origine politique du langage

L’anthropologue évolutionnaire Cadell Last a nommé récemment « atechnogénèse » le passage « d’un monde sans technologie à un monde avec technologie » (Last 2015). Nous vivons ce passage sur la planète Terre et il s’est sans doute produit ailleurs aussi. Selon lui, l’atechnogénèse conduirait à la naissance d’une forme de vie technologique à l’échelle cosmologique.
A la suite de Claude Lévi-Strauss et de André Leroi-Gourhan, nous pouvons facilement imaginer que l’atechnogénèse sur notre planète remonte à l’émergence du genre Homo lui-même, c’est-à-dire, à l’émergence d’un proto-langage chez certains hominidés conjointement à leur invention des premiers outils. Le chercheur en Sciences Cognitives Jean-Louis Dessalles précise ce lien entre langage et technologies : il avance des arguments solides qui suggèrent que l’invention des armes a constitué La Singularité qui a déclenché l’explosion de nos codes symboliques (Dessalles 2014).

Selon sa théorie, l’arme dans sa version la plus préhistorique aurait brutalement rendu obsolète l’ordre social fondé sur la domination physique. Pour la première fois, les armes auraient permis aux hominidés de tuer à moindre risque, non seulement les bêtes sauvages, mais surtout leurs pairs dominants.

« Dès lors que pour une raison quelconque, le meurtre est devenu facile chez nos ancêtres hominidés, le droit absolu du plus fort est instantanément devenu obsolète. »

La crise politique induit par cette menace armée des dominés envers les dominants aurait fait peser une pression énorme sur notre espèce, au point de devenir un facteur de la Sélection Naturelle. Les individus dont le comportement pouvait contribuer à la survie collective auraient été privilégiés, à savoir ceux qui étaient capables d’identifier les signes inattendus de danger pour la tribu, et de les communiquer à leurs pairs, par un geste de la main, un son, puis plus tard par un langage de plus en plus articulé.

Comme analysé par Dessalles, le langage aurait été la Stratégie Evolutivement Stable3)Stratégie évolutivement stable – SES nous ayant permis d’échapper à la crise politique déclenchée par l’invention des armes. Le langage aurait renversé la force brute pour devenir notre principale activité ainsi que le moteur de notre organisation sociale.

La quatrième Singularité ?

Si les armes ont joué le rôle de facteur déclenchant dans l’apparition de notre langage, ces deux éléments ont continué à évoluer conjointement au point de devenir presque inséparables. Nous vivons maintenant dans leur enchevêtrement complexe. Plus raffinée encore que les armes militaires, je crois que la mère de toutes les armes relève du langage lui-même. Elle est invisible, immatérielle et essentiellement d’ordre logique. Il s’agit de la monnaie.

Alors que les armes primordiales auraient permis aux dominés de menacer les dominants, l’arme monétaire est au contraire placée essentiellement entre les mains des dominants (qui ne doivent pas être confondus avec les élites, on le verra). La monnaie n’est pas seulement un code d’interaction sociale favorisant une classe au détriment d’une autre ; en tant que moteur du développement technologique, elle est devenue depuis peu un instrument de domination totale. En effet, le capital – traditionnellement considéré comme l’accumulation des stocks et des moyens de production – s’est récemment dématérialisé sous la forme de valeurs économiques et symboliques complexes, activées par des robots et des intelligences artificielles qui travaillent pour un nombre toujours plus réduit de personnes, à savoir la classe « vectorielle » : celle qui possède les vecteurs de nos interactions (Wark 2004). Entre ses mains, l’arme monétaire est à la fois l’objectif et l’instrument d’une cyberguerre systémique globale.

Qui n’a pas encore remarqué que cette concentration exponentielle laisse autour d’elle de vastes zones désertiques, où la monnaie comme les autres valeurs économiques et symboliques sont maintenues sous perfusion dans le meilleur des cas ? Le code monétaire, basé sur la création de la monnaie par la dette (Graeber 2013), apparaît donc de plus en plus comme un système d’exploitation carnivore qui conduit inévitablement à la destruction. Tout se passe comme si son emballement permettait à une sorte de système quasi vivant d’exercer une prédation systémique sur notre espèce. En d’autres termes, l’arme monétaire peut tuer aveuglément et en toute sécurité nos semblables humains (ainsi que les animaux), quelles que soient leurs aptitudes sociales ou intellectuelles, au point que l’ordre ancien basé sur le langage semble être devenu obsolète.

Ainsi, notre espèce parait être soumise à un nouveau stress politique, semblable à celui qui a conduit à l’invention du langage, mais en sens inverse (dominants > dominés). Que représente donc un phénomène d’une telle amplitude, si ce n’est l’annonce d’une nouvelle Singularité ?

De nombreux chercheurs pensent que la crise économique qui concentre toutes les autres crises, conduit tout droit à une Singularité. Certains envisagent une reconstruction ex-nihilo du système sur la base d’un processus de création monétaire fondé sur l’humain (Laborde 2010). D’autres imaginent se passer de monnaie en mettant en relation l’offre et la demande par d’autres moyens (Heylighen, 2015). On ne compte plus les propositions de Modèles de Monnaies Alternatives4)Alternative Currency Model – ACM : Bitcoin, Ethereum, MaidSafe, Bitnation, OpenUDC, Ucoin, Bitproof, les hypothétiques monnaies de Facebook ou de Google, etc. qui constituent autant de germes d’ordres monétaires possibles. Certains pourraient être salutaires, mais d’autres pourraient aussi opérer une domination pire encore que le système actuel.

Si ces modèles monétaires sont de nouvelles armes, elles devraient être contrôlées a priori dans une certaine perspective. Mais dans la pratique, les Organisations Autonomes Distribuées5)Distributed Autonomous Organization – DAO fondées sur ces modèles monétaires poussent partout comme des générations spontanées d’espèces vivantes artificielles dans une sorte d’écologie de transition. Ces espèces sont en concurrence les unes avec les autres, étant donné qu’elles essaient toutes de proliférer sur le même champ de nos relations économiques. Nous savons qu’elles vont se combiner, muter ou disparaître jusqu’à ce qu’un nouvel écosystème revitalisé émerge.

Parmi les différents scénarios que j’explorerai dans la dernière partie de cet article, se cache la voie de notre Stratégie évolutivement Stable. Comment la détecter ? La sélectionner et la construire? Je soutiendrai que tout est une question de légitimité.

Les Perspectives Anoptiques comme modèle de conscience cognitive

Pour nous aider, nous pouvons tenter d’observer un fait passé relativement inaperçu depuis le début de la révolution industrielle, en particulier depuis l’émergence des télécommunications ; à savoir l’émergence de deux perspectives invisibles structurant la topologie des réseaux. Comme ces perspectives sont invisibles, je propose de les appeler Perspectives Anoptiques (c’est à dire non optique) par analogie à la Perspective Optique de la Renaissance (Auber, 2001).

Filippo Brunelleschi (1377-1315 Avril, 1446) était un ingénieur italien et un personnage clé dans le domaine de l’architecture. Il est célèbre pour son expérience dite de « la tavoletta » illustrant pour la première fois autour de 1413 la géométrie de la Perspective Optique.

Filippo Brunelleschi (1377-1315 Avril, 1446) était un ingénieur italien et un personnage clé dans le domaine de l’architecture.
Il est célèbre pour son expérience dite de « la tavoletta » illustrant pour la première fois autour de 1413 la géométrie de la Perspective Optique.

Tout comme l’expérience de Brunelleschi a montré les principes de construction de la Perspective Optique au début de la Renaissance, l’observation et la pratique d’une expérience d’art en réseau très simple, appelée le Générateur poïétique6)Poietic Generator, peut nous laisser deviner les principes des Perspectives Anoptiques.

Le Générateur poïétique. 1) Première projection urbaine. Bruxelles 2013, 2) Maquette pour une performance collective, Shanghai Institute of Visual Art, 2015.

Le Générateur poïétique. 1) Première projection urbaine. Bruxelles 2013, 2) Maquette pour une performance collective, Shanghai Institute of Visual Art, 2015.

Le Générateur poïétique permet à un grand nombre de personnes d’interagir collectivement en temps réel en réseau. L’expérience peut fonctionner soit sur un réseau centralisé, soit sur un réseau distribué pair-à-pair. Dans les deux cas, le Générateur poïétique crée apparemment le même type d’interaction humaine : une boucle de rétroaction entre les individus et le groupe produit l’émergence de formes imprévisibles qui peuvent être vues et interprétées par tous, et sur lesquelles chacun peut agir.

Le Générateur poïétique peut être considéré comme un modèle générique de multiples systèmes complexes tels que les marchés financiers, les réseaux de type écologique, urbain, informationnel, etc. dans lesquels chacun est impliqué quotidiennement. Mais contrairement à ces réseaux « réels », souvent opaques quant à leurs règles et leurs infrastructures, le Générateur poïétique, lui, est parfaitement transparent : tout y est connu ou connaissable, en particulier le fait qu’il fonctionne de manière centralisée ou bien distribuée. En effet, les réseaux qui déterminent l’ensemble des valeurs économiques et symboliques, peuvent fonctionner selon ces deux architectures. Si dans la plupart des cas, c’est l’architecture centrée qui s’est imposée, c’est pour des raisons que la suite laisse deviner.

Dans le cas d’une architecture de réseau centré, on peut parler d’une Perspective Temporelle (PT). En effet, le centre est le lieu physique où le temps subjectif du réseau émerge à chaque instant via l’interaction entre ses membres. On peut voir ce lieu physique comme un « Point de fuite temporel ». Il peut s’agir, par exemple, d’un serveur.

point-de-fuite

Dans le cas d’une architecture distribuée pair-à-pair, on peut parler d’une Perspective numérique (PN) car c’est un code numérique arbitraire qui garantit l’émergence du temps subjectif du réseau en chacun de ses nœuds. On peut voir ce code comme un « code de fuite ». Il peut s’agir, par exemple, d’une adresse IP de groupe, d’un hashtag, d’un blockchain, et si l’on se place dans le cadre d’un réseau biologique, d’une molécule, d’une séquence d’ADN, etc.

Ces deux nouvelles Perspectives Anoptiques (PT et PN) dévoilées par le Générateur poïétique, partagent de nombreux attributs topologiques et symboliques avec la Perspective Optique.

En particulier, dans les deux architectures de réseau, le point/code de fuite est le symbole de l’infini et de l’inconnaissable. En effet, même si ceux-ci sont parfaitement localisés et définis (le serveur est quelque part, le code source du réseau est accessible et lisible par tous), l’émergence de l’image globale et les phénomènes qui s’y déroulent restent parfaitement imprévisibles.

Le point/code de fuite est également l’homologue d’un certain point de vue, analogue à l’œil du peintre dans la Perspective Optique. Ce point de vue définit l’ensemble des règles du réseau. Dans le cas de l’expérience du Générateur poïétique, il s’agit tout simplement de mon propre point de vue.

Enfin, de la même façon que la Perspective Optique s’appuie sur des règles de construction géométriques, les Perspectives Anoptiques, quant à elles, sont construites sur des principes cognitifs. À cet égard, il est possible de définir des critères de légitimité pour la construction des Perspectives Anoptiques, tout comme les peintres et les architectes de la Renaissance ont défini les règles qui permettent de construire une Perspective Optique légitime.

La légitimité des Perspectives Anoptiques peut être observée dans les conditions qui déterminent la boucle de rétroaction entre les agents locaux et l’émergence globale. En première approximation, on peut considérer que, si la boucle de rétroaction est soigneusement réalisée sans aucune manipulation externe ; c’est à dire si chaque agent du réseau peut observer sa propre action parmi celles de tous les autres, alors il est possible de prétendre que la Perspective Anoptique obtenue est légitime. Dans ce cas, on peut observer cette légitimité dans les patterns qui émergent du point/code de fuite : le réseau global, tel un pur organisme vivant, se comporte alors comme un système autopoïétique doué d’une clôture opérationnelle (Maturana et Varela 1992).

Au contraire, la légitimité de la Perspective Anoptique n’est pas atteinte dans le cas où certaines manipulations externes cassent ou perturbent la boucle de rétroaction en injectant des données étrangères, ou bien en modifiant, cachant ou retenant certaines actions des agents. Dans ce cas, nous pouvons dire que les agents sont «aliénés» (au sens cybernétique défini par Heinz von Foerster) ; c’est-à-dire que ceux-ci ne peuvent observer ou reconnaître leur propre trace dans le tout. On peut observer les marques de ces manipulations dans les patterns émergeant du système, bien que cela reste difficile parce que le réseau se comporte “comme” un organisme vivant; c’est à dire un organisme quasi-vivant qui imite la vie selon un certain modèle de la vie injecté par le ou les auteur(s) de la manipulation, consciemment ou inconsciemment.

Ces manipulations des boucles de rétroaction sont appelées par mon amie Florence Meichel : « Noloop7)Meichel F. Noloops ». Elle trouve des noloops dans tous les recoins de l’activité humaine (dans l’industrie, les médias, la finance, la politique, les religions, les sciences, et surtout dans les «réseaux sociaux»). Cela n’est pas étonnant. En effet, dans un contexte où les «couplages structurels de troisième ordre » entre les systèmes (Maturana et Varela, 1992) sont partout, les noloops sont la norme. La pratique des «réseaux sociaux» (qui sont en fait des «silos sociaux» interconnectés) en donne une très bonne illustration. Certains phénomènes de noloop sont bien connus et tolérés en quelque sorte. D’autres sont cachés et sont très problématiques d’un point de vue éthique (songeons aux algorithmes menteurs de Volkswagen, etc.).

Sur cette base, je vais essayer de définir plus précisément la notion de légitimité des Perspectives Anoptiques, non pas en termes philosophiques, moraux, politiques ou juridiques, mais en termes cognitifs.

Trois critères de légitimité (A, AB, ABC)

Les noloops appellent une réflexion sur la « tricherie » et sur l’« autonomie ». Ces notions peuvent être considérées dans le cadre du modèle de langage humain élaboré par Dessalles que je prends le risque de résumer ici de manière lapidaire en une seule phrase : « la signalisation des événements inattendus permet aux individus de renforcer leur réseau social afin de réduire leurs chances d’être tués par surprise ».

Certains pairs choisissent une stratégie de « signalisation honnête ». Leur principale qualité est de « détecter les incohérences ou de restaurer la cohérence ». Les pairs qui montrent cette capacité, entre autres qualités, sont acceptés en priorité comme membres du groupe et, au fur et à mesure, ils en forment l’« élite ».

A l’inverse, certains individus choisissent de tricher afin d’obtenir une position dominante à moindre coût. Les tricheurs de base sont ceux qui signalent à tort et à travers des événements non pertinents pour tenter d’obtenir un peu d’attention ou certains avantages de la part d’autres individus. Les tricheurs de ce type sont facilement neutralisés par les élites qui ont la capacité de « rétablir la cohérence ». Ils n’ont aucun mal à détruire la réputation des premiers.

Il existe bien sûr d’innombrables autres stratégies de triche qui sont beaucoup plus difficiles à détecter. Les contre-mesures sont également nombreuses. Cependant, une chose n’est pas considérée à ce jour dans le cadre théorique proposé par Dessalles, à savoir : les stratégies de triche peuvent impliquer les vecteurs de l’activité de signalisation ; c’est-à-dire aujourd’hui : les réseaux et la technologie en général. Nous pouvons essayer de classer ces stratégies de « triche vectorielle » à la lumière des Perspectives Anoptiques. Ainsi, la triche peut intervenir aux trois niveaux principaux de ces perspectives :

1) au niveau des pairs,
2) au niveau du réseau,
3) au niveau du point/code de fuite.

En voici quelques exemples pris parmi les pratiques contemporaines :

Niveau des pairs : Signalisation exagérée, faux signal, injection de bruit, transaction haute fréquence, identités multiples, vol d’identité, virus, comportement moutonnier, harcèlement, etc.

Niveau du réseau : Espionnage, filtrage en temps réel, portes dérobées, Deep Packet Inspection, manipulation de compteurs et graphes sociaux, coupure de réseau intentionnelle, etc.

Niveau du point/code de fuite : Biais Institutionnel, hégémonie culturelle, incitation et fiction manipulatoires, système de Ponzi, algorithmes menteurs, injection de modèles non pertinents, corporatisme, vedettariat, monopole, prise de pouvoir, coup d’état, aveuglement paradigmatique, etc.

Toutes ces stratégies de tricherie appliquées aux vecteurs de notre activité de signalisation ont tendance à nous empêcher d’évaluer les situations et à nous induire en erreur. Dans la situation d’aliénation où nous sommes, même si notre capacité à « rétablir la cohérence » est grande, nous ne pouvons pas être reconnus comme tels par le groupe (et éventuellement accéder à une position d’élite). Dans les niches écologiques définies par ces tricheries, les positions dominantes sont donc accaparées par les tricheurs (qu’ils trichent consciemment ou non).

La généralisation des stratégies de “triche vectorielle” donne une explication cognitive à la nouvelle crise politique traversée par notre espèce en phase aiguë de technogénèse : ces stratégies permettent aux dominants, non seulement d’établir une prédation systémique sur les dominés, mais aussi de neutraliser définitivement les élites qui pourraient/devraient rétablir la cohérence. Cela conduit à une rupture globale de cohérence ; une inadéquation complète entre le comportement de nos organisations et leur environnement.

Dans ces conditions dramatiques, les pairs doivent trouver d’urgence des contre-mesures pour désamorcer la “triche vectorielle” et recouvrer leur autonomie et leur capacité de jugement. Trois critères pourraient aider les agents/pairs/utilisateurs à évaluer la légitimité de tout réseau (de type centré [PT] ou distribué [PN]) auquel il/elle appartient :

A) Tout agent A a-t-il le droit réel d’accéder au réseau s’il en fait la demande? A peut-il quitter le réseau librement ?
AB) Tout agent B (présent ou futur, y compris les agents qui conçoivent, gèrent et développent le réseau) est-il traité comme A ?
ABC) Si trois agents A, B et C (trois étant le début d’une multitude) appartiennent à un réseau qui répond aux deux premiers critères, constituent ils des pairs? Autrement dit, sont-ils en mesure de se reconnaître, de se faire confiance, de se respecter les uns les autres, de construire des représentations communes et du sens commun ?

Exprimé autrement :

Le critère A vise à éviter toute forme de prise d’otages : les individus restent libres d’entrer et de sortir. Les réseaux qu’ils pratiquent sont appréciés en vertu de ce critère pour leur “valeur d’échange” et leur “valeur d’usage”. Au contraire, les réseaux qui pour des raisons techniques sont irréversibles, ou ceux construits pour maximiser leur “valeur d’otage” à des fins spéculatives et prédatrices sont écartés.

Le critère AB propose d’évaluer la symétrie du réseau en termes de réciprocité. Les réseaux dont le design produit mécaniquement des concentrations de pouvoir sont abandonnés.

Le critère ABC est le plus complexe. Il propose de s’interroger sur la notion de “pair” sans apporter de réponse définitive. Suffit-il qu’un pair fasse partie de mon réseau pour que je le considère comme tel ? Inversement, un pair qui ne ferait pas partie de mon réseau ne peut-il pas néanmoins être considéré comme tel ? Un pair est-il nécessairement humain ? Peut-il être non-humain ? Si oui, dans quelle proportion ?

A ces questions, personne n’échappera à l’heure de l’atechnogénèse et il est probable que les réponses seront contingentes et évolutives. Néanmoins un début de réponse générique est donné dans le cadre des Perspectives Anoptiques. En effet, en dernier ressort, ce critère ABC propose de s’interroger sur les projections imaginaires que nous opérons sur les réseaux et autres artefacts technologiques. On sait que dans une certaine mesure, ceux-ci jouent le rôle d’ “objets transitionnels” (Winnicott), d’ “objets pulsionnels” (Freud) ou d’ “objets a” (Lacan). Dit en termes de Perspectives Anoptiques, nous ne pouvons pas ne pas projeter sur leur points/codes de fuite, notre désir, notre manque, notre besoin de symbolique, en bref, ce qui nous relie à l’Autre et nous en différencie. Or, on l’a vu, ces points/codes de fuite anoptiques sont parfaitement inconnaissables. En conséquence, c’est le deuil partagé de leur maîtrise et de leur connaissance qui constitue paradoxalement le socle commun de nos liens sociaux.

Concrètement : de la même manière qu’à l’époque Baroque, on a occulté le point de fuite des tableaux peints “en perspective” avec le Christ, la Sainte-Vierge, ou la colombe du Saint-Esprit, aujourd’hui, nous superposons aux points/codes de fuite des réseaux des notions abstraites et des mots d’ordre politiques; selon les cas : “le marché”, “la performance”, “la compétitivité”, “la communication”, etc. Demain peut-être, on plaquera des notions telles que : “l’allongement de la vie”, voire “la vie éternelle”. De fait, ces mots d’ordre excluent les pairs qui ne situent pas dans “le marché, qui ne sont ni “performants” ni “compétitifs”, ceux savent vivre sans l’illusion de la “communication” ou de la “vie éternelle”. De fait donc, le réseau effectue une sélection des pairs. Or, comme on va le voir, la stricte légitimité des Perspectives Anoptiques voudrait que ce soit l’inverse : que les pairs sélectionnent les réseaux.

Pour conclure ce paragraphe, notons que les critères de légitimité exprimés ci-dessus (A, AB, ABC) s’inscrivent dans la lignée de nombreuses tentatives au travers desquelles les hommes ont cherché à rétablir une certaine cohérence. Notamment, ces critères proposent une reformulation appropriée aux réseaux, d’anciens principes quelque peu oubliés comme ceux de la République Française : LIBERTÉ – ÉGALITÉ – FRATERNITÉ. On peut aussi considérer que ces critères de légitimité tentent de généraliser les principes du logiciel libre (Richard Stallman, 1983) à l’ensemble des systèmes informationnels.

Quatre scénarios d’évolution

La culture de la Perspective Optique a pris environ deux siècles pour se répandre dans le monde après l’expérience de Brunelleschi dans les années 1400. Cela a eu un énorme impact. La Perspective Optique est rapidement devenue le principal outil que nous ayons eu pour nous projeter dans le temps et l’espace, c’est à dire pour évaluer les distances, le temps et l’énergie nécessaires pour les traverser, ainsi que des ressources qui pourraient être recueillies. Cette culture était certainement l’outil intellectuel pertinent au temps des conquérants, des explorateurs et des constructeurs.

Ce n’est plus le cas à présent. Comme l’a annoncé la déconstruction de l’espace opérée par certains artistes du XXe siècle, les Perspectives Anoptiques qui président au développement des réseaux ont pris le pas désormais sur la Perspective Optique qui organise notre perception de l’espace.

Malgré les avertissements de ces artistes, la Perspective Optique reste malheureusement le mode de représentation et l’imaginaire dominants de notre société. En particulier, cet imaginaire incohérent avec la nature du milieu dans lequel nous vivons désormais, affecte directement le système monétaire actuel. Tout se passe en effet comme si nos relations sociales ainsi que nos esprits étaient considérés comme des territoires qui peuvent être conquis, occupés et exploités. À cet égard, le capitalisme émotionnel (Pierre & Alloing 2015), – c’est-à-dire l’industrialisation totale de nos émotions -, semble constituer une description pertinente de cette dérive éthique.

La culture de la Perspective Anoptique pourrait proposer une contre-mesure à cette dérive. Pour comprendre les phénomènes qu’elle peut déclencher, plaçons-nous encore une fois dans le cadre théorique de Dessalles8)Théorie de la Simplicité :

A partir de ses hypothèses sur l’origine et la fonction du langage humain, Dessalles déduit un modèle mathématique de notre activité de signalisation validé par des données réelles. En résumé : le niveau de notre activité de signalisation et notre attractivité personnelle sont liés d’une manière surprenante. On peut observer trois groupes de personnes sur ce diagramme :

L’axe des ordonnées mesure le niveau de signalisation individuel. L’axe des abscisses mesure la dimension socialement recherchée appelée “Qualité”, à savoir l’attractivité potentielle de l’individu qui conditionne la taille de son réseau social personnel. A partir de Dessalles, J-L. (2014). Optimal Investment in Social Signals. Evolution, 68 (6), 1640-1650. P.9.

L’axe des ordonnées mesure le niveau de signalisation individuel. L’axe des abscisses mesure la dimension socialement recherchée appelée “Qualité”, à savoir l’attractivité potentielle de l’individu qui conditionne la taille de son réseau social personnel. A partir de Dessalles, J-L. (2014). Optimal Investment in Social Signals. Evolution, 68 (6), 1640-1650. P.9.

La partie gauche de la courbe comprend les individus qui affichent une faible attractivité et ne bénéficient que d’un réseau social personnel limité. Ces individus déploient une faible activité de signalisation.

La partie centrale comprend des individus en compétition les uns avec les autres quant à leur activité de signalisation afin d’accroître leur attractivité personnelle et donc la taille de leurs réseaux sociaux respectifs.

Dans la partie droite de la courbe, l’attractivité personnelle importante des individus n’impacte pratiquement plus leur activité de signalisation qui reste limitée relativement à leur statut social. Les individus de ce groupe ne sont que très faiblement en compétition les uns avec les autres.

Ainsi, cette modélisation directement déduite des caractéristiques de notre langage, montre combien la forme de notre hiérarchie sociale est elle-même un aspect de notre Stratégie Evolutivement Stable (ESS). Dès lors, la question est de savoir si l’industrialisation généralisée (vectorisation) de notre activité de signalisation sociale mise en oeuvre par des réseaux centralisés ou distribués, aura une incidence sur notre ESS, et si une certaine prise de conscience des Perspectives Anoptiques à l’oeuvre sur ces réseaux pourra produire un certain changement ?

Au seuil de la quatrième Singularité, quatre scénarios d’évolution de notre actuelle ESS sont proposés ci-dessous à la discussion :

Quatre scénarios d’évolution de notre ESS actuelle (courbe S noire ), au seuil de la quatrième Singularité. S’ (rouge) : concentration opérée par les réseaux centralisés S’’ (pointillés rouges) : centralisation autour d’une Intelligence Artificielle Générale (AGI) Z (vert) : Acculturation aux Perspectives Anoptiques et développement d’un Système Immunitaire Global. Z’’ (pointillés verts) : Mindplexes, Cerveau Global (Global Brain)

Quatre scénarios d’évolution de notre ESS actuelle (courbe S noire ), au seuil de la quatrième Singularité. S’ (rouge) : concentration opérée par les réseaux centralisés S’’ (pointillés rouges) : centralisation autour d’une Intelligence Artificielle Générale (AGI) Z (vert) : Acculturation aux Perspectives Anoptiques et développement d’un Système Immunitaire Global. Z’’ (pointillés verts) : Mindplexes, Cerveau Global (Global Brain)

Scénario n° 1. La concentration de l’économie entre les mains de quelques-uns a tendance à transformer la courbe initiale S noire en la courbe rouge S ‘. Cela signifierait :

  • Section S’1 : une plus grande proportion d’individus peu attractifs avec un réseau social pauvre et un faible niveau de signalisation.
  • Section S’2 : plus de concurrence encore entre les individus de la classe compétitive, celle-ci étant proportionnellement plus limitée en nombre.
  • Section S’3 : proportionnellement moins d’individus dans la classe non compétitive dont les membres sont d’autant plus attractifs qu’ils sont moins nombreux.

Cette transformation S-> S ‘ne modifie pas la forme de la courbe S. En conséquence, il n’y a pas dans ce scénario de transformation fondamentale de notre ESS, malgré toutes les prétendues “disruptions” promises par la technologie. De même si l’on extrapole S’ en S’’ :

Scénario n° 2. S’’ suggère qu’une ou plusieurs Intelligences Artificielles Générales (AGI) – éventuellement contrôlées par quelques rares dominants érigés en demi-dieux – ont pris le contrôle de toute l’espèce humaine et ont transformés tous les individus en zombies asociaux. Beaucoup s’accorderont pour dire que cela n’est pas vraiment un scénario souhaitable. Cependant, certaines personnes imaginent que la délégation de tous les aspects de la vie aux machines soit la seule et unique solution pour résoudre les problèmes humains.

Scénario n° 3. Ce scénario oblige à faire une hypothèse audacieuse : imaginons par exemple qu’un scandale fasse éclater au grand jour les conséquences éthiques désastreuses des réseaux centralisés et de leur perspective temporelle illégitime (l’exploitation par quelques-uns des émotions des masses). Imaginons que par la suite, la culture des Perspectives Anoptiques commence à se propager dans le monde, propulsée par la nécessité vitale des peuples à recouvrer une certaine autonomie. Imaginez que ces événements conduisent à un point de basculement où le deuxième type de Perspective Anoptique (la Perspective Numérique) devienne dominante. Ainsi, S pourrait évoluer vers sa forme inverse, à savoir la courbe Z verte. Cela signifierait :

  • Section Z1: une socialisation rapide des individus situés en bas de l’échelle.
  • Section Z2: moins de compétition dans une classe moyenne plus nombreuse. Ô joie !
  • Section Z3: Une élite compétitive remplaçant les dominants non compétitifs.

L’inversion de forme S-> Z suggère donc que nous aurions changé de stratégie afin de rétablir la cohérence et l’autonomie de notre société. Notre langage se serait adapté pour prendre à nouveau le pas sur la force brute et l’utilisation abusive de notre armement, notamment la monnaie.

Scénario n° 4. On peut aussi extrapoler Z en Z’. La courbe Z’ (pointillés verts) suggère la formation de sortes de Mindplexes, c’est-à-dire des combinaisons entre intelligences artificielles et esprits humains. Les Mindplexes ouvriraient la voie vers un Cerveau Global9)Global Brain Institute où un langage radicalement nouveau, comme par exemple celui développé par Pierre Lévy10)IEML (Information Economy Meta-Language) est un langage de ce type proposé par Pierre Lévy., serait pratiqué entre les êtres humains et entre les humains et les machines. Selon Francis Heylighen, le Cerveau Global serait une sorte de retour à l’Eden (Heylighen 2014).

Cette hypothèse de transformation Z->Z’ mettrait définitivement le monde sous le règne de la Perspective Numérique régissant les réseaux distribués. Son code de fuite serait un modèle de monnaie alternative (ACM) ou plus généralement un protocole d’échange pouvant être considéré comme une nouvelle arme imposant le nouvel ordre social. Dans ce cas cependant, il n’est pas difficile d’imaginer à quel point les questions de légitimité resteraient épineuses en raison de la complexité indescriptible des réseaux distribués. Seule la conscience aiguë et permanente de tous les agents pourrait prévenir les possibles prises de pouvoir par certains systèmes illégitimes ou par des espèces artificielles prédatrices. En d’autres termes, si un jour, le Cerveau Global devient une réalité, il aura besoin d’un Système Immunitaire Global pour assurer sa viabilité.

Vers l’aéthogénèse

L’hypothèse évolutionnaire explorée ici déroge au cadre admis de la théorie Darwinienne dont la notion d’avantage collectif ne fait pas partie. En effet, pour Darwin et ses successeurs, la pression sélective pèse exclusivement sur les individus. Néanmoins, Darwin lui-même, a noté que la pression sélective sur les individus peut conduire paradoxalement à la sélection de comportements anti-sélectifs. Cet “effet réversif” (Tort 1983) induit donc une forme de sélection des organisations sociales vues comme des espèces quasi vivantes.

Il est fait ici l’hypothèse que les êtres humains sont dotés de ressources cognitives spécifiques leur permettant de d’envisager les perspectives créées par leur propre technologie : après la Perspective Optique que nous avons su mettre à profit pour le développement de notre espèce, ce serait le tour des Perspectives Anoptiques. En tant qu’agents des réseaux structurés par les Perspectives Anoptiques , nous sommes restés jusqu’à présent (sur la courbe S), le plus souvent dans la position de “sélectionnés”, laissant le soin à ces perspectives de façonner notre imagination et nos jugements. Mais en prenant conscience des dîtes perspectives et en questionnant leur légitimité, nous pourrions choisir d’évoluer (vers les courbes Z et Z’) en nous plaçant en position de “sélectionneurs” des espèces collectives quasi-vivantes dont nous faisons partie.

Le Système Immunitaire Global auquel nous participerions ainsi, sélectionnerait ces espèces artificielles selon leur Légitimité jouant le rôle d’avantage évolutionnaire. Ce Système Immunitaire serait une mise à jour pertinente et proportionnée de notre stratégie Evolutivement Stable qui pourrait conduire vers une nouvelle ère que je propose d’appeler “Aethogénèse”, c’est à dire le passage d’un monde sans éthique à un monde avec éthique. L’ Aethogénèse, en tant que quatrième Singularité, déclencherait une nouvelle explosion de codes respectant les êtres de toutes les espèces, à commencer par la nôtre.

Olivier Auber

Image d’en-tête : Abraham Bosse: Les perspecteurs. Paris, Pierre des Hayes, 1647-48. BNF.

BIBLIOGRAPHIE

Auber O. (2001). Du Générateur poïétique à la Perspective Numérique. Revue d’Esthétique n°39 dirigée par Anne Cauquelin. Éditions Jean-Michel Place.

Dessalles J.L. (2014). Why talk?. In D. Dor, C. Knight & J. Lewis (Eds.), The social origins of language, 284–296. Oxford University Press.

Dessalles, J-L. (2014). Optimal Investment in Social Signals. Evolution, 68 (6), 1640-1650.

Goertzel B. (2003). Mindplexes. The Potential Emergence of Multiple Levels of Focused Consciousness in Communities of AI’s and Humans. Dynapsyc.

Graeber D. (2013). Dette : 5,000 d’histoire, Les Liens qui libèrent Ed.

Heylighen, F. (2016). Towards an Intelligent Network for Matching Offer and Demand: from the sharing economy to the Global Brain. Technological Forecasting & Social Change, in press. Retrieved from globalbraininstitute.github.io

Heylighen, F. (2014). Return to Eden? Promises and Perils on the Road to a Global Superintelligence. In B. Goertzel & T. Goertzel (Eds.), The End of the Beginning: Life, Society and Economy on the Brink of the Singularity. Humanity+ Press.

Laborde S. (2010). Théorie Relative de la Monnaie. trm.creationmonetaire.info

Last, C. (2015). Big Historical Foundations for Deep Future Speculations: Cosmic Evolution, Atechnogenesis, and Technocultural Civilization. Foundations of Science.

Maturana U, Varela F. (1992). Tree of Knowledge, The biological roots of human undestanding. Revised Edition.

Pierre J., Alloing C. (2015). Questionner le digital labor par le prisme des émotions : le capitalisme affectif comme métadispositif ? HAL

Stallman R. (1983). GNU General Public License.

Tort P (1983), La pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier, p. 165 et 166-197 (« L’effet réversif et sa logique”).

Wark, McKenzie (2004). A Hacker Manifesto. Harvard University Press.

Références   [ + ]

1. Artificial General Intelligence – AGI
2. Mindplex(es), selon l’expression de Ben Goertzel (Yudkowsky & Goertzel 2003)
3. Stratégie évolutivement stable – SES
4. Alternative Currency Model – ACM : Bitcoin, Ethereum, MaidSafe, Bitnation, OpenUDC, Ucoin, Bitproof, les hypothétiques monnaies de Facebook ou de Google, etc.
5. Distributed Autonomous Organization – DAO
6. Poietic Generator
7. Meichel F. Noloops
8. Théorie de la Simplicité
9. Global Brain Institute
10. IEML (Information Economy Meta-Language) est un langage de ce type proposé par Pierre Lévy.

Le code est la loi ?

Blockchain, libertarisme et régulation

Il y a un événement important qui vient d’avoir lieu et qui ne concerne pas seulement l’avenir de la blockchain mais le fantasme libertarien d’une monnaie sans Etat, comme le Bitcoin, préservée de toute intervention d’une quelconque démocratie, où seulement le code serait la loi.

La technologie de la blockchain inaugurée par le Bitcoin consiste dans une sorte de registre public enregistrant des transactions que tout le monde peut lire et que personne ne peut effacer, sans avoir besoin d’un tiers (notaire, banque) pour certifier ces opérations qui se font sur un mode complètement décentralisé et anonyme, en P2P (au prix d’une importante capacité de calcul et consommation d’énergie). Cette technologie est en plein boom actuellement (on parle d’explosion cambrienne des blockchains), intéressant de nombreux acteurs comme les assurances. Le plus grand avenir lui est promis bien qu’on en soit encore aux expérimentations.

Or, la blockchain vient de rencontrer son premier véritable accroc, mettant en pièce son idéologie libertarienne pour corriger un bug et récupérer de l’argent volé, cela au nom de la grande majorité des utilisateurs. Tout-à-coup, on est revenu sur terre avec tous les problèmes qu’on connaît bien, de police comme de régulation des marchés. Que le libéralisme soit beaucoup plus productif que l’étatisme n’implique absolument pas que les marchés ni la monnaie pourraient marcher sans Etat et la prétention d’une loi immuable se heurte rapidement au réel. Comme disaient les anciens Grecs « les lois sont comme des toiles d’araignées qui n’attrapent que les petites mouches mais laissent passer les guêpes et les plus gros bourdons« . On ne peut faire barrage aux puissances réelles, ce dont la blockchain vient de faire l’expérience.

Tout vient d’une base logicielle popularisant la blockchain (ethereum) avec laquelle avait été monté un projet de Decentralized Autonomous Organization (DAO) destiné à servir de fonds d’investissement en P2P avec la monnaie « Ether » (équivalente du Bitcoin) et qui avait levé 150 millions de dollars afin de prouver l’invulnérabilité de cette technologie. L’opération était ouvertement idéologique : « C’est une forme d’organisation incorruptible qui appartient aux personnes qui ont aidé à la créer et à la financer, et dont les règles sont publiques ». Or, voilà que se trouvent contredites à la fois l’invulnérabilité et l’absence d’autorité centrale, tout cela parce qu’un petit malin avait trouvé un bug lui permettant de subtiliser 50 millions. Le bug ne remet pas en cause la blockchain elle-même, seulement une mauvaise programmation des contrats. Sauf que tout informaticien sait que les bugs sont inévitables et qu’il faut donc qu’il y ait quelqu’un pour les corriger. Il y a eu des résistances à cette hérésie mais les sommes en jeu ont eu raison des réticences et une modification logicielle a été proposée, vite adoptée par presque tous. Il y a malgré tout des irréductibles.

Il est intéressant de voir les arguments avancés par les fanatiques du code comme seule loi, notamment contre l’intervention politique et la dictature de la majorité contre les minorités (plutôt compréhensible lorsque c’est un Russe qui parle), mais il est plus intéressant encore de voir comme cette utopie ne résiste pas au réel et rencontre la nécessité de la régulation et de l’adaptation. Il y a sans doute une place marginale pour une monnaie anarchiste mais si la blockchain a un avenir de masse, cela ne peut être que de façon sécurisée par des Etats (ou des banques) même s’ils peuvent être aussi très perturbateurs à servir des intérêts spécifiques. On n’aura pas un nouveau monde sans Etat régit par des automates, il faudra toujours rester dans le provisoire en parant au plus pressé. C’est en tout cas l’occasion de voir, sur un objet neuf, à la fois comment les puissances matérielles s’imposent et la nécessité du politique, le rôle de la démocratie ou de l’opinion, avec tous les problèmes que cela pose effectivement et dont on ne se débarrassera pas avec des algorithmes…
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Article de Jean Zin initialement paru sur le blog jeanzin.fr 
Reproduit avec l’aimable autorisation de son auteur.
copyleft Copyleft

Communs et économie : quelle cohabitation dans une perspective de transition ?

« On parle de (bien) commun chaque fois qu’une communauté de personnes est animée par le même désir de prendre en charge une ressource (dont elle hérite ou qu’elle crée) et qu’elle s’auto-organise de manière démocratique, conviviale et responsable pour en assurer l’accès, l’usage et la pérennité dans l’intérêt général et le souci du ‘bien vivre’ ensemble ainsi que du bien vivre des générations à venir. »

Proposée par Alain Ambrosi et rappelée par Lionel Maurel, dans un texte lumineux qui analyse (au travers du prisme méthodologique élaboré par Elinor Ostrom) l’expérience « #BiblioDebout », cette définition claire et synthétique permet de se représenter la diversité des ressources (naturelles, matérielles et immatérielles) que nous pourrions appréhender comme des communs.

Pour autant le développement et/ou la préservation de ces communs (par exemple un projet citoyen d’énergie renouvelable, des jardins partagés, un tiers-lieu open-source, du mobilier urbain pour échanger/donner des livres/des objets disposés dans l’espace public, un logiciel libre, des plans open-source d’une machine agricole, des savoirs communs et partagés, un réseau d’accès associatif à Internet, etc.), impliquent que certains usagers-contributeurs y passent du temps et y engagent leur compétence, tandis que d’autres, y compris des acteurs marchands, se contentent d’utiliser les ressources communes, voire d’en tirer un profit personnel.

 

L’idée défendue par Michel Bauwens, de constituer à différentes échelles territoriales, des binômes « chambres des communs » (instances de type consulaire capables de faire le lien entre les contributeurs bénévoles et les utilisateurs marchands des ressources communes) / « assemblées des communs » (capables notamment d’identifier et de documenter le fonctionnement de ces communautés gestionnaires de ressources partagées), permet d’imaginer des solutions de cohabitation coopérative entre communs et économie marchande.

Une telle articulation peut-elle s’avérer pérenne ou bien ne constituer qu’une phase de transition dans la perspective d’un changement irréversible de nos relations à la propriété ?

Trois enjeux méritent d’être explorés pour répondre à cette question :

 

Le premier enjeu est celui de la protection des ressources communes contre les enclosures ainsi que de leurs contributeurs et contributrices contre le risque de dépossession de leur œuvre.

L’étude historique du mouvement des enclosures (qui comme le rappelle Lionel Maurel, « s’est produit en plusieurs vagues, du 12ème au 18ème siècle, démantelant progressivement les droits d’usages collectifs en distribuant des droits de propriété privée au bénéfice de certains grands propriétaires terriens »), nous permet aujourd’hui de mieux analyser les risques que font courir aux communs la privatisation, tout comme « l’étatisation », d’une ressource naturelle ou matérielle, initialement gérée de manière collective pas ses usagers.

Mais le processus de confiscation devient encore plus flagrant, dès lors qu’il s’agit d’une ressource immatérielle et « non-rivale » comme la connaissance universitaire, la création artistique ou littéraire ou encore le génome d’une plante, que des entreprises purement capitalistes privatisent au nom de la propriété intellectuelle ou industrielle.

Quant aux contributeurs/contributrices aux communs, qui investissent bénévolement du temps et du talent à les créer, les maintenir et les développer, le premier enjeu (on évoquera plus loin la question de la réciprocité) est de pallier au risque de dépossession intellectuelle de leur travail.

Ainsi une contribution libre à un commun dont les droits de partage ne seraient pas juridiquement protégés, peut à tout moment être appropriée par une personne ou un entreprise, susceptibles de revendiquer des droits de propriété intellectuelle sur les produits de cette contribution.

Pour pallier à ces risques d’enclosure et de dépossession, il existe au moins deux catégories de solutions : la dissociation juridique entre la propriété et l’usage d’une part,  les licences libres d’autre part.

Le droit de propriété bénéficie d’une protection particulière en droit français puisqu’il est visé dans la déclaration des droits de l’homme, qui a valeur constitutionnelle. Il apparaît donc difficile de le remettre en question, même s’agissant d’une ressource considérée comme un commun. Il existe cependant différentes façons de dissocier juridiquement la propriété de l’usage, susceptibles de protéger les usagers d’un « commun » (les commoners) du risque de détournement ou de confiscation de cette ressource par la personne morale ou physique qui en est légalement le propriétaire.

Ainsi le droit coopératif permet de distinguer clairement la coopérativepropriétaire par exemple d’un bien immobilier (coopérative d’habitants), d’une entreprise (SCOP ou SCIC), ou de matériel agricole (CUMA) – et les coopérateurs/trices, sociétaires de la coopérative et usagers de ses ressources, mais également associés démocratiquement (une personne = une voix) à la gouvernance de leur « bien commun ».

Dans un autre registre, les baux emphytéotiques permettent à un propriétaire immobilier de louer son bien à des usagers pour une longue durée (18 à 99 ans), charge à ceux-ci de l’entretenir et de le préserver tandis que « les foncières » comme Terres de Lien (ou encore  les « Community Land Trust ») permettent d’acquérir des terres ou des biens immobiliers pour en assurer, sur le long terme, une gestion sociale et écologique conforme à une charte.

Le droit anglo-saxon dispose quant à lui d’un concept intéressant dont les commoners pourraient se saisir, il s’agit du « trustee » qui désigne une personne ou une structure qui se voit confier un mandat de gestion très précis pour le compte des bénéficiaires d’une ressource. La récente création à Lille d’une association baptisée LSC1 (pour « Legal Service for Commons ») en constitue une déclinaison expérimentale. Son objet est de « protéger  de soutenir des communautés produisant des ressources ouvertes et partagées, appelées  communs libres » et sa gouvernance est constituée d’un « collège » de personnes de confiance qui veillent à ce que les ressources produites par les « contributeurs » soient protégées et le cas échéant rémunérées.

Concernant la protection des contributeurs/trices, la création des licences libres « creative commons » qui « proposent une solution alternative légale aux personnes souhaitant libérer leurs œuvres des droits de propriété intellectuelle standard de leur pays, jugés trop restrictifs », ont permis (depuis 2004 en France) aux auteurs souhaitant contribuer aux communs, de définir et de protéger juridiquement les conditions du  partage et de la réutilisation de leurs productions.

Il en va de même avec les nombreuses licences « open-source » développées par le monde du logiciel libre et répertoriées par l’OSI, tandis que se pose la question de leur déclinaison pour tout ce qui concerne le « hardware » et les inventions mécaniques qui ne reposent pas directement sur un code logiciel.

Ces différents dispositifs bien qu’encore très imparfaits (cette liste n’étant certainement pas exhaustive), permettent d’ores et déjà aux commoners de concevoir des mécanismes de prévention des risques d’enclosure des communs et de confiscation du produit de leurs contributions.

Cependant les assemblées et les chambres des communs pourraient se donner comme objectif de les améliorer, en documentant les expérimentations existantes et en mobilisant des collectifs de juristes pour les rendre transférables et adaptables.

 

Le second enjeu est celui de la réciprocité et/ou de la rétribution des contributions

Cela peut tout d’abord paraître contradictoire de parler de rétribuer des contributions apportées à un commun et pourtant cette question nous concerne tous, dès lors que nous nous connectons à Internet ou nous utilisons notre smartphone.

En effet chaque clic effectué sur un moteur de recherche ou sur un réseau social fait de nous un « digital worker » qui contribue bénévolement à générer une gigantesque masse de données (Big Data), exploitée à des fins marchandes et confiscatoires par les plateformes qui mettent « gratuitement » ces services à notre disposition.

D’un autre côté, la majeure partie des lignes de codes écrites pour le logiciel libre, le sont par des salariés de groupes informatiques privés qui autorisent explicitement leurs employés à contribuer « bénévolement » à un commun dont le développement alimente leur modèle économique.

Mais pour les personnes qui souhaiteraient contribuer plus activement à créer, développer et préserver des ressources en communs, la nécessité de « gagner sa vie » limite fortement le temps qu’elles voudraient pouvoir y consacrer.

Ce n’est pas par hasard que les périodes de chômage (contraintes ou choisies) ou de départ à la retraite permettent à certains de s’investir dans des activités porteuses de sens et de (re)découvrir que « travailler » n’est pas nécessairement synonyme d’emploi salarié.

Si l’on admet avec Frédéric Sultan que « les transitions auxquelles nous sommes confrontés nous invitent   à inventer d’autres approches que le système bipolaire État/marché, à construire de nouvelles alliances dans lesquelles les communs permettent de renouveler l’imaginaire politique pour adapter l’action publique aux enjeux du 21ème siècle » il apparaît évident qu’inventer des formes de rétribution (au moins partielles) pour les contributeurs et contributrices aux communs permettrait de « passer à l’échelle » et d’accélérer l’indispensable engagement d’un processus de transition durable.

Deux voies peuvent être envisagées pour répondre à ce besoin de rétribution, la première et la plus immédiatement opérationnelle, décline les différentes possibilités de « donner » aux contributeurs afin de rémunérer (partiellement) leur temps de travail. La seconde plus ambitieuse consisterait à organiser un système pérenne de réciprocité entre contributeurs et bénéficiaires de ressources « communes », sans pour cela d’ailleurs que ces rôles soient figés.

Plusieurs plateformes numériques permettent ainsi aux commoners de faire appel au don pour soutenir leur travail de contribution, que ça soit pour un projet particulier via une campagne de crowdfunding (très nombreuses plateformes), ou bien plus pointu, sous la forme de dons récurrents visant à établir une relation de financement « durable » comme le résume dans son blog Philippe Scoffoni.

Une plateforme comme « Liberapay » permet ainsi à un auteur ou un projet de bénéficier d’un revenu à peu près stable dans le temps. Les participants s’engagent à verser une somme donnée toutes les semaines. Il incombe en effet aux utilisateurs de la plateforme de financer son fonctionnement et les contributions peuvent s’effectuer au profit de personnes ou d’équipes. Dans ce dernier cas, ce sont les membres de l’équipe qui définissent les règles de répartition des sommes perçues.

Cependant le don peut aussi prendre la forme du mécénat classique pratiqué par une personne, une entreprise ou une fondation, ou bien encore d’une subvention accordée sans contrepartie par l’État ou une collectivité publique au titre de « l’intérêt général », ces types de contribution privées ou publiques pouvant également prendre la forme d’un apport financier ou en nature (mise à disposition d’un terrain, d’un bâtiment ou d’un équipement, d’une compétence…).

Mais il en va différemment du concept de réciprocité car il s’agit ici d’imaginer un système pérenne où contributeurs et bénéficiaires de communs pourraient, dans l’idéal, « équilibrer » leurs apports.

La première piste étudiée a été celle des licences réciproques qui, comme le résume Pierre-Carl Langlais « visent à restaurer une relation de réciprocité entre le secteur commercial et le mouvement des Communs en établissant un mécanisme de réversion dès lors qu’une organisation capitalistique fait usage d’un bien commun ». Cependant cette idée se heurte encore à un certain nombre de difficultés concernant notamment le choix de l’unité de compte et l’éthique des protagonistes.

La seconde piste fait l’objet d’un très ancien débat redevenu fortement d’actualité, il s’agit du revenu universel ou Revenu de Base Inconditionnel et de ses alternatives comme le revenu contributif prôné par Bernard Stiegler ou encore la salaire à vie défendu par Bernard Friot. Dans ce cas c’est la société qui décide de rémunérer globalement et indistinctement le temps de la contribution de ses membres au bien commun par un système public de redistribution. Mais là aussi les différentes approches idéologiques qui sous-tendent ce concept (du libertarisme californien au coopérativisme proudhonien) tout comme les énormes réticences morales que soulève l’idée « d’être payé à ne rien faire » laissent augurer d’encore bien des obstacles avant qu’un tel système voit le jour.

Cependant une troisième piste mériterait sans doute d’être approfondie, celle qui consisterait à recourir au système des « chambres de compensation », un système économique ou chacun est invité à payer ses dettes avec ses créances. L’avantage principal d’une chambre de compensation, est qu’elle transforme les dettes et les créances bilatérales en dettes et en créances multilatérales. Le commoner ou l’entreprise A, qui a une créance envers le commoner ou l’entreprise B, suite à une contribution ou à une utilisation d’un commun, peut immédiatement dépenser cette créance avec un commoner ou une entreprise C.

De façon symétrique, un commoner ou une entreprise D qui a une dette avec l’entreprise E règlera sa dette en contribuant aux communs utilisés par l’entreprise F ou A.

Le système repose sur une unité de compte (une monnaie complémentaire) dont la multilatéralité va permettre d’amplifier l’activité économique et la production de communs, chacun des adhérents ayant la capacité à trouver dans le réseau de nouveaux partenaires qui sont autant de nouveaux contributeurs.

La technologie des blockchain qui connaît un développement spectaculaire, pourrait ici être mise au service du bien commun.

 

Et de fait, le troisième enjeu apparaît bien comme celui de la mise en place de ces binômes assemblée/chambre des communs qui permettraient d’expérimenter localement ces différentes formes de cohabitation entre communs et économie.

Constituées à l’échelle locale des « porteurs de communs » (que sont par exemple les tiers-lieux, les jardins partagés, les projets d’habitat coopératif, une foncière comme « Terre de Liens », des monnaies complémentaires, les producteurs et diffuseurs d’œuvres du domaine public, les développeurs de logiciels libres, une épicerie coopérative, un fournisseur d’accès à Internet associatif et citoyen, une régie de quartier, une conciergerie solidaire, un dispensaire social, une université populaire…), les assemblées des communs pourraient se donner comme objectif de coordonner et populariser l’accès, la défense contre les enclosures et le développement des communs sur leur territoire, en élaborant puis en faisant vivre démocratiquement une charte sociale des communs.

Susceptibles de proposer aux pouvoirs publics d’assumer la gestion citoyenne et responsable de certains communs (espaces publics, agriculture dans la ville, tiers-lieux publics, salles associatives, espaces de gratuité…), de proposer aux entreprises une relation coopérative gagnant – gagnant, grâce à la création d’une « chambre des communs » (permettant à celles-ci de participer à la rémunération des communs, en contrepartie de leur utilisation des ressources et savoirs partagés issus des communs…) elles pourraient s’imposer comme une véritable alternative au dialogue devenu stérile entre l’État et le Marché, en permettant aux citoyens de s’impliquer localement dans la gestion des ressources du vivre ensemble, sans remettre en cause directement l’utilité de des élus et des entreprises, favorisant ainsi l’amorce d’un processus de transition soutenable.

Plus spécifiquement les chambres des communs pourraient organiser les activités économiques autour des communs, en demandant aux acteurs économiques de participer à leur rémunération (en contrepartie de l’utilisation des ressources et savoirs partagés issus des communs) afin d’établir ainsi une relation coopérative gagnant – gagnant entre communs et économie.

Elles pourraient également tenter de sensibiliser l’acteur public à la réforme des marchés en privilégiant la production directe de communs ou le développement de services autour de commun (par exemple plutôt que de développer au niveau de chaque collectivité un logiciel « propriétaire » de gestion des vélos en libre service, plutôt que de le développer en logiciel propriétaire individuellement par, le développement d’un logiciel libre pourrait être mutualisé avec l’ensemble des villes du monde ayant à mettre en place un système de vélo partagé).

Elles pourraient enfin faciliter la collaboration des entreprises qui développent de l’activité économique autour des communs et assurer le dialogue avec l’Assemblée des Communs (le rapport entreprises/société).

 

Photo : Pesée de marchandises, amphore du Peintre de Taléidès, v. 540-530 av. J.-C., Metropolitan Museum of Art • Taléidès comme potier (signature), Peintre de Taléidès • CC BY 2.5 (Source : Wikipedia)

Pire to pire : le fantasme de la perfection sociale

Décentralisation, distribution, peer-to-peer, blockchain : on assiste à un déferlement de termes censé ouvrir un nouvel horizon de libertés individuelles et collectives. Pourtant, quelque chose cloche dans les discours et un frisson me parcourt souvent l’échine à l’écoute de certaines vidéos ou à la lecture de certains articles…

Car cette liberté retrouvée semble à tout prix devoir être mise au service d’un but « noble » qui serait une espèce d’efficacité sociale, et d’une rationalisation de nos comportements. Il semble acquis que si « nous » communiquons mieux, et sans intermédiaires pour nous en empêcher, « nous » arriverons plus rapidement au but. Mais lequel ? Et qui est ce « nous » ? Tout se passe comme si, effrayés par l’autonomie à laquelle ils sont peut-être en train d’accéder, les chantres de la décentralisation inventent en même temps la méta-organisation qui remplacera la figure du père, à défaut de savoir s’en passer.

Le passage d’un système fondé sur la confiance en l’humain vers un système fondé sur la preuve (où la confiance est déléguée à la technologie) semble ainsi pouvoir panser toutes les plaies, éviter toutes les trahisons, désillusions, imperfections… et l’on imagine que ce système parfait, à la fois incorruptible et incontrôlable, rendra nos vies meilleures et nous mettra à l’abri des tricheurs, des abuseurs et des voleurs.

En pensant la gouvernance comme un simple moyen horizontal permettant de se coordonner sans être contrôlé par personne, les défenseurs de ces nouvelles technologies en oublient parfois l’étymologie même du terme : celui qui gouverne, c’est celui qui indique la direction, qui donne un sens, qui guide. Ils défendent donc avec ardeur un système qui va aider à coordonner les mouvements des rameurs de la galère, sans considérer que si le projet social de la-dite embarcation diffère de ce qu’ils ont imaginé, ils sont en train de fabriquer eux-mêmes l’instrument de leur propre aliénation : une boussole autogène !

On en arrive à des propositions dites « démocratiques » entièrement basées sur la machine, où l’évaluation du nombre et de la qualité des contributions individuelles deviendrait une monnaie d’échange universelle et infalsifiable. On imagine même que les individus pourraient participer aux prises de décisions de façon proportionnelle à leurs contributions. Le bon vieux système de bons points remis au goût du jour ! Tant pis pour ceux qui ne souhaitent ou ne peuvent pas contribuer ? Tant pis si nous devenons esclaves de notre propre auto-évaluation ? La vie deviendrait un grand jeu vidéo où je chercherais à accumuler plus d’étoiles sur mon profil que le voisin pour gagner des points de gouvernance ou de rétribution ?

En voulant s’affranchir de la tyrannie humaine, en la considérant comme incarnée par certains individus seulement – et en se considérant implicitement comme plus « vertueux » qu’eux, on est en train de la remplacer par une tyrannie invisible, impossible à identifier, impossible à dénoncer, parce qu’on a oublié que dans l’expression « tiers de confiance« , les deux termes ont leur importance. « Faire tiers », c’est assurer à chaque individu qu’il sera écouté, entendu, que le lien sera humanisé. C’est à ça qu’est censé servir le tiers, l’autre, celui qui n’est ni toi ni moi, et qui nous garantit de retrouver le chemin du dialogue le jour où nous l’aurons perdu.

A force de considérer les silos comme des prisons et les humains comme trop imparfaits pour être dignes de confiance, on en oublie les principes de base de la vie elle-même :

  • toute limite n’est pas nécessairement une tyrannie : un être vivant est constitué d’une membrane poreuse active qui délimite son intérieur et son extérieur ;
  • toute dépense d’énergie n’est pas forcément « rationalisée » : un être vivant dépense une énergie phénoménale juste pour préserver sa dérisoire homéostasie ;
  • c’est l’imperfection qui crée le nouveau : les « erreurs » de duplication du génome et l’épigénétique rendent la nature unique, imprévisible et résiliente ;
  • l’interdépendance des écosystèmes est locale et non pas globale, c’est cette diversité cloisonnée qui permet de préserver l’ensemble en cas d’effondrement d’une partie ;
  • etc…

On a remplacé les palabres et la poignée de main par la monnaie, et le capitalisme est né, jusqu’à son dernier avatar informatisé, sans émotion ni empathie, qui régit les vies de milliards d’humains via des micro-transactions dé-corrélées des réalités. Remplaçons la monnaie par la blockchain, et nos pires cauchemars ne sont rien à côté de ce qui risque d’émerger. La gouvernance, si elle n’est pas humaine, prend le risque d’un réductionnisme mortifère et le chemin d’un égalitarisme totalitaire qui n’aura rien à envier aux dictatures que le monde a connues jusqu’ici.

Il me semble donc que les communs et le pair-à-pair ne pourront se développer harmonieusement qu’à la seule condition que les individus intègrent profondément que «pair», contrairement à son homonyme informatique, n’est pas synonyme de ce qui est «identique à moi» mais parle de connexion et d’amour d’une radicale altérité.

Ce que la blockchain, qui n’est qu’un outil, ne nous dit pas, c’est comment nous allons réussir à faire société et quelle société nous voulons. Cette perspective passe peut-être par trouver ce que nous avons en commun, ce qui ne signifie pas effacer nos singularités et nos défauts via une hypothétique technologie de la transaction. Il ne s’agit pas non plus de fantasmer un monde sans limites régi par une sémantique universelle, mythique Tour de Babel moderne.

Il s’agirait plutôt d’apprendre à travailler et à gouverner ensemble avec nos imperfections et nos limites, dans le but de créer quelque chose en commun au cœur de la relation. C’est probablement très difficile à réaliser (sans doute le travail de toute une vie !), inefficace et bancal, mais peut-être aussi tellement plus gratifiant et créateur de sens qu’une chaîne de chiffres infalsifiable…

 

Illustration : Le Canard digérateur créé par Jacques de Vaucanson

Michel Bauwens : « Un rêve technocratique totalitaire »

Comment expliquer un tel engouement autour de la blockchain ?

Michel Bauwens.- Le rêve de la blockchain est celui d’une base de données universelle. Sans banques, sans ONG, sans Etats, les individus peuvent passer des contrats entre eux, créer des organisations autonomes et indépendantes. Pourtant, Internet a déjà contribué à créer un nombre exponentiel d’organisations civiques en dehors du monde commercial et étatique.

D’une certaine manière, l’effet espéré de la blockchain a déjà eu lieu. Les réseaux informels s’organisent via Internet, en dehors des formes hiérarchiques traditionnelles. Le système d’exploitation Linux, ouvert à tous, est un bon exemple de coordination mondiale du travail humain. Au Brésil, la marque Curto Café utilise déjà une chaîne logistique totalement transparente.

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