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Michel Bauwens

Transformer les externalités en internalités : est-il possible de produire pour les besoins humains en tenant compte de toutes les externalités ?

Comme chaque année depuis 2016, et cette fois-ci avec l’aide d’Alex Pazaites, nous écrivons un rapport dans lequel nous explorons un thème particulier pour mettre en valeur une tendance liée à l’économie du commun. En 2016, nous avons montré dans le rapport « Value in the Commons Economy » qu’une majorité des 300 projets pair-à-pair étudiés étaient engagés dans l’utilisation, le prototypage ou l’expérimentation de la comptabilité contributive, c’est-à-dire des formes de comptabilité non basées sur le travail horaire mais reconnaissant toutes les autres manières de contribuer dans ces communautés ouvertes.

En 2017, dans l’étude sur les Communs urbains, nous avons montré comment la croissance quasi exponentielle des communs urbains, qui se focalisent pour le moment sur les grandes infrastructures d’approvisionnement, prépare une nouvelle phase de l’économie des commun basée sur la production cosmo-locale.

Cette année, nous souhaitons aller plus loin dans la réflexion en nous demandant ce que les développements autour de la blockchain peut signifier pour les communs, et en utilisant une méthodologie similaire à celle qui a mené à proposer la notion de coopérativisme de plateforme et de coopératives ouvertes en réponse aux activités des plateformes comme Uber ou AirBNB.

L’idée est donc de prendre appui sur des éléments qui existent, qui sont en croissance, qui peuvent être utiles à la société, mais qui se développent dans un cadre hyper-capitaliste dont nous considérons qu’il pose problème. Par exemple, bien qu’il soit utile de trouver des places libres dans des voitures, en réalité Uber augmente le kilométrage et la pollution, à cause de son système compétitif entre chauffeurs; par contre une coopérative de partage de voiture associatif, comme Dégage à Gand, remplace 9 à 13 voitures privées par voiture partagée.

Cette année, nous avons mené toute une réflexion autour de la question des externalités.

Le capitalisme, en tant que système compétitif, fait que l’on produit en masse, que l’on baisse au maximum les coûts pour améliorer les profits, et, ce faisant, on oublie sciemment les externalités négatives, et positives. D’un côté, la valeur du travail domestique ou des contributions aux communs n’est pas reconnue par le capitalisme. De l’autre, les dégâts écologiques, la pollution, les déchets, ne sont pas pris en compte non plus. Nous vivons donc une double crise économique et sociale qui conduit à un tel désespoir dans les classes ouvrières que la démocratie est désormais elle aussi en crise, donc en danger.

Selon nous, il semble donc assez crucial de prendre au sérieux ce problème des externalités.

Par exemple, la foncière Terre de Liens achète des terres en France pour les mettre dans un trust afin d’assurer des loyers bon marché aux agriculteurs bios. L’eau qui passe dans les terres de ces agriculteurs n’est pas polluée. Ce système crée donc des externalités positives qui font que les coûts de dépollution par la collectivité publique sont moindres. Mais cet aspect n’est pas du tout pris en compte : les activités génératives ne sont pas reconnues.

Nous avions déjà vu que dans l’open source, on a à faire à une économie éco systémique : ce ne sont pas une ou deux entreprises qui ont la mainmise sur les externalités, il y a bien un écosystème d’acteurs, entreprises, développeurs, etc… Nous avons déjà souligné par exemple qu’une grosse entreprise comme IBM est même obligée de se soumettre aux conditions de l’écosystème de Linux.

La blockchain, qui est une banque de données universelle permettant de vérifier des transactions, permet également de créer un écosystème similaire. Nous y voyons un renforcement de ce que l’open source avait commencé à faire, mais qui en plus améliore substantiellement les revenus pour les développeurs. Dans ces nouveaux systèmes en partie “décentralisés”, aucune force ne peut totalement primer sur les autres. Selon nous, une des grandes inventions dans le monde de la blockchain a été la “tokenisation” (marques de valeurs autonomes) effectuée grâce aux crypto-currencies qui peuvent être soit de vraies monnaies ou des droits d’achat, soit des droits de participation à l’écosystème en construction (“utility tokens”).

Plutôt que de passer par une banque à capital risque, en échange d’une prise de propriété dans le capital des startups, les tokens permettent un crowdfunding plus diffus dans le réseau plutôt que sur des entités fermées. Cela permet une plus grande autonomisation de la valeur, ce qui va dans le sens du rapport de 2016 où nous préconisions la souveraineté de la valeur avec une membrane filtrant les flux entre le marché et le commun.

Ainsi, les développeurs ont réussi à “tokeniser” leur travail. Ce ne sont plus seulement les propriétaires des startups qui profitent des plus values, mais tous les participants de l’écosystème. Mais tout cela se fait quand même dans le cadre de l’idéologie assez restreinte de l’anarcho-capitalisme : tout le travail n’est pas reconnu, il y a des inégalités flagrantes et systémiques. C’est une forme de capitalisme distribué qui utilise les communs mais en les soumettant à la logique du marché capitaliste. Par exemple, pour faire des bitcoins, il faut de plus en plus de capital afin de financer les machines des “mineurs”. Ce qui veut dire que la plupart des utilisateurs doivent acheter les bitcoins, ils ne peuvent pas les créer eux-mêmes.

C’est sur cette base que nous nous sommes posé la question : comment peut-on amoindrir les aspects négatifs de ce système et en augmenter les aspects de communs ? Nous proposons de viser une économie cosmo-locale (une économie partagée globalement avec une production locale qui tiendrait compte des externalités positives). Notre vision est celle d’une vraie économie circulaire, transparente pour tous les acteurs dans un écosystème productif, où cette logistique partagée et transparente serait liée non spécifiquement à une technologie basée sur la blockchain actuelle, mais à l’idée générale de logistique et comptabilité partagée (“distributed ledgers”, DLT), par exemple par le biais de l’holochain. En effet, la blockchain n’est qu’une technologie particulière, et l’on peut s’affranchir de l’idéologie qui l’accompagne habituellement.

Cette logistique avec comptabilité partagée permettrait donc d’un côté, une comptabilité contributive. De l’autre côté, il y aurait une comptabilité bio-capacitaire, c’est à dire que l’utilisation des ressources deviendrait visible pour tous les acteurs de l’écosystème productif.

On aurait alors 3 processus fonctionnant ensemble :

  • la stigmergie : on sait qu’elle fonctionne déjà dans l’immatériel (logiciels, connaissances partagées design,…). Si on peut accéder librement à la comptabilité et à la logistique, on peut aussi ajuster ses actions productives par rapport à l’écosystème. Ce ne sont plus seulement des entités discrètes et compétitives, cela crée la possibilité de créer des alliances productives, des multipartenariats grâce à cette transparence commune. On peut également avoir une vision claire des limites en matières et énergie disponibles, et s’y adapter …
  • le marché : il existe des ressources non renouvelables donc nous aurons toujours besoin d’échanges, mais l’idée est de coupler l’échange et la production avec un planning bio-capacitaire. Nous pourrions imaginer un conseil mondial des ressources thermodynamiques comme celui qui est proposé par le biais du concept de “Global thresholds and allocations council” du projet Reporting 3.0. En tenant compte des stocks de matières non renouvelables, il faudrait faire en sorte de rester en dessous de 1% de croissance matérielle pour éviter l’exponentiel et respecter la bio-circularité de ces ressources. Chaque entreprise/collectif pourrait avoir à sa disposition un boussole concernant sa “context based sustainability” : c.a.d. “dans mon contexte/ma région/ma ville, dans le métabolisme local, je peux connaître ma position et mon impact sur les ressources”.
  • le planning démocratique : l’état/ la ville démocratique peut déterminer des priorités sociales et écologiques qui peuvent se retrouver dans les limites de cette infrastructure productive. Ces institutions démocratiques peuvent financer les ‘tokens’ qui récompensent les travaux génératifs qui vont dans le sens de ces priorités.

Nous proposons donc de mettre en place des protocoles vérifiables d’impact écologique et social, à l’image de ce que propose le réseau Regen  : les « protocoles d’état écologiques » (« ecological state protocols ») peuvent être utilisés pour vérifier le niveau des impacts écologiques (et sociaux), et permettent de créer un registre de “tokenisation” et un possible financement.

Ces protocoles contiendraient des objectifs clairs : diminuer le carbone, augmenter la biodiversité, ou encore pour les protocoles sociaux : augmenter l’inclusion, etc… Tout cela pourrait être “tokenifié” et intégré dans une comptabilité partagée. Grâce à cette quantification, il serait alors possible de négocier avec les institutions/entités qui profitent de ces externalités positives. Ce serait un système “permission less”, contributif, non compétitif ni bureaucratique, où chaque personne qui se pense en mesure de contribuer dans le cadre de ces protocoles peut le faire. L’idée n’est évidemment pas de quantifier la nature, mais de créer des indicateurs permettant de récompenser le travail accompli dans le sens de ces indicateurs.

Selon nos observations, toutes ces technologies sont déjà en germe. Il suffit de les articuler ensemble pour obtenir cette proposition d’infrastructure technologique et éthique. Ce sont ces idées que nous développerons dans le prochain rapport en cours d’écriture dont vous pouvez trouver le sommaire ici : https://www.foprop.org/stewarding-material-commons

Propos recueillis par Maïa Dereva

Plan de transition vers les communs de la ville de Gand

Un travail réalisé par Michel Bauwens et Yurek Onzia

Contexte et structure de ce rapport :

Cette étude a été commandée et financée par la ville de Gand, ville d’environ 300 000 habitants chef-lieu de la province de Flandre-Orientale. Ce travail a bénéficié du soutien du maire de Gand Daniel Termont, du chef du personnel de la mairie, du chef du département stratégie, ainsi que de la coalition politique en charge de la ville : le parti socialiste flamand SPA, les Verts flamands (Groen) et le Parti libéral flamand (Open VLD).

L’objet de ce projet était de documenter l’émergence et la croissance des Communs dans la ville, d’expliquer pourquoi cela se produisait et de déterminer le type de politique publique à même de soutenir les initiatives à base de ‘Communs’, en se basant sur la consultation des citoyens actifs de Gand.

Les auteurs du rapport sont Michel Bauwens en tant que chercheur et Yurek Onzia en tant que coordinateur du projet.

Timelab, un ‘makerspace’ artistique dirigé par Evi Swinnen, et le chercheur universitaire grec du P2P Lab Vasilis Niaros, ont joué un rôle de soutien important dans la réalisation de ce projet.

La consultation, qui a eu lieu au printemps 2017, a pris la forme suivante :

  • Une cartographie de 500 projets promouvant l’usage de ressources et pratiques communes (les Communs), par secteur d’activité (nourriture, logement, transport, etc.), via un wiki disponible sur http://wiki.commons.gent
  • Plus de 80 entretiens et conversations avec les principaux participants et responsables des projets autours de ces communs
  • Un questionnaire écrit qui a été renvoyé par plus de 70 participants
  • Une série de 9 ateliers thématiques : ‘la nourriture comme Commun’, ‘l’énergie comme Commun’, ‘le transport comme Commun’, etc.
  • Un atelier sur le financement des Communs, basé sur la méthodologie développée par Stephen Hinton, qui examine les opportunités économiques, les difficultés d’implémentation et les modèles utilisés par les projets communs

Le rapport comprend quatre parties

La première partie fournit le contexte sur l’émergence de communs urbains, dont la taille a été multipliée par 10 en Flandre au cours des dix dernières années selon l’analyse du bureau d’études Oikos. Cette partie se concentre sur le défi que l’émergence de ces communs urbains représente pour la ville, les pouvoirs publics, les acteurs du marché et pour les organisations traditionnelles de la société civile. L’objet est comprendre la façon dont la nouvelle logique contributive des communes défie (mais enrichit également) la logique de la représentation des politiques démocratiques européennes, et dans ce cas particulier, au niveau d’une ville.

Nous examinons également les opportunités inhérentes aux nouveaux modèles, comme une participation plus active des habitants à la construction de leurs villes, à la résolution des défis écologiques et au changement climatique, ainsi qu’à la création de nouvelles formes de travail qui apporte plus de sens au niveau local.

La deuxième partie du rapport donne un aperçu du développement des communs urbains à un niveau global, en particulier dans les villes européennes. Nous examinons de plus près les expériences mises en place à Bologne (avec le règlement de Bologne pour les soins et la régénération des communs urbains, adopté par de nombreuses autres villes italiennes ), à Barcelone (les politiques de la nouvelle coalition politique de En Comu), à Frome au Royaume-Uni (pour sa coalition civique qui a remplacé les partis politiques traditionnels aux commandes de la mairie), ainsi qu’à Lille avec son expérience d’une Assemblée de Les Communs comme une voix et une expression des communs locaux.

La troisième partie aborde l’analyse des communs urbains à Gand elle-même, en soulignant certaines de leurs forces et faiblesses.

La quatrième partie, sur la base de l’analyse menée dans les sections précédentes nous amène à des recommandations en termes d’adaptation institutionnelle afin d’appréhender les nouvelles exigences émanant de l’usage de ces communs. Il s’agit d’un ensemble de 23 propositions cohérentes pour mettre en place des communs publics que la ville pourra utiliser dans ces processus de co-création. D’une certaine manière, cela représente le passage des ‘communs urbains’ à une vision plus ambitieuse d’une «ville des communs».

Le contexte de l’émergence des communs urbains

Nous définissons les biens communs comme une ressource partagée, mise en copropriété ou co-gestion par une communauté d’utilisateurs et d’intervenants, et qui obéit aux règles et normes de cette communauté. Il ne peut pas y avoir de ‘commun’ sans coproduction active (le ‘faire’ en commun), et sans le respect de règles sociales et d’auto-gouvernance pour guider ce ‘faire en commun’. Ainsi, cette approche diffère des biens et services dits publics, des biens et services répondant de la ville ou de l’État, ainsi que des propriétés privées gérées par leurs détenteurs. Une étude néerlandaise de Tine De Moor (Homo Cooperans), ainsi qu’une étude pour le gouvernement Flamand par le Think Tank Oikos confirment une forte augmentation du nombre d’initiatives civiques reposant sur des communs (‘reposant sur des communs’ signifie que des aspects importants de ces initiatives sont organisés autour d’un commun). Cette augmentation est liée à une prise de conscience croissante parmi diverses catégories de citoyens qu’une transition sociale et écologique est nécessaire compte tenu de l’échec relatifs de l’Etat et du marché. Cette prise de conscience a été renforcée par la crise économique et systémique de 2008, qui a vu les pouvoirs publics se désengager de leurs responsabilités de gestion des infrastructures communes.

Cependant, ces nouveaux communs urbains ne peuvent exister «par eux-mêmes» en tant que projets et entités entièrement autonomes coupés du reste des structures économiques et sociales. Ils doivent nécessairement interagir avec les pouvoir publiques ‘étatiques’ et les marchés commerciaux, afin d’accéder aux ressources dont ils ont besoin.

Ainsi, ces communs représentent aussi un défi pour les autres institutions:

  • C’est un défi pour la ville, car les communs revendiquent des ressources publiques et privées, régies par la ville. Ils revendiquent aussi des biens privés laissés en désuétude depuis un moment. L’auto-gouvernance au sein des communs, qui prend le plus souvent la forme d’une logique contributive (ce sont les contributeurs et participants qui gèrent les projets – pas nécessairement tous les citoyens) est également un défi pour la démocratie représentative. Les ‘commoners’ ont une double exigence : obtenir le soutien des institutions, tout en ayant peu envie de se soumettre au contrôle et limitations de leur autonomie.
  • C’est un défi pour les forces du marché, qui peuvent se retrouvées remises en cause par des projets communaux lorsque les solutions offrent des alternatives aux arrangement privés et commerciaux. Les projets communaux peuvent aussi mettre à jour le caractère extractif des forces du marché qui reposent sur des ‘enclosures’ que les communs rejettent, créant des relations conflictuelles …
  • C’est aussi un défi pour les organisations traditionnelles de la société civile, définies et construites par adhésions, des cadres professionnels et une gestion bureaucratiques, éléments souvent rejetés par les initiatives basées sur les communs.

Les biens communs requièrent une ville «partenaire», qui permet et soutient les initiatives civiques basées sur les communs. Ils requièrent des types de marchés qui soutiennent l’approche des communs et créent des moyens de subsistance pour les principaux contributeurs. Ils nécessitent aussi le soutien des organisations de la société civile.

Une découverte importante émanant de notre analyse des 500 projets autour des communaux urbains de Gand est que leur structure ressemble fortement à celle de l’économie numérique des communs née de l’explosion de l’internet et du pair à pair. Cela signifie que, au cœur des communs urbains, nous trouvons des communautés productives fonctionnant grâce à des contributions ouvertes et volontaires. Cela signifie que ces communs urbains et leurs plates-formes arrivent à produire des formes marché génératives si elles sont suffisamment élastiques, résilientes et autosuffisantes au fil du temps. Cela veut dire que des coalitions entrepreneuriales ont une relation constructive les communs et les commoners, et qu’elles sont soutenues par les autorités, agences et fonctionnaires de la ville, ainsi que par les organisations de la société civile qui se sont adaptées aux besoins des nouveaux citoyens-commoners.

Ces relations sont illustrées par le diagramme suivant :

Source : model Polygovernance, p. 58

Ce graphique montre les cinq points d’entrée dans l’économie des communs ou la ville intervient activement (bas de la figure), les 3 piliers de l’économie des communs, ainsi que les processus et institutions qui pourraient être mis en place comme méta-structure afin de guider la collaboration entre les commoners, la ville et les entités économiques.

Il apparaît aussi clairement que les initiatives autour des communs et leur économie émergente représentent un fort potentiel pour la vie sociale et économique de la ville.

Les trois principaux potentiels sont, à notre avis, les suivants :

  • Les biens communs constituent une partie essentielle de la transition écologique : les infrastructures partagées et mutualisées ont une empreinte environnementale nettement plus faible que les systèmes basés sur « l’individualisme possessif », ceci à condition que cela soit mis en place de manière réfléchie et systémique. Un bon contre-exemple illustrant cette condition est la concurrence effrénée entre les conducteurs VTC (le modèle d’Uber) qui s’avère totalement contreproductif et annihile les avantages environnementaux du concept original (l’idée était d’utiliser des places vacantes dans des voitures qui circulaient à vide, pas de créer une flotte de nouvelles voitures ex nihilo). Des réductions substantielles l’empreinte matérielle (et de l’empreinte carbone) sont possibles avec les modèles centrés sur les communs.
  • Les biens communs sont un moyen de réindustrialisation la ville suivant le modèle dit de « cosmo-localisation » qui allie le « penser global » (les techniques et savoirs faire sont partagées globalement) et re-localisation intelligente de la production. Un exemple est la façon dont la ville pourrait rétablir des sources locales et saines pour le repas des cantines des écoles publiques (5 millions de repas par an, sans compter les autres établissements publics qui pourraient adhérer à un tel programme). Une initiative alliant l’approvisionnement auprès des agriculteurs bios urbains / rurban en circuits courts, le transport sans carbone (Gand est plat, ce qui permet l’acheminement a vélo) et la cuisine locale, créerait des centaines d’emplois dans l’économie locale. Socialement, cela signifierait des emplois non seulement pour les cols blancs mais aussi pour les cols bleus qui ont été durement touchés par le modèle de mondialisation néolibéral écologiquement insoutenable.
  • La démocratie représentative est, pour un certain nombre de raisons interconnectées, en crise profonde et face à une crise de confiance. Et le monde de la production est encore presque entièrement non démocratique. A contrario, les communs reposent sur l’autonomie et l’auto-gouvernance des systèmes de production de valeur, et sont donc l’un des rares espaces de vraie démocratie et de participation. Des communs inclusifs et diversifiés pourraient au minimum offrir un complément à la démocratie représentative actuelle, créant ainsi un système de « Démocratie + », renforcé par la participation, délibération et modèles de gouvernance multipartite en coopération avec les initiatives des communs.

Analyse de la situation à Gand

Gand est une ville dynamique de près de 300 000 habitants, dont un grand nombre de jeunes et d’étudiants. C’est une ville dans laquelle les communs ont déjà une présence forte et bénéficient du soutien d’une administration municipale active et impliquées.

  • Une tradition de coalitions de centre-gauche a créé une culture politique et administrative distincte avec de nombreux fonctionnaires de la ville impliqués. La ville œuvre activement pour la réduction des émissions carbone, pour la réduction du trafic, et dispose de facilitateurs de quartier, de facilitateurs sociaux, de médiateurs dans les écoles, de travailleurs de rue et d’autres types de personnel très actifs au niveau local. Cela inclut différents types de soutien pour les initiatives communes
  • La ville a une politique volontaire pour soutenir l’utilisation temporaire de terrains et bâtiments vacants par des groupes communautaires.
  • La ville compte environ 500 initiatives axées sur les communs dans une variété de secteurs : la nourriture, l’hébergement, la mobilité, etc. Beaucoup d’entre elles sont actives autour de la nécessité de transitions socio-écologiques dans leurs domaines et quartiers respectifs

Ces aspects positifs devraient être tempérés par les problèmes suivants :

  • Les efforts de la ville ainsi que et les initiatives autour des communs sont très fragmentés ;
  • De nombreux obstacles réglementaires et administratifs entravent l’expansion des initiatives reposant sur des communs. Le logement mutualisé est un exemple: nous avons reçu de la part de militants de ce secteur une note de 7 pages listant toute une série d’obstacles ;
  • Bien qu’il existe un certain nombre d’espaces fablabs / coworking et certaines initiatives artisanales, il existe encore peu d’activités autour de l’Open Design en vue d’une production réelle ;
  • Bien que dotée d’une large université active dans le domaine de la durabilité, les liens entre l’université et les projets issues des communs sont ténus, et certaines de ses composantes sont parfois clairement hostiles aux projets ‘open source’ ;
  • Bien que bon nombre des principaux militants des communs soient confrontés à des modes de vie et des revenus précaires, ils détiennent des connaissances importantes et comptent parmi les plus anciens membres de la communauté. Il existe de nombreux projets autour des communs dans les communautés issues de l’immigration, mais ils sont pour la plupart limités aux appartenances ethniques et religieuses, et il y a encore relativement peu de cross-over. Il existe cependant des contre-exemples réussis tels que les initiatives dans le quartier de Rabot.
  • Les organisations issues de la société civile jouent un important rôle en soutenant les projets urbains, mais peut-être se considèrent-ils utiles pour les groupes et populations les plus vulnérables et non comme des ressources clés hautement productives
  • Malgré le soutien de la ville, les principaux biens communs potentiels sont en grande partie fermés et vulnérables à l’extraction privée. Ainsi, les modèles actuels ne remettent pas vraiment en cause le consensus général mais offrent les moyens de coexister avec les principaux déséquilibres.
  • Malgré sa longue histoire d’auto-organisation avec les guildes du Moyen Âge et un mouvement ouvrier très fort au 19ème siècle, le secteur coopératif et ses mécanismes de soutien sont assez faibles. L’infrastructure censée soutenir le secteur coopératif est faible ou inexistante, et en conséquence pas assez robuste pour soutenir un secteur coopératif qui nécessiterait des infrastructures communes.

Propositions pour l’administration municipale

La logique générale de nos propositions est de mettre en avant des innovations institutionnelles réalistes mais importantes qui peuvent conduire à de nouveaux progrès et à l’expansion des communs urbains à Gand, afin que la ville puisse atteindre ses objectifs écologiques et sociaux.

Nous proposons des processus et des protocoles publics-sociaux ou partenariats publics pour rationaliser la coopération entre la ville et les commoners dans tous les domaines nécessitant une intervention humaine.

L’objet de la section qui suit n’est pas de résumer toutes les propositions, mais de mettre en exergue leur logique sous-jacente.

Ce graphique (« de voorgestelde transitiestructuur in Gent ») montre la logique sous-jacente générale.

Les initiatives des communs peuvent soumettre leurs propositions et requêtes à un ‘City Lab’, qui prépare un «Accord des Communs» entre la ville et l’initiative. Le modèle s’inspire des pratiques mises en place par la ville de Bologne avec sa «Bologna Regulation for the Care and Regeneration of the Urban Commons ».

Sur la base de ce contrat, la ville soutient des alliances spécifiques entre Commoners, organisations de la société civile, la ville elle-même, et le secteur privé, ceci afin de mettre en place des soutiens mutuels entre ces différents acteurs.

Ce graphique («model transitieversterkend platform») décrit une infrastructure institutionnelle intersectorielle pour l’élaboration et l’élaboration d’une politique des communs, divisée en «zones de transition».


Ce modèle émane des pratiques déjà existantes autour de la transition alimentaire, qui est loin d’être parfaite mais qui selon notre analyse possède néanmoins la logique institutionnelle à même de mener à des résultats probants.

La ville a en effet lancé une initiative, ‘Gent en Garde’, qui soutient les cinq objectifs des organisations issues de la société civile actives dans le domaine de la transition alimentaire (aliments bio locaux, production équitable), et qui fonctionne comme suit.

La ville a lancé un ‘Food Council’, qui se réunit régulièrement et qui pourrait participer à la politique alimentaire. Ce conseil reflète les acteurs en présence et possède les forces et les faiblesses de toute organisation représentative. Mais il compte également parmi ses membres le «food working group» qui regroupe les membres travaillant à cette transition au niveau “grassroots” qui suivent une logique contributive, où chaque contributeur a une voix. Selon nous, c’est cette combinaison de logique à la fois représentative et contributive qui est la mieux à même de créer une Démocratie + super-compétente, en cela qu’elle dépasse les limites de la représentativité intègre la logique contributive des Commoners. Mais comment les Commoners peuvent-ils peser d’un poids politique important? Cela nécessite une voix et la capacité de s’organiser. Nous proposons donc la création d’une Assemblée des Communs pour tous les citoyens actifs dans la co-construction des communs, et d’une Chambre des Communs pour tous ceux qui créent des moyens de subsistance autour de ces communs; ceci afin de donner plus de pouvoir et poid social à ces communs.

Ce processus essentiel de participation peut être répliqué dans tous les domaines de la transition, et permettrait d’obtenir le soutien de la ville et des institutions pour aboutir à l’Énergie en tant que commun, la mobilité en tant que commun, le logement en tant que commun, la nourriture en tant que commun, etc.

Nous proposons également ce qui suit (non exhaustif) :

  • La création d’un service d’assistance juridique ayant au moins un représentant de la ville et un représentant des communs afin de résoudre les situations de blocage éventuel, en trouvant des solutions aux obstacles réglementaires
  • La création d’un incubateur pour une économie collaborative basée sur les communs. Incubateur qui se concentrera spécifiquement sur des défis des start-ups ‘génératives’  c.a.d. les entreprises qui soutiennent l’expansion des communs, sans exploiter ni les contributeurs, ni les ressources communes utilisées
  • La création d’un véhicule d’investissement, la banque des communs, qui pourrait être une banque municipale fonctionnant sur mode de gouvernance public-social, c.a.d. un mode de gouvernance qui inclut une multi-gouvernance des acteurs sociaux, et non privées
  • Augmenter la capacité des terres et des bâtiments temporaires, et oeuvrer vers des solutions plus permanentes pour résoudre la crise du logement affectant les commoners et citoyens
  • Le soutien plates-formes coopératives comme alternatives aux formes les plus extractives de la mal-nommée ‘sharing economy’
  • Aider au développement des infrastructures mutualisées («protocole coopératif»), à travers la coopération interurbain (par exemple éviter le développement de 40 différentes alternatives à Uber dans 40 villes différentes)
  • Faire de Gand “la” ville incontournable des communs en promouvant la marque «Gand, Ville des Communs». Par exemple en incitant la venue des visiteurs pour les conférences des communs, etc.
  • Suivant l’expérience du collectif d’usage de l’ancienne bibliothèque NEST, nous proposons de généraliser des appels d’offres non-compétitif mais complémentaires, c.a.d les ‘appels aux communs’ qui privilégient les coalitions les plus inclusives et complémentaires

Nous proposons également:

  • Un projet spécifique pour tester la capacité de la «production cosmo-locale» à créer des emplois locaux significatifs (aliments bio pour les déjeuners scolaires), et à tester le rôle potentiel des institutions et fournisseurs sociaux
  • L’organisation d’un CommonsFest le 28 octobre, avec la tenue d’une première Assemblée des Communes
  • Un projet pilote autour de la «finance circulaire» générant des économies dans le budget de la ville grâce à l’élimination d’«externalités négatives». Ces économies peuvent être réinvesties dans les projets communs (par exemple, réinvestir les économies réalisées sur la purification d’eau pour soutenir l’acquisition de terres pour les agriculteurs biologiques)
  • La mise en place d’une unité de production expérimentale basée sur la fabrication distribuée et le design ouvert
  • Des projets qui intègrent des institutions du savoir telles que l’université avec les projets communs ‘grassroots’

Photo de l’entête : estefaniabarchietto (CC BY-NC-SA 2.0)

Michel Bauwens : « Il faut que la gauche sorte de la croyance dans l’État-nation »

L’économiste belge Michel Bauwens est connu pour être le chantre du pair-à-pair et le fondateur de la P2P Foundation. Janique Laudouar, lectrice d’Usbek & Rica, l’a rencontré en février dernier à Chiang-Mai, en Thaïlande, avant qu’il ne rejoigne la Belgique pour un projet de cartographie des communs, à Gand. L’occasion de parler comptabilité contributive, bouddhisme digital, mais aussi d’une coalition mondiale de collectifs pour, peut-être, sauver le monde.

Comment se porte l’économie collaborative censée être en train d’émerger ?

Il y a actuellement une crise systémique. En Europe, on vient d’un système féodal, avec l’idée de base que l’homme est mauvais, mais que si on écoute les commandements divins, on peut s’améliorer. Ensuite, on a eu les idées de Hobbes et de Smith, pour qui l’homme est égoïste et recherche d’abord son plaisir, son intérêt. On a bâti un système là-dessus, qui a abouti à naturaliser une pratique extractive présentant deux dangers, l’un écologique et l’autre social. Mais cela produit trop d’inégalités, le système ne tient plus, il y a trop de contradictions, d’instabilité sociale. La réponse qui est en train d’émerger doit être systémique, elle ne peut pas simplement être économique.

Lire la suite de l’article sur le site usbeketrica.com…

Image à la une : crédit Chiara Dottola.

Philosophie et pratiques de l’Atelier Paysan

Entretien de Michel Bauwens avec Julien Reynier et Fabrice Clerc de l’Atelier Paysan

L’Atelier Paysan est une coopérative française qui conçoit avec les paysans des machines et des bâtiments adaptés aux pratiques spécifiques de l’agroécologie paysanne. En plus de diffuser les plans en libre sur son site Internet, l’Atelier Paysan organise l’hiver des sessions de formation autoconstruction, pendant lesquelles les agriculteurs se forment au travail des métaux et construisent un outil avec lequel ils repartiront sur leur ferme. L’Atelier Paysan participe à la souveraineté technologique des paysans en leur permettant de développer une autonomie par la réappropriation des savoirs.

 

Michel Bauwens : Quelle a été la genèse du projet Atelier Paysan ?

Les “planches” de culture en maraîchage sont les bandes de terres sur lesquelles on cultive. Généralement, on ne fait pas attention au passage des roues du tracteur qui compactent le sol. L’année suivante, les agriculteurs peuvent cultiver sur ces traces. L’idée des “planches permanentes” est de former des planches de culture pérennes de manière à ce que les roues du tracteur passent toujours au même endroit. Il faut des outils pour former ces planches en buttes (les cultures sur buttes se réchauffent mieux au soleil, gardent mieux l’humidité, drainent mieux l’eau).

Julien et Fabrice : le projet est né en 2009 de la rencontre de Joseph Templier, maraîcher bio auto-constructeur du GAEC “Les Jardins du Temple” en Isère (au sud-est de la France, proche des Alpes), avec Fabrice Clerc, alors technicien de l’association de développement local de l’agriculture biologique Adabio, créée  en 1984 pour aider à améliorer les pratiques, trouver des ressources, partager des savoirs….

Joseph utilisait avec ses collègues sur la ferme des outils très pertinents pour travailler le sol, notamment adaptés à une technique culturale innovante appelée “planches permanentes”. Beaucoup de jeunes agriculteurs venaient se former aux techniques, au système, à l’organisation des “Jardins du Temple” pour les reproduire sur leur ferme, dans leur projet d’installation. Dans le même temps, Fabrice se déplaçait beaucoup de fermes en fermes sur la zone Rhône Alpes pour recueillir et diffuser des savoirs et savoir-faire paysans.. L’idée de Fabrice et de Joseph a alors été de pouvoir essaimer largement les outils inventifs utilisés sur cette ferme, bricolés et assemblés à partir de matériaux de récupération, de vieux outils réaménagés. Pour cela, il a fallu faire un peu de standardisation, pour être en mesure de publier des plans dont on peut construire l’outil à partir de pièces et accessoires que l’on peut trouver chez n’importe quel quincaillier.

 

MB : votre approche semble très pragmatique. Pourtant quand je lis les textes de votre site internet, c’est aussi une démarche très pensée (approche philosophique, politique,…). Comment êtes-vous passés d’une approche à l’autre ?

J&F : nous avons posé des mots pour dire ce qui était en train de se réaliser. Un certain nombre de paysans des Alpes concevaient de manière isolée leurs propres machines, adaptées à leurs contextes. Nous avons recensé et compilé tout ça dans un guide. Dans le processus de construction de ce guide il nous a semblé utile de caractériser notre démarche : d’abord le recensement d’innovations sur le terrain, puis répondre à la question ”quel sens ça a tout ça ?”. Pourquoi traditionnellement ces innovations ascendantes sont-elles sous-traitées à l’industrie de production des équipements et pourquoi le monde paysan s’est-il effacé des processus de conception ? Alors que le paysan et l’artisan du village concevaient autrefois ensemble les machines nécessaires. Le paysan a disparu de la chaîne d’innovation.
Il n’y a pas que dans le domaine paysan que cela se produit : il est possible de faire des ponts avec d’autres dynamiques dans d’autres activités comme les ateliers de bricolage partagé, et d’envisager le Do It Yourself du point de vue de la construction humaine/sociale. Par exemple, à Grenoble une dizaine d’ateliers de travail du bois avec mise à disposition des machines outils, ou des initiatives d’auto-rénovation de logements. Ce sont des facteurs d’émancipation, d’inclusion, de réinsertion sociale. Depuis 6 ou 7 ans, nous réfléchissons beaucoup à l’ensemble de ces questions. Nous n’avons pas envie de simplement faire des machines. C’est une expérience totale qui consiste à penser le geste quotidien et dans quelle démarche politique il s’inscrit.

Le discours politique vient traduire une demande sociale de terrain très forte. Le guide de l’auto-construction est le premier ouvrage que nous avons publié en 2012. C’est la somme du premier recensement sur le terrain de seize machines adaptées au maraîchage biologique.

Ces machines, qui sont low tech (construction, conception) font appel à un très gros savoir faire artisanal. Elles ne souffrent pas la comparaison avec les machines high tech. Nos machines sont trois à quatre fois moins chères pour une efficacité égale ou supérieure à celles du commerce. Pourquoi cette recherche d’autonomie n’est-elle pas plus mise en valeur ? Il s’agit-là de la question de la souveraineté technologique des paysans.

C’est quelque chose qui revient à la mode, réapproprié par le milieu militant paysan. Le mot « paysan » était jusqu’au années 1980 un gros mot utilisé pour disqualifier. Aujourd’hui au contraire ça désigne quelqu’un qui n’est pas seulement un extracteur de matières premières agricoles, mais qui fait partie d’un terroir, qui est connecté à un écosystème et à une vie sociale. Le mot « agriculteur » correspond à l’invention d’une profession spécialisée, segmentée. Aujourd’hui on dit même “producteur”, “exploitant”, ou “chef d’exploitation”. Les logiques industrielles, économicistes envahissent l’agriculture.

 

MB : quels sont les développements du projet aujourd’hui ?

J&F : la démarche est ouverte à tout le champ de l’agriculture biologique et paysanne à taille humaine. Elle a commencé autour du maraîchage biologique, mais elle s’ouvre aujourd’hui à toutes les filières : arboriculture, élevage, viticulture…

Par exemple, nous pouvons accompagner la re-conception des bâtiments d’élevage, de stockage. Pour les maraîchers qui veulent ajouter à leur production un peu d’élevage de volaille, nous travaillons aussi autour de la question des bâtiments mobiles.

En fonction des demandes des groupes de paysans sur le terrain, notre plateforme de ressources va s’activer pour co-concevoir les outils adaptés aux pratiques spécifiques d’une agriculture biologique et paysanne. On veut que ces outils puissent servir aussi aux agriculteurs conventionnels pour les accompagner vers une démarche plus autonome et plus économe. On apparaît de plus en plus crédibles parce qu’on a vocation à être un outil à disposition de tous les agriculteurs. La plupart de nos usagers sont déjà dans cette démarche là, mais les principes techniques développés visent à ce que les agriculteurs conventionnels ne soient plus effrayés par les techniques exigeantes, riches en savoir-faire, de l’agroécologie paysanne.

Le projet a démarré en 2009 à l’ADABIO, une association locale de producteurs bio, mais très rapidement la démarche a pris une telle ampleur qu’on a créé en 2011 une association transitoire qu’on a converti en coopérative en 2014 : L’Atelier paysan. Cette aventure humaine laisse une très grande place à la rencontre. A chaque rencontre, on a fait des pas de côté, des sauts de puce ou des grands sauts. On est aujourd’hui 11 permanents, et pas mal de saisonniers, ainsi que des volontaires en service civique. Chacun vient avec ce qu’il est. La démarche est très liée à ce que chacun y apporte. Nous sommes très attentifs aux demandes qui nous parviennent, et nous en avons de plus en plus !

 

MB : quel est votre modèle économique ?

J&F : Nous fonctionnons à 65% par auto-financement et 35% de financements publics. Selon nous, ces derniers représentent des contributions normales à notre effort de production et de diffusion de biens communs. Nous estimons que nous sommes dans le champ de l’intérêt général et que les collectivités doivent participer. Malheureusement, avec la droite réactionnaire arrivée au pouvoir dans beaucoup d’endroits, ces soutiens ont été considérablement réduit.

Nous sommes cependant relativement plus à l’abri que d’autres structures parfois subventionnées à 80%. Les 65% d’auto-financement viennent de notre activité de formation autoconstruction. En France il existe des fonds communs de formation professionnelle qui peuvent prendre en charge le coût des formations. Nous réalisons également une marge sur les commandes groupées pour les approvisionner les stages.

Nous allons lever des fonds de plus en plus auprès des citoyens : si on souhaite changer le modèle agricole / alimentaire, l’ensemble de la société est concerné. C’est pourquoi nous avons mis en place un partenariat avec un fond de dotation Citoyens Solidaires en capacité de récolter des dons et de les défiscaliser. C’est un dispositif qui permet aux citoyens de choisir là où va une partie de leurs impôts. Nous souhaitons sensibiliser les citoyens à nos travaux pour qu’ils soient amenés à contribuer à la souveraineté économique de l’Atelier paysan

 

MB : Quel est votre relation avec d’autres mouvements paysans ou sociaux ?

J&F : l’Atelier Paysan se positionne comme un des acteurs du projet alternatif alimentaire, un outil supplémentaire de l’économie sociale et solidaire agricole
En tant qu’activistes de ce milieu, nous avons naturellement voulu nous associer avec les structures qui représentent le milieu agricole, pour se faire connaître, pour qu’ils relaient nos informations, nos contenus techniques et pour brasser nos différents usagers. De plus, la question de la machine agricole n’était que très peu traitée par les structures existantes.

Par ailleurs nous avons une activité de sensibilisation, notamment depuis un an via l’association Inpact qui réunit une dizaine d’associations au niveau national. Nous avons été porteurs de la question de la souveraineté technologique des paysans dans ce cadre, en particulier pour documenter et dénoncer d’une part le sur-dimensionnement de l’outil de production des fermes, et d’autre part, l’introduction de la robotique, du numérique, avec un programme, des moyens, du financement public, et l’appui des milieux techno-scientifiques.

Au niveau international, nous sommes dans le réseau Via Campesina. Nous avons participé au 2e forum de Nyéléni sur la souveraineté alimentaire (en octobre 2016 en Roumanie) où nous avons évoqué les agroéquipements en disant qu’il ne peut pas y avoir de souveraineté alimentaire sans souveraineté technologique paysanne.

Au forum nous y avons rencontré des espagnols, des roumains, des autrichiens, des tchèques, des hongrois, qui sont très intéressés par les questions autour de l’outil de travail des paysans. Nous avons montré une exposition avec des dessins, des fiches techniques qui ont vraiment interpellé les gens. Ce n’était pas spécialement un champ d’exploration de ces militants, et là, quelque chose s’est passé. Personne en Europe n’a encore mis en place une plateforme comme celle de l’Atelier paysan qui permette de documenter, disséminer la connaissance (fiches techniques, formation auto-construction…).

Nous sommes allés au Québec en janvier 2014 pour organiser une première formation autoconstruction en Amérique du Nord, avec la CAPÉ (Coopérative d’Agriculteurs de Proximlité Écologique) et l’EPSH (École professionnelle), autour du vibroplanche (maraîchage en planches permanentes). Désormais, ils programment de manière autonome des stages d’auto-construction à partir des outils partagés sur notre site internet.

Aux Etats-Unis, nous sommes en lien avec Farm Hack issue de l’organisation Greenhorns, elle-même issue d’un syndicat de jeunes paysans, le NYFC. Ils partagent des astuces sur le machinisme adapté via des hackatons et open-bidouille camps. Ils n’ont pas encore organisé la formation.

Nous avons également des échanges avec le Land Workers Alliance (adhérent de Via Campesina) en Angleterre : il y a 2 ans, ils ont organisé le premier événement Farmhack où nous sommes allés présenter nos travaux.

Chez nous, un agriculteur peut venir en formation et construire son outil : ça ne lui coûte pas très cher grâce aux fameux fonds de formation et aux commandes groupées de matériaux et accessoires. Le travail des métaux, les usages des outils (espèce de service après vente), les repartages (en utilisant la machine et en l’adaptant à leur contexte sous forme de versioning) : c’est toute cette méthodologie que l’on a envie de partager. Il y a un contexte très spécifique en France qui fait qu’une structure comme la nôtre peut s’appuyer sur des aides publiques encore importantes et des fonds professionnels mutualisés pour payer les stages (ce n’est pas le cas aux USA par exemple qui doit s’appuyer sur des fonds privés).

De manière générale, notre démarche est totale, c’est ce qui est excitant dans cette aventure. On se donne les moyens de faire avancer cette démarche, nous-mêmes et avec les autres acteurs. D’un point de vue pratique, à un c’est bien, mais à plusieurs on va largement plus loin. On peut penser des questions d’ordres politiques, économiques, ce qui est un facteur d’accélération et d’efficacité. La question de la machine agricole est un impensé politique et scientifique. Dans l’ensemble, sur tout un tas de questions qu’on pose, il n’y a pas de production scientifique. Le 5 avril prochain nous organisons un séminaire sur la souveraineté technologique : nous avons peiné à trouver des interlocuteurs qui se sont déclarés eux-mêmes incompétents. Ce sont des questions auxquelles ils n’ont jamais été confrontés.

 

MB : Que pensez vous des “communs” en tant que concept politique ?

J&F : Nous souhaiterions être plus avancés sur cette question des communs. Nous partons du principe que la question de l’alimentation, comme l’eau potable, l’air que l’on respire, la biodiversité, sont des communs indispensables à protéger. Par ricochet, les moyens pour y parvenir (les savoir-faire, les terres agricoles, les communaux, les techniques…) doivent être par définition des communs puisqu’il s’agit de la survie de notre espèce. Tous les savoir-faire et les savoirs des paysans ne sont pas venu ex nihilo : ils sont issus de partages, de mise au pot commun, d’innovation partagée, ouverte. Nous voyons comme un scandale toute velléité de confisquer à des buts de rentabilité personnelle des solutions technologiques qui pourraient participer à une autre alimentation.
C’est une question que nous explorons et à laquelle nous essayons d’être attentifs.

Nous sommes attentifs aux régimes juridiques compatibles avec cette question des communs, aux licences libres, à ce qui pourrait le mieux traduire cette volonté de partage de connaissance que nous enrichissons par notre communauté d’usagers. Si nous utilisons des Creative Commons, nous sommes toujours en recherche de la licence qui exprimerait le mieux cette volonté de partage.

Le terreau de départ de nos travaux, ce sont les outils développés par Joseph : il a beaucoup participé à l’émergence de ces communs. Mais s’il a bricolé seul des machines, il les a réfléchi avec un groupe de travail de paysans qui souhaitaient adopter la technique cultural innovante des planches permanentes. Ses machines sont conçues dans un collectif. C’est donc le résultat de tout un tas de visites, de picorages des savoirs et savoir-faire chez ses pairs. Il avait le talent et l’énergie pour imaginer et fabriquer ces machines. C’est sa manière de contribuer, comme d’autres militants.

 

MB : Comment voyez-vous le changement social ? L’atmosphère politique n’est pas très positive pour le changement que nous souhaitons. Vous imaginez-vous travailler dans un “milieu hostile” ? Y a-t-il un complément poltique à votre travail ?

J&F : Il y a une question d’éducation populaire. La première marche du document sur la souveraineté technologique des paysans va participer à infuser les idées auprès des usagers, les partenaires politiques, etc… Certains participants à nos formations ne mettent pas beaucoup de temps pour s’approprier les idées/techniques et les diffusent eux-mêmes.

Nous commençons aussi à avoir pas mal de retours de chercheurs/penseurs, qui nous félicitent d’être venus sur cet impensé. C’est bien notre but car on ne va pas pouvoir tout produire : études scientifiques, pensée politique… Quels partenariats peut-on monter pour faire des communs de communs sur ces sujets ? On trouvera des épaules supplémentaires au gré des rencontres. On n’a pas de stratégie. Il n’y a rien de plus fort que le terrain pour diffuser notre manière de faire. Le raz de marée sera moins important, il n’y aura pas de buzz médiatique, pas de joli teaser sur fond de musique country, mais c’est beaucoup plus puissant. Quand les gens ont goûté à cette capacité d’auto-détermination, il y a une espèce de palier sans retour en arrière possible.

 

MB : Y-a-t’il des projets similaires au vôtre mais que vous critiquez et si oui pourquoi ?
J&F : Nous sommes assez éloignés d’un courant porté par un individu comme Open Source Ecology US avec une belle bande annonce mais qui ne nous semble pas ancré dans le réel. Aucune des machines ne fonctionne réellement… C’est un processus d’innovation descendant qui n’implique pas des usagers concrets. Ce sont des ingénieurs qui imaginent des choses un peu tout seuls.

Nous prenons aussi certaines distances avec les fablabs qui peuvent être des creusets à startups plutôt que d’éducation populaire. Pour nous, un fablab doit être un lieu d’éducation populaire et non pas d’expérimentation technologique à bas coût pour l’industrie.

Nous sommes à Grenoble, le berceau des nanotechnologies. Ici, le fablab est financé par l’industrie et des technologies de pointe. Il y a donc fablab et fablab… (travail du bois, engins à pédales,…), et ils sont en général inversement médiatiques à la qualité de ce qui est produit.
Il faut du financement pour faire fonctionner un fablab. En 2013, ceux qui ont gagné l’appel à projet du Ministère de l’économie numérique ne sont pas ceux qui font de l’éducation populaire. Comment financer l’intérêt général ?
Plus largement, si l’on entend par fablab des laboratoires d’innovation ouverte et partagée dans des démarches humaines, il y en a des dizaines de milliers en France. Il y a des écocentres, des tiers-lieux, des associations qui accompagnent à l’auto-construction, d’autres qui font de la réparation de vélos, de l’innovation sociale, humaine, économique. Ils ne sont pas forcément sur le champ de la haute technologie et sont moins médiatiques, mais ils travaillent sur des questions nécessaires.

 

MB : Où vous voyez-vous dans 10 ans ? Comment pensez-vous que sera le monde dans lequel vous allez évoluer ? Est-que vous vous projetez dans “l’arène globale” et si oui/non, pourquoi et comment ?

J&F : Le constat, c’est qu’aujourd’hui en janvier, nous ne savons pas trop où nous en serons à fin décembre. Cela s’est vérifié depuis le début de l’aventure. Nous sommes dans de l’exploration, et c’est très difficile de savoir où nous en serons même dans 3 ans.
Au bout de 5 ans nous avons déjà dépassé nos rêves d’il y a 3 ou 4 ans…!
Nos dynamiques collectives explosent, économiquement il va nous falloir trouver plus de moyens car humainement nous ne pourrons pas aller beaucoup plus loin
Nous refusons du travail tous les jours !
Une des pistes intéressantes à l’échelle de 3 ou 4 ans est de monter un centre de formation en propre sur une ferme avec un atelier centre de formation conforme à nos besoins, une plateforme logistique, une salle de cours, des bureaux, des garages, et des hébergements.
Pourquoi une ferme ? Pour avoir les pieds dans le sol, un vrai support d’expérimentation et un outil de travail à la hauteur de nos besoins. Aujourd’hui nous fonctionnons avec la frugalité de nos moyens, mais nous avons des pistes d’améliorations de nos travaux.
Dans les années qui viennent, au delà des concerts de rock à la meuleuse que nous avons organisés lors de nos Rencontres en juin 2016, nous avons des projets pour explorer une illustration de nos travaux au travers de l’art contemporain.

Parmi les perspectives, nous imaginons un réseau européen autour de la souveraineté technologique. Dans le milieu des associations de développement, de coopération internationale, il y a déjà cette idée depuis les années 70 autour des technologies appropriées : se réapproprier, aller vers la convivialité, connecter, tisser des liens partout en Europe pour qu’il y ait plus d’échanges entre nos différents pays.

Notre aventure n’est pas sans effort. Une partie de ce qui nous fait tenir c’est qu’on ne se refuse pas la poésie, le plaisir, être comme on est. Nous explorons à fond et de manière entière les pistes et les horizons qui s’offrent à nous.
Un des objectif pour lequel nous estimons être sur la bonne voie est le suivant : alors qu’en France le développement local a toujours été spécialisé, les choses se décloisonnent réellement aujourd’hui. Si on pense les choses de manière plus globale, on participera à développer quelque chose de plus riche, plus puissant et durable. Ce qui fait notre force c’est que nous maîtrisons toute la chaîne : du bricolage au niveau politique et collectif.

Nous sommes plein d’énergie : notre volonté c’est de témoigner pour dire que les champs que nous explorons avec les méthodologies que nous employons peuvent s’appliquer sur tout un tas d’autres choses.

Propos recueillis par Maïa Dereva

Photo : Axel Poisson-Courtial CC BY NC SA

De nouvelles formes organisationnelles pour un monde « pair à pair »

Ce texte est la préface d’un ouvrage collectif publié par la coopérative belge SMart à l’occasion de son assemblée générale constitutive qui aura lieu le 28 juin 2016. Les autres textes de l’ouvrage sont disponibles en ligne ici.

 

Jusqu’au dixième siècle, cinq siècles apres la chute “officielle” et politique de l’Empire Romain, les structures sociales de l’Empire étaient restées pratiquement inchangées : il y avait les maitres-propriétaires, les esclaves, et les hommes libres. C’était encore une économie où pour avoir la puissance et la richesse, il fallait envahir ses voisins… Mais à partir de 975, et les grandes mobilisations populaires du Mouvement de la Paix des Dieux, la société européenne fut changée de fond en comble, sur la base d’un nouveau contrat social qui donna une société féodale plus stable, mais aussi les villes libres gérées par les alliances de guildes. A partir de ce moment là, la richesse se mit à dépendre de la production terrienne, et du commerce dans et avec les villes. Il s’agissait ici d’un véritable changement du régime de valeur de tout un continent.

Au quinzième siècle, avec l’invention des nouvelles formes de comptabilité par les Templiers et les Franciscains, avec la Réforme religieuse, l’invention de l’imprimante, les bases d’une nouvelle société étaient encore une fois constituées, ce qui nous a donné l’économie mondiale, la dominance du marché, et finalement, apres la chute des monarchies absolues, le capitalisme contemporain.

Chaque fois, la civilisation a changé assez profondément, car ce sont des nouvelles institutions qui ont dû naître, pour canaliser le nouveau…

Voila donc ma conviction profonde : SMart représente l’émergence d’une nouvelle forme organisationnelle, vitale pour la transition que nous vivons.

Mais de quelle transition s’agit-il, et de quelles nouvelles formations avons nous besoin ?

L’économie actuelle est essentiellement “extractive”. Les acteurs dominants voient le monde comme une ressource, qu’elle soit naturelle ou sociale, à exploiter. L’idée centrale, est que si nous poursuivons tous simplement nos intérêts propres, le monde s’enrichira et ira mieux. Mais voilà, les signaux d’alertes sont partout. Le changement climatique, et l’épuissement des ressources démontrent qu’un systeme extractif global est en train de véritablement “manger” la planète. Et les signaux sociaux, après 30 ans de croissance des inégalites (voir le livre de Thomas Piketty), ne sont guère plus positifs. Partout, la polarisation sociale s’aggrave, et crée des déséquilibres supplémentaires.

Karl Polany, dans un livre classique “La Grande Transformation”, parlait déjà du “double mouvement”. Chaque fois que les forces du marché deviennent trop dominantes et créent des déséquilibres insupportables pour la société dans son ensemble, des contre-mouvements sociaux émergent pour rétablir cet équilibre. C’est pourquoi, après la grande crise de 1929, et la deuxième guerre mondiale, nous avons connu les Trente Glorieuses, résultat d’un nouvel équilibre et d’un nouveau contrat social.

Kojin Karatini, philosophe japonais et auteur du remarquable “The Structure of World History” qui nous donne une synthèse de toutes les transitions précédentes, décrit le fonctionnement de ce double mouvement. Le système actuel dit-il, est un système en trois éléments, qui représente 3 dynamiques sociales différentes, mais intègre sous la dominance des forces du marché : Capital-Etat-Nation. Le capital représente le marché, l’Etat représente la redistribution, et la nation représente l’éthique de la réciprocité communautaire. Donc, dans le double mouvement, ce sont bien les forces sociales de la nation qui se révoltent, forçant l’Etat à modérer les déséquibres qui viennent d’une logique de marché qui a perdu ses limites. Mais voilà, après 30 ans de néolibéralisme, on peut se demander si l’Etat peut encore se rebiffer pour ré-équilibrer le système. Et la forme-nation, qui reste importante, ne reflète plus la réalite organisationnelle trans-locale et trans-nationale des nouveaux réseaux. La forme étatique elle-même demande une transformation qui respecte plus la demande de participation et de co-création qui émane de la société civile et de ses citoyens maintenant éduqués.

C’est pourquoi certains penseurs, comme l’auteur de cette préface, pensent que nous sommes dans une transition bien plus profonde. Le “double mouvement” ne fonctionne plus. Nous avons besoin d’une transformation intégrative bien plus profonde !

Mais d’où viendrait-elle ? Essentiellement de la logique “pair aà pair” et de la capacité des citoyens à créer des communs. La démocratisation des réseaux a déjà encapacité trois millards d’êtres humains à non seulement se connecter et s’auto-organiser, mais aussi à créer de la valeur économique. Nous avons aujourd’hui des communautés productives dans pratiquement tous les secteurs d’activités, qui mutualisent leurs connaissances au niveau mondial. Tine de Moore, historienne des communs (et belge), dans son petit livre “Homo Cooperans”, nous a déjà montré que depuis 2005, il y a une croissance exponentielle d’initiatives civiques aux Pays-Bas; et une étude americaine, “Fair Use Economy”, parue en 2011, nous montre qu’un sixième de l’économie américaine est déjà organisée autour de “ressources partagées”.

Cette transition crée donc d’ores et déjà une “économie du commun”, où des travailleurs et entrepreneurs créent des ressources communes utilisables par tous (logiciel libre, design partagé), et une “économie du partage”, où les citoyens s’échangent directement des ressources, par le biais des nouvelles plateformes.

Mais tout n’est évidemment pas rose, ni facile, ni positif, dans un processus de transition.

Effectivement, elle crée aussi une nouvelle classe de travailleurs autonomes, d’auto-entrepreneurs (la différence entre les deux s’estompe). Or notre monde est entièrement organisé autour du modèle salarial. Et, comme les guildes qui ont organisé ceux qui quittaient le monde de l’inféodalisation de la campagne pour s’installer dans les villes, nous avons besoin d’organisations qui peuvent créer de la sécurite et de la solidarité pour ces nouvelles couches, qui représentent le nouveau monde en devenir. Pour une économie générative par rapport aux humains et de la nature, nous devons m-u-t-u-a-l-i-s-e-r, non pas de facon autoritaire, mais par une association libre de citoyens-producteurs.

Voilà pour moi l’importance essentielle d’une organisation de nouveau type, comme SMart, un OVNI qui represente l’avenir. Un avenir, où l’économie n’est plus “extractive” par rapport à la nature et les communautes humaines, mais “generative”. Autour de l’économie émergente du commun et du partage, nous avons besoin de moins de “captalistes” qui comme Uber et AirBNB “taxent” nos échanges sans ré-investir dans la sécurite des travailleurs-participants et les infrastructures nécessaires, mais des entrepreneurs autonomes et “génératif”, qui créent de la valeur pour cette nouvelle économie, plus durable et plus juste.

Une telle organisation doit tout d’abord créer une sécurite de vie pour ces membres, et le Fonds de Garantie Mutuelle de SMart en est un excellent example. Une telle organisation doit permettent une vraie démocratie “pair à pair, tout en garantissant une force de frappe sociale, il faut donc en même temps pouvoir projeter une unité dans l’action.

Les processus participatifs de SMart vont tout à fait dans ce sens. Ensuite, une telle organisation, ne peut plus simplement être liée à l’Etat-Nation, mais doit représenter les nouveaux aspects trans-locaux et trans-nationaux d’un monde auto-organisé par les réseaux. Là aussi, les efforts de SMart pour créer une coopérative à l’échelle européenne, vont tout à fait dans ce sens…

Il y a un autre aspect très important. Pour changer notre société, pour mener à bien une transition dans les meilleures conditions possibles, il ne faut pas diviser, mais unifier, trouver du “commun” à travers nos multiples différences. Le monde du salaire s’affaiblit, mais il est toujours là et le restera pour bien longtemps; ce qui est à rejeter dans le salaire ce n’est évidemment pas le revenu stable et la sécurite mais la subordination anti-démocratique qui persistent dans le monde économique; par ailleurs le monde des travailleurs autonomes est en augmentation, mais eux et elles se trouvent le plus souvent dans une précarite inacceptable. Or il faut bien reconnaitre que les syndicats classiques n’ont pas bien réussi à défendre ce nouveau monde. Il fallait donc trouver le chainon manquant, qui peut unifier le monde du salaire et le monde des travailleurs autonomes, un chaînon qui peut créer une unité dans les volontés émancipatrices du monde de l’ancien et du nouveau travail. C’est tout l’intérêt de ces nouvelles “mutuelles de travail” comme SMart.

Bravo, et continuez le combat !!

 

Valeurs, revenus et transition

Les transitions des systèmes de valeurs

Ce qui est reconnu comme valeur est socialement construit. Il apparaît ainsi des régimes historiques où des formes de valeurs sont dominantes par rapport aux autres.

C’est ce que Kojin Karatani démontre en affirmant que l’étude des modes d’échanges plutôt que des modes de production permet d’expliquer de manière plus pertinente le fonctionnement de la société.

A la P2P Foundation, nous apprécions par ailleurs le point de vue développé par l’anthropologue Alan Page Fiske dans son ouvrage « Structures of Social Life » dans lequel il développe un quadruple modèle des relations intersubjectives :

  • la participation commune : il n’y a pas de propriété privée, les ressources sont mutualisées, il n’existe pas d’échange entre les individus donc pas de quiproquos. Les individus utilisent et contribuent  à une ressource mise en commun. Ce stade a perduré pendant des milliers d’années pour de petits groupes nomades.
  • l’échange égalitaire : c’est une économie du don dans laquelle le don crée une obligation de retour. La réciprocité est la règle d’or qui permet la création de flux de ressources (« Je reçois donc je donne »). Ce système est observé dans les systèmes sédentaires de clans et de tribus.
  • la relation autoritaire : une relation s’institue entre celui qui protège et celui qui lui fournit des ressources en échange. Dans ce système, c’est le protecteur qui redistribue les ressources à sa guise. On observe ce fonctionnement dans les systèmes féodaux, étatiques et hiérarchiques.
  • le marché : il s’agit d’un commerce d’objets où les valeurs d’échanges sont devenues abstraites. Le système capitaliste fonctionne sur ce principe.

Au cours de l’histoire, il y a toujours un modèle dominant au cours d’une période donnée, mais les quatre modèles coexistent à toutes les époques. C’est ainsi que l’on observe de grandes transitions historiques d’un système dominant à l’autre.

Dans l’ouvrage « La première révolution européenne » de Robert I. Moore, on voit comment on est passé d’un système qui était romain (maîtres – esclaves – hommes libres) et une économie tributaire au système féodal.

Selon la P2P Foundation, nous sommes actuellement dans un régime de transition du système capitaliste vers un système où la participation aux communs va redevenir dominante. Notre travail consiste à observer et synthétiser les signaux faibles de cette transition, signaux dont le nombre augmente et la fréquence d’apparition s’accélère. Nous réalisons donc une argumentation empirique : nos observations visent à démontrer qu’il y a un retour du commun et de la mutualisation.

Le rôle de la technologie

C’est l’encapacitation de la dynamique P2P par le développement de la technologie qui crée cette potentialité d’émergence de nouvelles formes sociales. Aujourd’hui, mutualise rest devenu presque plus facile que de privatiser, surtout dans un contexte de crise. Il y a convergence entre les besoins des individus et cette mutualisation.

Au départ, cette forme de mis en commun n’est pas un projet politique. C’est un fait empirique basé sur des choix pragmatiques qui entraînent des changements de l’éthique et de la vision du monde. Cela entraîne un changement de conscience qui, à moment donné, devient aussi politique.

Dans ce nouveau régime de valeur, les gens peuvent contribuer librement à des biens communs que tout le monde peut utiliser. Le seuil de participation est plus faible donc il est plus facile de s’impliquer. Cela a commencé avec l’avènement du navigateur web en 1995 qui a libéré les communs immatériels en premier (logiciel libre,…). Et nous entrons maintenant dans une deuxième phase où cette capacité de cérer des grands systèmes sociaux à l’échelle mondiale commence à influer sur la façon dont on peut s’organiser pour la production physique.

Pour nous, quand de nouvelles solutions émergent au sein d’un nouveau système, elles sont également utilisées par les forces dominantes. Il va donc y avoir des systèmes où le commun sera utilisé par le marchand et d’autres projets où le marchand sera utilisé pour renforcer la logique du commun.

Des groupes sociologiques, encore minoritaires mais importants, vont switcher vers la création de communs, si ce n’est en pratique au début, du moins dans leurs valeurs. D’autres groupes conserveront un imaginaire ancré dans l’ancien système mais de plus en plus de gens sont connectés donc cette culture diffuse chez tout le monde. Internet change la conscience du possible.

Des réponses pour soutenir cette transition

Les quatre systèmes décrits par Alan Page Fiske ont des logiques très différentes. Le commun, la réciprocité, le marchand et l’autorité sont quatre réponses possible pour gérer nos relations aux autres. En général, nous sommes tous capables de passer de l’une à l’autre. Par exemple, dans la famille c’est plutôt la logique du commun qui prévaut (même s’il y a toujours des exceptions). Au niveau social, on s’adapte néanmoins au régime dominant pour survivre.

Nous entrons dans un régime contributif : nos efforts, notre temps, nos compétences sont apportés aux communs. Le problème c’est qu’aujourd’hui il n’est pas encore possible de reproduire ce modèle au niveau de la société toute entière tant que le modèle dominant est un modèle marchand.

Une des réponses possibles est de modifier la sphère marchande de manière à ce qu’elle serve le commun. C’est tout l’objet du coopérativisme de plateformes qui sont des entités marchandes éthiques tenant compte des externalités sociales et environnementales et qui servent des buts extérieurs au marché. Au niveau micro-économique, il s’agira donc de créer ce type d’entités.

Sur la plan macro-économique, le revenu universel est un moyen logique et raisonnable de libérer ce potentiel de contribution aux communs. Si un individu a une base de vie matérielle assurée, il peut choisir son modèle son modèle marchand comme les formes marchandes éthiques qui vont suppléer la logique du commun. C’est là qu’il faut réfléchir à la mutualisation des bien matériels par le biais de coopératives par exemple.

De nouveaux types de revenus comme modèles de redistribution

Dans le cadre de la phase de transition que nous traversons, de nombreuses propositions émergent, parmi lesquelles :

  • Le revenu universel / revenu de base est un modèle qui redistribue la productivité du travail pour le libérer de la sphère extractive. Dans ce modèle, le surplus redonne de la disponibilité aux gens pour produire de la valeur. C’est la reconnaissance que chaque citoyen résidant dans un territoire contribue au bien-être de toute la société, ce qui le libère pour contribuer encore plus. Quand on voit la genèse du régime capitaliste qui vend le travail comme une valeur marchande, on peut se demander si  un régime comme celui-là va réellement se mettre à distribuer ce type de revenu, et si une révolution sociale n’est pas nécessaire pour l’imposer. Néanmoins, du côté des néolibéraux, on se rend à l’évidence : l’automatisation galopante finira bientôt par faire disparaître les consommateurs ! Ce qui peut finalement faire apparaître le revenu de base comme une mesure économiquement efficace et politiquement populaire, une solution post-capitaliste donc.
  • Le revenu contributif (Bernard Stiegler) se situe au niveau de la production entre pairs. Il s’agit d’une redistribution par comptabilité contributive qui crée un revenu complémentaire. Ce type de revenu est inspiré par le régime des intermittents du spectacle et favoriserait l’engagement des individus dans des projets collaboratifs.
  • Le salaire à vie (Bernard Friot) serait versé à tout individu de plus de 18 ans et calculé sur une échelle allant de 1 à 4 déterminée par un  organisme central. Ce qui est très intéressant dans cette proposition, c’est le fait d’interroger ce qui donne la valeur et l’analyse du capitalisme qui mène à la proposition. Par contre, c’est une position révolutionnaire du « tout ou rien » qui implique une victoire totale, l’instauration d’un organisme centralisé qui détermine la valeur et l’interdiction de la propriété lucrative. Si l’on ajoute à cela le fait que les montants calculés font monter la somme totale à 71,9% du PIB, en l’état, c’est donc une solution qui nous apparaît comme peu réaliste. Elle tente en plus de bloquer l’émergence de solutions plus réalistes alors que, selon nous, il devrait y a voir une convergence entre les modèles. La salaire à vie est UNE des formes que pourrait prendre de le revenu de base, mais l’imposer à tous, en particulier aux forces qui veulent quitter le salariat, c’est aussi vouloir maintenir l’ancien régime en restant coincé dans une posture de dépendance anti-capitaliste.
  • Le revenu de transition économique (Christian Arnsperger) : dans la mesure où le système dominant est dans l’incapacité de solutionner les problèmes sociaux (échec du marché et échec de l’état), ce revenu soutiendrait une partie de la population le temps d’une transition nécessaire. Cette forme de service public n’est-elle pas une proposition intermédiaire plus réaliste que celle du revenu universel ?
  • Les flux de valeurs alternatives : à l’image de la communauté Sensorica, il s’agit de déclarer qu’à l’intérieur d’une communauté nous sommes souverains sur ce qu’est la valeur pour nous. En créant des flux de valeurs alternatives, on crée une sous-économie où les communautés interagissent entre elles avec des flux de valeurs co-créées et co-décidées. On est là sur un modèle décentralisé et distribué.

Des solutions complémentaires

De manière globale, il me semble important, quel que soit le système choisi, que ce soit la société en tant que telle qui garantisse le versement du revenu de base. En dehors de l’état, je ne vois pas quelle structure sociale peut assumer ça. Ce qui est certain, c’est que quelle que soit la solution mise en oeuvre, elle ne devra pas remettre en question les acquis sociaux mais plutôt lisser les situations qui sont aujourd’hui aberrantes.

Je crois qu’un antagonisme total par rapport au revenu universel ou aux autres formes de revenus alternatifs est dommageable, en particulier lorsqu’on approche de solutions applicables et appropriées par beaucoup de forces sociales différentes. La mise en avant d’une solution (surtout lorsqu’elle n’est pas réaliste) et la dénonciation malhonnête des autres solutions me paraît dangereuse dans un contexte où l’idée du revenu universel fait son chemin, que le principe est accepté par une majorité et que la discussion s’axe essentiellement sur le montant du-dit revenu.

Le revenu de base permettrait de renforcer la logique alternative, du commun, et de la transition écologique. Il n’exige pas nécessairement une lutte sociale frontale. Cela veut donc aussi dire que le revenu de base est devenu une proposition réaliste, et que ce serait un pas en avant, qui créerait plus de non-capitalisme, tout en étant aussi un progrès social fondamental.

Le salaire à vie pourrait ainsi être considéré comme une forme de revenu de base avec des modalités spécifiques, et cela pourrait être l’objet d’un débat interne à un grand mouvement social visant à établir une norme sécuritaire en dehors du travail marchand.

Créer des alliances pour une société pluraliste

La P2P Foundation se positionne comme un lieu de débat pluraliste, une plateforme d’échanges d’idées. Dans ce cadre, il nous paraît normal de dialoguer avec toutes les propositions.

Cette pluralité peut émerger grâce à des mouvements de balancier entre différentes positions. La virulence de certaines propositions (Lordon, Friot) ne fait que répondre à la violence symbolique du système capitaliste et nous apprécions l’énergie mise dans le débat et la stimulation des idées. Cela ne signifie pas que nous soutenons les solutions proposées, en particulier lorsqu’elles nous paraissent irréalistes ou dangereuses.

Il nous paraît important que le mouvement des communs s’allie avec toutes les forces qui veulent changer la société et qui visent à rendre les cycles économiques soutenables et pérennes. Nous en sommes encore au stade de force préfigurative, mais il faut créer de grandes alliances entre toutes les formes progressistes dans le contexte d’une société pluraliste avec un dialogue essentiel entre le monde du travail et le monde du pair à pair afin de co-créer des solutions multiples.

Propos recueillis par Maïa Dereva, avec la participation de Xavier Rizos

Image d’en-tête : Christopher Andrews – Flickr – CC BY-NC 2.0

Conversation sur la blockchain…

…avec Antoine Yeretzian de l’association Blockchain France.

Tout d’abord, une petite mise en contexte.

Mon approche, c’est le rejet de ce qu’on peut appeler le déterminisme technologique. Ce déterminisme, que l’on appelle aussi les approches technocratiques, c’est une croyance selon laquelle la technologie est univoque. Ce discours consiste à dire : parce que demain nous pourrons techniquement faire ceci ou cela, alors nécessairement notre société sera comme ceci ou comme cela. C’est le genre de discours par exemple que peut tenir Jeremy Rifkin dans son livre The Zero Marginal Cost Society, où il associe la montée en puissance de l’Internet des Objets et des économies collaboratives avec un déclin du capitalisme. Or à mon sens la technologie ne peut pas être univoque ;  il est extrêmement important de la problématiser.

Je vais donc essayer de problématiser la blockchain dans cette optique. Il me semble que l’on peut en dire à la fois du bien, et du mal. Je vais commencer par la critique, avant de développer ce qui me plait dans cette innovation.

J’avais donné en 2014 pour Ouishare une keynote dans laquelle je proposais une analyse politique de la technologie. Pour qualifier les technologies Pair à Pair (P2P), j’avais réalisé une simple grille à double entrée. Première entrée du tableau : une technologie peut soit être sous contrôle central et globale, soit décentralisée et donc locale. Deuxième entrée, elle peut avoir soit un but de profit, soit un but social. J’avais mis dans ce tableau un certain nombre de technologies P2P.

Une technologie à la fois P2P, sous contrôle centralisé, et avec un but de profit peut bien sûr paraître contre-intuitive, mais Facebook en est un bon exemple. Avec Facebook, plus de 2 milliards de personnes peuvent se connecter en P2P, ce qui crée de formidables capacités d’auto-organisation ; pourtant, les utilisateurs ne contrôlent ni le design, ni les données, et l’entreprise en capte tout le profit monétaire.

La blockchain, elle, à cause de son association avec Bitcoin, se place dans un autre croisement. A mon sens, elle est pour l’instant une technologie P2P dédiée au profit et avec un contrôle décentralisé : c’est ce que j’appelle le capitalisme distribué.

Ce n’est pas un secret : Bitcoin est très influencé par la théorie politique qu’on appelle anarcho-capitaliste (qui est aussi un anarcho-totalitarisme, puisque ce mouvement prône le marché total, et par une théorie économique qui est l’école de Vienne, celle de Friedrich Hayek). Tout le design du Bitcoin, on le voit, est tourné vers l’intérêt personnel : j’investis dans le bitcoin car je pense que sa valeur va augmenter. Cette vision, ce rêve politique tourné vers soi, rejaillit de la genèse du Bitcoin sur chaque Blockchain qui le suit ; nombre de gens s’approchent du Bitcoin et de ses dérivés précisément à cause de ce rêve politique là.

C’est dans ce rêve même que se tient ma critique de la blockchain, car ce rêve politique est une vision hyper-individualiste. Ce qu’il figure, ce sont ces individus atomisés, séparés absolument, qui créent des contrats entre eux, en fonction de leurs volontés individuelles. A première vue, rien de problématique là-dedans puisque c’est ce qu’est Bitcoin par essence.

Mais la réalité, c’est que la société ne marche absolument pas comme cela. Aucune société ne le fait. On naît toujours quelque part, dans un contexte, dans un ensemble, avec des parents. Il y a toujours du collectif ; ce collectif présent dans les faits, il disparaît dans cette idéologie Bitcoin, dans ce rêve politique et dans ses développements technologiques.

Sans argent, dans le Bitcoin, on ne joue pas. Un paysan de l’Utthar Pradesh [Etat indien] n’a pas 450 dollars pour s’acheter un Bitcoin, ni même une fraction de Bitcoin. Il y a dans l’idée de Bitcoin une certaine démocratisation de la rente, par le biais de la spéculation. Le rêve n’est pas d’abolir les revenus spéculatifs et le pouvoir de bénéficier d’une rente divorce de la spéculation, mais d’ouvrir l’accès à ce jeu-là. C’est le rêve de Thatcher et de Reagan qui ont voulu la propriété immobilière et la participation de tous comme actionnaires.

La blockchain dans ce contexte bien spécifique a donc un message simple à faire passer : nous en avons fini avec l’Etat et nos autres organisations, et nous pouvons désormais créer de la confiance sans passer par des systèmes démocratiques et sans avoir confiance en personne ; la confiance est placée dans la cryptographie, dans l’algorithme, dans la technologie.

En ce sens, je trouve la blockchain dangereuse. Parce que ce qu’elle nous annonce, c’est un totalitarisme libertaire, effrayant, terrible. Cette politique « cachée » qui se tient derrière le Bitcoin, c’est elle que je critique. Si la question est celle de la confiance, alors il existe d’autres philosophies que l’on peut opposer à la Trustlessness, en particulier celle de la Trustfullness : c.a.d. j’ai confiance en toi, tu as confiance en un tiers, et donc j’ai confiance en ce tiers. C’est par exemple du système Couchsurfing, c’est la ‘mise en échelle’ de la confiance (scaling trust), aussi appeler le web of trust, l’internet de la confiance. Voilà à mon avis une philosophie préférable à celle de la Blockchain. Attention, je ne veux pas dire que ces solutions ne sont pas appropriés dans certains contextes, ce que je vise c’est plutôt la vision sociétale qui se cache derrière, qui veut rendre absolu cette individualisation complète.

Mais on l’a dit : une technologie n’est jamais univoque. Et tout n’est pas mauvais dans Blockchain.

A nouveau, il est nécessaire mettre les choses dans le contexte. On peut considérer qu’il y a toujours au moins trois couches dans l’élaboration d’une technologie. Il y a d’abord celle des financeurs de projets, qui ont une influence déterminante sur le design, puisque ce sont eux qui vont donner les ordres à ceux qui travaillent. Ensuite, il y a ceux qui développent la technologie ; ceux-ci ne sont pas des exécutants passifs, des esclaves, mais sont des créatifs, à l’image de la communauté des développeurs blockchain, et vont donc influencer fortement sur le design de la technologie. Il s’agit d’un groupe sociale fortement influencé par l’éthique ‘hacker’. Enfin, il y a les utilisateurs qui ont en tout temps ‘subverti’ les technologies pour les adapter à leur besoin. La technologie est donc bien un terrain de lutte, ou des influences variées essayent d’adapter les fonctionnalités à leurs propres besoins.

Prenons l’exemple d’Internet. A l’origine, Internet est né de l’idée de militaires qui cherchaient des moyens de communications pouvant survivre à une destruction nucléaire. Puis ce sont les scientifiques qui ont repris l’idée pour en faire un réseau de partage des connaissances. Tim Berners-Lee, en inventant le World Wide Web, a ensuite crée une couche civique, qui a démocratisé l’Internet. Enfin est arrivé le commerce, qui est venu se greffer dessus et a fait tout pour qu’il y ait des contrôles, de la surveillance sur les accès utilisateurs, etc.

Internet n’est donc pas quelque chose de simple ; il y a des aspects P2P, des aspects décentralisés, des aspects centralisés, et ce sont ces couches successives qui ont fait que l’on a aujourd’hui un système finalement assez contradictoire dans son idée sous-jacente. La blockchain suit le même chemin des différentes couches de développement et de leurs motivations contraires.

Dans la blockchain, une chose m’intéresse en particulier : la promesse d’une nouvelle organisation. Il faut bien comprendre qu’Internet a pourtant déjà fait baisser considérablement les coûts de l’auto-organisation humaine, et que les individus n’ont pas attendu la blockchain pour commencer à s’organiser ; certaines études témoignent d’une croissance exponentielle des organisations citoyennes depuis une dizaine d’années. Cela étant, si nous n’avons pas besoin de la blockchain pour  nous auto-organiser, celle-ci peut renforcer ce mouvement.

A mon sens, la blockchain peut représenter une deuxième couche, une seconde baisse des coûts de publication, de communication, de transaction. En créant une banque de données universelle, en créant une sécurité universelle, la technologie a le potentiel de faciliter encore davantage l’auto-organisation humaine. C’est une seconde vague d’accélération qui pourrait se dessiner, et en ce sens, il serait intéressant que des forces disons progressistes, ou émancipatrices, qui sont concernées par des valeurs comme la durabilité de la planète et une équité dans la distribution de la richesse, apprivoisent et s’approprient à leur tour le potentiel de la blockchain.

Mais dans ce cas la blockchain revêt une coloration différente. On quitte en effet le technocratique et l’individu, pour entrer dans le domaine des coopératives, des communautés productives pour soutenir des domaines comme la pêche ou l’agriculture éthiques. Dans cette approche, on réinvestit le collectif et il y a une forme de gouvernance démocratique. La blockchain pourrait être utilisée pour automatiser les accords de ces organisations-là.

On peut également trouver à la blockchain un potentiel intéressant autour de la transparence. Aujourd’hui, il existe deux principales façons dans nos sociétés d’allouer les ressources : en faisant choisir l’Etat, c’est-à-dire hiérarchiquement, ou en faisant choisir le marché, c’est-à-dire avec une compétition. Mais lorsque l’on atteint un système véritablement transparent, une troisième option émerge de façon très forte : la coordination mutuelle libre.

Cette coordination mutuelle libre est déjà en action sur Wikipédia et pour Linux. L’économie de l’immatériel connait donc déjà ce qu’on appelle la stigmergie, cette possibilité pour chacun de gérer son propre effort et donc de collaborer, et ce parce que tous les signaux sont lisibles. En appliquant la transparence à la comptabilité ou à la logistique, et c’était la proposition du Livre Blanc de Provenance par exemple, il devient théoriquement possible grâce à la blockchain de passer à une économie matérielle qui fonctionne elle aussi selon le principe de la coordination mutuelle libre.

C’est une vision à mon sens très émancipatrice, puisqu’elle permet l’émergence d’un système où chaque individu peut librement allouer son temps et son énergie, et la création du même coup des ressources partageables.

Ce qui m’intéresse dans la blockchain, c’est donc son potentiel d’encapacitation (“empowerement”) de l’organisation collective de l’humanité.

Des projets comme ArcadeCity, ou Backfeed, sont des projets qui peuvent être interprétés sous cet angle-là. Pour qu’ils se multiplient, il est important d’aller éduquer les forces égalitaires au potentiel du blockchain. Car dans la blockchain comme ailleurs le constat est le même : aussi bien les investisseurs à risques que les défenseurs de l’idéal propriétaire et libertarien se montrent toujours plus rapides dans l’adoption de la technologie que d’autres parties de la société. L’enjeu de la blockchain est de s’assurer qu’elle ne s’engage pas dans une voie unique, celle de l’individu atomique et égocentré, mais qu’elle investisse bien, aussi, des valeurs qui sont celles de liberté, d’égalité de fraternité.

Prenons deux exemples pour montrer à quel point les choix de développement sont révélateurs d’un choix de société.

Prenons par exemple les inégalités sur Bitcoin. Le coefficient de Gini, qui est un instrument utilisé par tous les pays pour mesurer l’écart de richesse au sein de leur population, est infiniment plus élevé dans Bitcoin que dans nos sociétés modernes, pourtant passablement inégalitaires ; plus révélateur encore, il continue de croître avec la montée en puissance du réseau. En réalité, nous assistons à un jeu de Monopoly : au départ, nous étions tous égaux devant Bitcoin, mais ceux qui ont pris de l’avance en début de jeu gagnent à la fin. “Plus tu gagnes, plus tu gagnes” : il n’existe dans Bitcoin aucun mécanisme redistributeur qui permet de protéger des distributions de valeur plus équilibrées.

Or ce choix-là n’est pas une nécessité. On peut faire appel à d’autres systèmes, comme ceux décrits par Christopher Boehm (Hierarchy in the Forest) ou Pierre Clastres (la Société contre l’Etat), pour comprendre l’importance des systèmes de contre-hiérarchie. Ainsi dans ces sociétés de chasseurs-cueilleurs les femelles et les mâles bêta prennent le pouvoir contre les mâles alpha et mettent en place des mesures pour limiter leur domination. Ce sont des exemples connus mais qui illustrent un fait : un système qui n’a pas de contre-pouvoir va nécessairement virer au monopole. Il s’agit d’un choix à faire au moment d’en fixer les règles.

Un second exemple pourrait être la fameuse « longue traîne » décrite par Chris Anderson. Il s’agit de cette idée de dissocier d’une part les « gros succès », qui attirent individuellement l’attention, et la multitude de petits succès qui viennent ensuite, mais dont la somme peut être collectivement supérieure à celle des « hits » en terme d’impact. Cette économie secondaire, alternative, crée à son échelle un système fondé sur des micro-choix.

Or cette longue traîne n’est pas permise par Amazon, ni Google et consorts parce qu’en leur cœur réside un algorithme qui crée de la concentration. A l’inverse, Jamendo avait mis en place des contre-mesures qui la protégeait. Là encore, la technologie est affaire de choix, et ce choix n’est pas univoque.

Il est urgent pour nous tous de réapprendre cette vérité, puisqu’il me semble que nous l’avons oublié. Dans les milieux technologiques, les développeurs, les hackeurs, ne la connaissent pas assez. Et une fois cette prise de conscience faite viendra l’heure des choix : c’est ce qu’on appelle value sensitive design, c’est-à-dire prendre conscience lors de la création que celle-ci prend place dans un système de valeur, et effectuer ses choix en conscience.

Il est urgent de commencer à développer des financements de projets plus égalitaires –par exemple via les coopératives-, des  algorithmes plus égalitaires, des gouvernances de plateforme –par exemple par les utilisateurs- plus égalitaires. Des exemples comme ceux du collectif Inspire en Nouvelle-Zélande montrent l’exemple.

On constate aujourd’hui une sorte d’automatisme, de passage apparemment obligé pour les créateurs : des jeunes, qui veulent créer une technologie, sont très vite poussés par une certaine valorisation sociale dans la culture extractive. Cette culture extractive, c’est celle des start-ups, avec la volonté unique de réussir une Licorne (Nb : start-up dont la valorisation boursière dépasse 1 milliard de dollars) ou un Exit (Nb : sortie du capital rapidement après lancement et avec forte plus-value). Or une autre voie existe, même si elle n’est pas très visible. Il y a tout un travail à faire aujourd’hui envers les développeurs pour leur montrer cette autre voie.

Il faut dénaturaliser l’idée du développement de la technologie, l’idée que ce développement est naturel, que le capitalisme est naturel… Il faut se rendre conscient qu’il s’agit de choix humains.

Or la blockchain arrive vite. Une sorte de consensus informel prédisait les prototypages en 2016, et les premiers systèmes utilisables en 2017. Sans se placer dans ce débat, je crois important de rappeler que l’on a toujours tendance à exagérer l’importance des technologies quant au potentiel de développement sur le court terme, et à les sous-estimer sur le long terme.

Souvenons-nous de la hype autour de l’intelligence artificielle, comme de celle autour de la réalité augmentée. Si cela n’a pas pris sur le moment 20, 25 ans après plus tard, nous y sommes. Il est tout à fait possible que la blockchain soit l’éléphant qui accouche d’une souris. Mais ce ne sera pas grave, et ce n’est pas pour cela que la blockchain n’aura pas d’importance ensuit, le temps qu’elle se déploie réellement. Cela peut arriver vite: on a vu avec le moteur de recherche par exemple (Nb: inventé au début des années 1990, il décolle véritablement au début des années 2000) que ce délais de montée en puissance se réduit constamment avec l’accélération technologique. Il faut s’attendre à ce que la blockchain compte vraiment dans moins d’une dizaine d’années.

Les grandes entreprises et les défenseurs du capitalisme seront les premiers à s’en saisir mais je ne pense pas que cela soit un mal. Quand on regarde l’histoire des grandes évolutions sociales, comme la grande révolution féodale du Xe siècle ou la grande révolution capitaliste du XVe siècle, le scénario est un peu le même: on est face à un système épuisé qui ne marche plus, et où tout le monde va chercher des alternatives, aussi bien les gens qui ont les moyens que les gens qui sont au bas de l’échelle.

C’est justement parce que les éléments ultra-capitalistes investissent dans ce changement qu’il pourra avoir lieu. C’est à l’intérieur des structures romaines en déclin que se sont formées les graines du changement qui allaient former la féodalité, et c’est à l’intérieur des grains du système féodal que les grains qui allaient devenir le capitalisme se sont développés. Il est naturel de penser que c’est à l’intérieur du système capitaliste en déclin que les graines des communs vont se développer.

Ce qui peut d’ailleurs amener des paradoxes, comme Facebook, parfait produit du capitalisme d’extraction et en même temps puissant encapaciteur d’auto-organisation en P2P. Le changement n’est peut-être pas encore totalement là où on voudrait qu’il aille, mais il va dans la bonne direction, et il faut s’en saisir. Ne refusons pas un outil sous le prétexte qu’il a été développé pour les mauvais motifs; il faut garder en tête Luther au XVe siècle lorsqu’il voit à sa juste valeur le potentiel de l’imprimerie pour la diffusion de ses idées. Il faut se saisir et s’approprier les potentiels des technologies, même si elles sont en partie dominées par des forces qui ne sont pas nécessairement émancipatrices.

Photo : CC BY Sebastiaan ter Burg – Flickr

Evolution des modes d’échanges dans le contexte de la théorie P2P

Karatani, dans « The Structures of World History », propose un argument clé selon lequel la structure sous-jacente clé est moins le mode de production, que le «mode d’échange». Le point de vue du mode d’échange lui permet de parler du lien Capital-État-Nation, au lieu de croire que l’Etat et la nation sont des épiphénomènes (superstructures). Par exemple, ce changement dans la compréhension des structures et de leur évolution, contribue à expliquer la nature contradictoire du capitalisme, en insistant sur l’innovation dans le domaine de l’échange, fondée sur l’invention de l’échange neutre et de l’intérêt mutuel, au-delà de l’exploitation nue de la condition de travail, et de sa subordination hiérarchique permanente.

Karatani distingue quatre «modes d’échange» :

  • Le mode A qui consiste en la réciprocité et le don
  • Le mode B qui consiste à prendre des mesures et à protéger
  • Le mode C qui consiste en l’échange des produits de base, et
  • Le mode D qui transcende les trois autres.

L’aspect transcendant et incluant du mode D permet de constater qu’il :

  • est relatif à la condition nomade qui est entièrement basée sur l’actionnariat communal
  • est relatif à l’aspect économie du don des sociétés de clans
  • est relatif à l’aspect distribué des structures médiévales
  • rend hommage aux avantages du marché et même au capitalisme
  • nous aide à distinguer les aspects de mode de production et de mode d’échange de la production basée sur les communs par les pairs

Kojin Karatani dans son livre, “The Structure of World History: From Modes of Production to Modes of Exchange”, Duke University Press, 2014, fait une innovation théorique importante qui fait écho aux travaux de 2005-6 de la théorie P2P.

En théorie P2P, nous utilisons la grammaire relationnelle de Alan Page Fiske (Voir le modèle de typologie en anglais), qui sont des modes d’attribution, c’est-à-dire des modes d’échange, et nous avons proposé que si les quatre modes existent dans la plupart des sociétés à presque toutes les époques, c’est la variation relative de leur domination qui change au fil du temps.

Nous rejoignons Katakani en ce qui concerne l’économie du don dans les sociétés tribales, mais nous avons mentionné que l’actionnariat communal était probablement le mode principal en petits groupes ; Ensuite, il y aurait eu le classement par l’autorité dans les sociétés de classes pré-capitalistes, qui est devenu le prix du marché sous le régime du capitalisme, et comme nous l’avons soutenu, il est prévu que l’actionnariat communal redevienne dominant en raison de tous les changements que nous voyons autour des technologies peer-to-peer, de la dynamique relationnelle et de la production par les pairs. C’est la revendication centrale très basique de l’œuvre de la Fondation P2P, et c’est ce qui nous distingue de beaucoup d’autres qui reconnaissent le p2p sans reconnaître sa centralité émergente.

Karatani fait un mouvement similaire, en faisant valoir que les modes de production n’expliquent pas adéquatement l’évolution de la société, mais que les modes d’échange le font. Il reconnaît le mode A, pré-capitaliste, les sociétés tribales de pré-classes, le mode B, la règle et de la protection, le mode C, le capitalisme et le mode D un retour à la logique de la réciprocité du mode A, mais qui transcende et inclut des fonctionnalités de tous les précédents modes. Ceci est très proche de notre propre utilisation de la théorie intégrale.

Néanmoins, l’approche de Karatani résout et éclaire un certain nombre de questions. Tout d’abord, il souligne l’erreur de Marx de ne pas voir la différence entre les structures nomades, avec la liberté de se déplacer et sans accumulation de biens, mais avec mise en commun des ressources, et les sociétés tribales claniques, qui utilisent la réciprocité directe organisée, qui lie les gens à leurs sociétés. Ainsi les sociétés nomades sont dans le «pur don» de la mise en commun (à savoir l’actionnariat communal de Fiske), tandis que les sociétés tribales plus grandes et sédentaires utilisent la réciprocité. Dans ce contexte, Fiske permet plus de clarté en distinguant les deux, que leur regroupement en un seul mode simple A. Il y a un grand nombre d’avantages à distinguer plus clairement le mode de production du mode d’échange.

Par exemple, dans la représentation de l’évolution de la coopération, dérivée des travaux d’Edward Haskell, nous insistons sur l’évolution des modes accusatoires (domination de pure classe par le travail forcé), aux modes neutres (les marchés), aux modes synergiques (peer to peer). De toute évidence, en tant que mode de production, le capitalisme est encore un mode de domination de classe pure, basée sur le chantage de vendre son travail à un propriétaire du capital, et d’être dans une position dépendante et subordonnée. Mais quand on regarde le mode d’échange, il est impossible de ne pas reconnaître cette innovation et comment cela modifie profondément la subjectivité des participants, y compris les travailleurs, qui doivent vendre leur propre travail comme une marchandise. Il est beaucoup plus facile d’expliquer à certains publics de gauche sceptiques, qui ne veulent pas entendre quoi que ce soit de positif sur les marchés et le capitalisme, que l’on peut si utilement distinguer les modes d’échange et les modes de production, et la façon dont on en fait la motivation première, ce qui influe sur le comportement de ces derniers. Je pense que c’est une grande avancée théorique de Karatani, que nous pouvons utiliser. Cela nous aide également à faire la même chose pour la production par les pairs elle-même, quels sont ses «modes de production», et quels sont ses modes d’échange ? Bien que j’utilise la théorie de l’allocation de Fiske, je parle surtout de la production par les pairs comme un mode de production, et je crois que nous pouvons repenser cette représentation en différenciant ses divers aspects. Un autre grand point soulevé par Karatani est que le mode D ne se contente pas de revenir en arrière en mode A, mais transcende activement des éléments des trois modes précédents; ceci est crucial, et nous devons systématiser cette idée.

Par exemple,

  • A propos de la condition nomade qui est entièrement sur l’actionnariat communal
  • A propos de l’aspect économie du don des sociétés de clans
  • A propos de l’aspect distribué des structures médiévales

Il est difficile d’ignorer que l’une des caractéristiques essentielles des technologies peer to peer est la «libération des limites du temps et de l’espace», en d’autres termes, elle permet et facilite une existence nomade universelle. Cela ne signifie pas que tout le monde se rendra partout tout le temps, bien sûr, mais qu’un nombre toujours plus grand de personnes ne seront pas lié à leur territoire, qui comprend le territoire dans le sens virtuel, à savoir «organisation», ce qui est maintenant vrai à la fois pour la production immatérielle et matérielle. Comme Karatani relie très précisément la mise en commun des ressources à l’état nomade, cela renforce notre argument initial sur le retour de l’actionnariat communal comme mécanisme de base pour l’allocation. L’actionnariat communal dans la langue de Karatani, est un «don pur», à savoir sans les exigences de réciprocité directes de l’économie du don. Pourtant, avec l’actionnariat communal, nous voyons aussi une forte reprise des pratiques de l’économie de cadeau. Dans une compréhension pluraliste du mode D, cela fait beaucoup plus de sens que dans l’attente d’un simple retour à l’actionnariat communal.

De même, lorsque Douglas Rushkoff fait valoir que la Renaissance qui est issue du Moyen Age, considérait comme un idéal la centralisation de l’Empire romain, et a entrepris de recréer des structures centralisées pour les 400 années suivantes ; mais le fait que la Renaissance numérique regarde et réintroduise beaucoup de pratiques et de formes «distribuées» et « orientées local » des temps médiévaux, fait beaucoup plus sens si nous voyons le mode D comme un mode d’intégration. Plus important encore, il donne une justification supplémentaire à notre modèle triarchique des sociétés civiles organisées autour des communs, des markerspaces coopératifs, et fait fonctionner notre modèle d’Etat partenaire (que nous n’avons pas inventé, mais déduit du renforcement des institutions réelles des communautés p2p partout dans le monde). Si le mode D est intégratif, il donne un argument plus fort pour affirmer que la dynamique du marché et ses avantages ne peuvent pas simplement être refusés et supprimés, mais peuvent être utilisés dans un nouveau contexte. Mutualiser formes basées sur le marché, comme les modèles d’agriculture soutenue par la communauté, décrits et défendus par Silke Helfrich par exemple peut aussi faire beaucoup plus de sens. Mais aussi l’existence continue de l’Etat. Karatani dit que si la trinité Nation-état-capital est si forte, c’est parce que chacun est toujours venu en renfort quand les autres ont été menacés. Il voit le retour du mode D comme la réalisation du rêve de Kant d’une république du monde, le seul modèle qui peut éviter de nouvelles guerres mondiales entre des blocs régionaux luttant pour des ressources rares.

Le P2P montre le rôle clé que les communautés productives trans-locales, trans-nationales, y compris les coalitions entrepreneuriales mondiales éthiques qui émergent, peuvent jouer dans un scénario trans-national, sachant que je ne crois pas personnellement qu’une république simplement inter-nationale peut fonctionner. Face à la force de cette trinité, l’accent tant sur le plan local urbain, qu’au niveau transnational, fait beaucoup de sens en tant que stratégie de transition, puisque les tentatives de changer l’état-nation-capital semblent impossible aujourd’hui. Karatani fait le constat fort, et selon moi réaliste, que les fonctions d’intégration des communautés de la nation ne sont pas susceptibles de disparaître, ni les fonctions de redistribution de l’Etat.

Traduction : Maïa Dereva

Blockchain : du rêve technocratique à l’outil émancipateur ?

Le 18 avril dernier, un article était publié dans Le Monde sous le titre Michel Bauwens : « Un rêve technocratique totalitaire ». Dans cet interview de la journaliste Jade Grandin de l’Eprevier, Michel Bauwens exprimait son point de vue à propos de la blockchain. Il a souhaité revenir sur cet article dans nos colonnes.

 

Pourquoi revenir sur cet article du Monde ?

Cet article ne présente qu’une petite partie de mon propos. Durant l’interview, j’ai voulu exposer deux aspects différents de la blockchain, mais la journaliste n’en a retenu qu’un seul, celui qui était le plus “à charge”. Je souhaite donc préciser un peu mieux ma pensée et revenir sur ce qui a été transcrit.

 

Tu démens donc tes propos critiques à propos de la blockchain ?

Non pas du tout. Selon moi, il y a bien des principes politiques très marqués qui sous-tendent cette technologie, qui peuvent être dangereux et dont il faut a minima avoir connaissance pour utiliser la blockchain en conscience.

A cause de sa proximité avec le design anarcho-capitaliste et austro-économiste de Bitcoin, la blockhain participe d’une idéologie qui ne reconnaît pas le collectif, se méfie de la gouvernance démocratique, et veut créer des systèmes entièrement tournés vers des individus qui établissent entre eux des contrats automatisés par des algorithmes.

Les principes qui sous-tendent le Bitcoin visent à créer un marché universel sans intermédiaire où toute personne est considérée comme un propriétaire souverain. et la blockchain a nécessairement hérité de ces principes.

 

La blockchain est pourtant censée développer la notion de confiance ?

Oui, mais il existe différentes visions de ce qu’est la confiance et à quel niveau elle doit s’appliquer. Dans une vision “trustfull”, le but est d’augmenter la confiance dans les personnes en créant une échelle de mise en confiance entre ces personnes. On retrouve cette vision dans des projets comme le Web of Trust ou les sites de couchsurfing où ce sont les individus eux-mêmes qui garantissent le degré de confiance en l’autre.

Mais avec la blockchain, on est dans une vision “trustlessness” où, puisqu’on ne peut pas faire confiance à l’humain, on déporte cette confiance dans la technologie. L’idée sous-jacente est que les individus sont séparés, et qu’ils font société en créant des contrats basés sur la confiance en un algorithme plutôt que dans l’humain.

Mon propos était donc simplement d’attirer l’attention sur ces valeurs sous-jacentes. Mais ce n’est pas parce qu’une technologie a un design basé sur des valeurs critiquables qu’elle ne peut pas être changée.

 

Selon quel principe affirmes-tu que cette technologie est susceptible d’évoluer ?

Comme je l’ai souligné dans le précédent article, aucune technologie n’est neutre, et la blockchain n’échappe pas à ce constat. Elle est un terrain de lutte entre ceux qui financent, développent, et utilisent cette technologie et qui lui donnent un visage différent en fonction des enjeux et des valeurs véhiculées. La technologie se construit sous forme de couches successives.

Par exemple, internet a d’abord été inventé par les militaires qui voulaient créer une technologie capable de résister à la destruction de la chaîne de hiérarchie grâce au design peer-to-peer. Puis les scientifiques et les activistes se sont emparés de cette technologie pour communiquer entre eux. En 1993, la technologie est sortie des sphères élitistes pour se démocratiser grâce aux navigateurs. Et enfin le commerce s’est aperçu du potentiel de cette technologie et l’a rendue beaucoup moins pair-à-pair pour en tirer des profits.

La blockchain est peut-être, à cette échelle, la deuxième couche après internet qui va permettre de faire baisser le coût d’auto-organisation des humains. Mais elle peut également s’organiser elle-même sous forme de couches.

 

Une technologie initialement basée sur des valeurs contestables n’est-elle pas mécaniquement vouée à rester imprégnée de ces valeurs ?

Je ne crois pas non. Je suis quelqu’un de pragmatique : si l’on attend LA technologie “pure”, ça me paraît difficile d’avancer. Je suis d’ailleurs assez sceptique par rapport aux stratégies des hackers qui cherchent à créer du “pair-à-pair pur”.

Toutes les technologies se construisent par une accumulation de couches de valeurs qui se superposent en même temps que les développements et les usages. Prenez l’exemple du Copyleft : c’est une véritable subversion du Copyright issue d’une attitude pragmatique visant à faire avancer une lutte sociale.

La blockchain pourrait donc devenir un des instrument de cette lutte si elle est appropriée par un système démocratique qui va chercher à renforcer les aspects émancipateurs qu’elle contient au même titre que n’importe quelle technologie.

 

Concrètement, quelle forme pourrait prendre cette évolution de la blockchain ?

Une fois qu’on a bien conscience des catastrophes potentielles du “tout automatisé” et du “tout distribué”, on peut imaginer que la blockchain soit localement mise au service de buts émancipateurs pour des communautés. Plutôt que de penser la blockchain comme un instrument économique global coupé de toute éthique et autonome par rapport à la société, on peut l’intégrer comme outil permettant de faciliter certains aspects de production et d’organisation dans des groupements d’humains dotés d’une gouvernance, de règles, etc,… comme les coopératives par exemple.

De mon point de vue, le plus grand potentiel de la blockchain réside dans la création de chaînes logistiques participatives et ouvertes. On peut ainsi imaginer une économie circulaire et ouverte où les transactions seraient simplement vérifiées par la blockchain.

Dans ce contexte, je me réfère par exemple aux travaux de Primavera De Filippi qui étudie ces technologies décentralisées émergentes pour imaginer les nouveaux modèles de gouvernance qui pourraient en découler.

 

A quel horizon pourrait se potentialiser cet aspect émancipateur ?

Ne nous emballons pas. Quand on s’intéresse de près à la blockchain et à ses applications autre que Bitcoin, on constate rapidement qu’il y a très peu de prototypes réellement fonctionnels, et qu’il n’existe quasiment aucun prototype pratique utilisé par de vraies communautés humaines. Le seul prototype opérationnel dont j’ai entendu parler est Everledger, un système de certification éthique de diamants.

Quant aux projets de microgrids (micro-réseaux électriques intelligents) fondés sur la technologie blockchain comme celui de Brooklyn, ils confondent le principe communiste (dans son sens “noble”) de “chacun selon ses besoins” avec le business de personne à personne. S’il y a bien un P2P technologique, il n’y a pas d’aspect communautaire ou collectif, c’est à dire de pair-à-pair social tel que je l’ai défini.

Comme souvent, il me semble également qu’on surestime les effets à court terme de cette technologie émergente, et que l’on sous-estime ses effets à long terme.

Même si elle fait beaucoup parler d’elle, nous sommes probablement dans le début de l’upcycle économique de la blockchain qui ne fonctionnera véritablement que dans 10 ou 15 ans. Je m’attends néanmoins à voir les premiers prototypes fonctionnels en 2017…

Propos recueillis par Maïa Dereva.

La révolution P2P et la phase de transition des communs

Cet article de Michel Bauwens a été initialement publié en anglais sur le site commonstransition.org. Sa traduction en français a été réalisée par Semeoz.info.

Notes sur la nature de la révolution à l’époque des P2P / Communs

À la P2P Foundation, nous n’utilisons pas très fréquemment le mot « révolution », nous lui préférons le concept de phase de transition.

Dans cet article, nous souhaitons éclairer la relation qui existe entre les deux concepts

Selon moi, le mot « révolution » est utilisé dans deux sens tout à fait différents ; un sens générique, qui signifie simplement « grand changement », comme par exemple lorsque l’on évoque la Révolution Industrielle. C’est un processus qui traîne en longueur, recouvrant beaucoup d’aspects, et qu’il serait vraiment difficile de résumer en un seul événement particulier. Pourtant, en même temps, il y a clairement un moment où des changements industriels ont émergé dans un contexte essentiellement agraire, et un moment où les processus industriels et leurs formes d’organisation sont devenus dominants, les aspects agraires étant englobés dans cette domination. Clairement, entre ces deux moments, une « phase de transition » a eu lieu.

Le mot « révolution » est aussi utilisé dans un sens beaucoup plus restreint, qui se réfère généralement à une série momentanée d’événements concrets, au cours de laquelle l’organisation même du pouvoir dans la société change fondamentalement, menant à un remplacement massif des ressources humaines, à un nouvel équilibre des pouvoirs entre les classes sociales, entre autres. Des exemples paradigmatiques de cette acception du mot seraient les révolutions française et russe.

Les deux types de révolutions se produisent au cours de l’histoire, mais pour beaucoup de gens, du moins pour ceux qui vivent le plus confortablement, la seconde notion est la moins attrayante. En effet, elle est le plus souvent associée à de la violence, souvent directement perpétrée contre les « leaders »-mêmes des premières phases de telles révolutions, et, pour commencer, elle mène habituellement aux contre-révolutions. Les réussites de telles révolutions, leurs victoires, sont souvent aussi très problématiques. Qui peut affirmer sans problème que les régimes napoléonien ou soviétique, par exemple, étaient nécessairement « meilleurs » que ceux qu’ils ont remplacés ; ou que ces événements radicaux sociaux et politiques produisent de meilleurs résultats que des processus plus lents ayant mené à des phases de transition similaires ? Un problème supplémentaire concernant la signification la plus « restreinte » des révolutions, est que beaucoup de gens, mêmes ceux qui n’apprécient pas le régime dominant de leur époque, n’imaginent la plupart du temps pas vraiment très clairement quelle forme devrait prendre le nouveau régime postrévolutionnaire, particulièrement si les aspects négatifs des autres tentatives leur apparaissent clairement.

Le processus de changement d’un système à un autre

C’est pour cela, entre autres raisons, qu’à la P2P Foundation nous préférons parler de phase de transition, en mettant l’accent sur le processus de changement d’un système à un autre, sans forcément être en mesure de prédire avec exactitude comment ces changements vont se produire, en particulier sur le plan politique et social. Mais soyons clairs, les archives de l’histoire nous montrent nettement que des changements aussi fondamentaux sont habituellement accompagnés de convulsions sociales plutôt profondes. Par exemple, le profond changement du système romain vers le système féodal fut caractérisé par des invasions militaires de tribus étrangères qui ont considérablement modifié le leadership politique dans les régimes post-romains. Pendant des siècles, l’Europe a été instable. Les changements associés à la Réforme ont montré des convulsions et des guerres civiles de religion similaires. Le passage de l’Ancien Régime au capitalisme fut également chargé de crises politiques et sociales. Donc il ne fait aucun doute qu’une transition aussi profonde sera associée à des convulsions sociales, des guerres, et, sans doute, à des révolutions politiques et sociales. La question posée est donc « Quels types de formes ces événements vont-ils prendre ? » et non pas « Pouvons-nous garantir une transition confortable ? ».

Une transition différente vers une société des communs

Cependant, de la même manière que les révolutions féodales diffèrent fondamentalement des révolutions qui ont créé les sociétés capitalistes, la transition vers une société des communs prendra aussi des formes différentes.

Photo : Graeme Law

Photo : Graeme Law

Dans ce qui suit, j’expose mon avis sur ce que pourraient être ces différences.

Pour commencer, qu’entendons-nous exactement lorsque nous évoquons une transition vers une société post-capitaliste, fondée sur le p2p et orientée vers les communs ?

Voici quelques indicateurs.

Dans la forme de société et d’économie dominantes actuelles, la nature est considérée comme une ressource infinie et le marché « externalise » les préoccupations environnementales. Ces pratiques sont fondées sur l’idée de « pseudo-abondance ». Dans le même temps, le système actuel essaye d’organiser systématiquement une « rareté artificielle » de ce qui est naturellement abondant, comme dans les processus agriculturaux, mais, de manière plus spécifique, dans la production du savoir. Dans les processus p2p/communs, l’abondance naturelle des communs immatériels comme le savoir, les logiciels et la conception, ou le savoir technique et scientifique, est reconnue, partagée et rendue disponible pour toute l’humanité. Elle est associée à un changement des modes de production, qui s’assure que la production régénère les ressources, maintient la stabilité de l’écologie et des ressources pour les générations futures mais aussi pour la nature et ses habitants, dont nous faisons partie intégrante.

Dans leur forme actuelle, les entreprises sont en compétition les unes avec les autres, mais au sein de ces organismes, la collaboration, quoique souvent hiérarchiquement orientée, apparaît : la coopération émerge dans le cadre de la compétition. Sous une forme nouvelle, les coalitions entrepreneuriales éthiques co-créent des communs avec des communautés productives contributives. Elles sont étroitement liées autour de ces communs par des chartes sociales et des licences libres. Pour autant, elles peuvent entrer en compétition au sein de cette sphère collaborative. En d’autres termes, la compétition est englobée dans la collaboration. La valeur est créée et déposée dans les communs. L’économie crée des moyens de subsistance autour de ces communs et de ses communautés de contributeurs. Le marché crée des services et des produits à « valeur ajoutée » autour de ces communs.

Ce que nous observons ici quant à la nature de ces changements est une série de renversements qualitatifs en termes de logique d’exploitation du système.

Ces phases de transition sont inextricablement liées aux changements de nature du pouvoir économique, social et politique. Comment identifier cette relation ?

Le processus des phases de transition passées

Le processus des phases de transition passées a été le suivant :

  1. Le système dominant existant crée de plus en plus de crises systémiques qu’il n’est plus capable de résoudre
  2. Les classes managériales (dirigeantes) et les classes productives (les dominés qui produisent de la valeur pour les classes managériales), cherchent toutes les deux des solutions. Elles le font de manière variée, parcellaire et pragmatique, sous la domination de l’ancienne structure, créant ainsi des « modèles de réponses », ou solutions. Petit à petit, ces modèles se rejoignent, et bien qu’ils soient utilisés par le système dominant, ils représentent aussi une alternative logique qui se construit lentement et s’affirme d’elle-même. Au sein même de l’ancien paradigme un nouveau paradigme préfiguratif émerge, englobé dans l’ancienne logique au début, puis gagnant petit à petit en force.
  3. Ces changements dans les modalités de production, de création et de diffusion de valeur créent également de nouvelles structures sociales. Un « exode » se produit de l’ancien vers le nouveau système. Les esclavagistes romains deviennent des seigneurs féodaux qui deviennent des marchands et des capitalistes industriels ; les esclaves deviennent des serfs qui deviennent des ouvriers. Quand les tensions entre ancien et nouveau ne sont plus absorbées par l’ancien système, des convulsions sociales et politiques apparaissent, menant éventuellement vers des « révolutions » dans l’organisation de la société.

Aujourd’hui, nous voyons ce processus clairement à l’œuvre.

3 types de modèles de réponses

La crise systémique du capitalisme néo-libéral amène 3 types de modèles de réponses :

  1. Une production durable qui prend en compte les limites écologiques
  2. Une solidarité économique et des formes d’organisation coopératives qui mettent l’accent sur le besoin de justice sociale en termes de redistribution de la valeur
  3. Des communs orientés vers la production par des pairs et d’autres formes de partages et d’ouverture qui se montrent opérationnels contre l’appropriation, les pénuries artificielles et la privatisation du savoir commun.
Photo : dou_ble_you

Photo : dou_ble_you

Ces modèles sont toujours parcellaires, et seulement exceptionnellement « éco-systémiques » dans leur pratique concrète, même si ces écosystèmes alternatifs sont certainement en train d’émerger et de se renforcer. Ce qui émerge spécifiquement est un nouveau proto-mode de production dans lequel les communautés contributives créent du savoir commun, dans lequel les coalitions entrepreneuriales créent de la valeur ajoutée en plus des communs dans un marché toujours capitaliste, et dans lequel les associations à but lucratif créent et maintiennent des infrastructures communes de coopération et de production.

La nécessaire convergence

Ce qui doit advenir, et qui commence à se produire, est que ces communautés productives, plutôt que d’être assujetties à la logique de captation de valeur d’extraction par les « capitalistes netarchiques » (ceux qui, dans l’ancien système, investissent dans les nouveaux systèmes pour leur bénéfice propre), créent leurs propres véhicules économiques éthiques. Cela leur permettra de créer des moyens de subsistance autour des activités de création de communs. Cela représente la nécessaire convergence, à travers, d’une part, un coopératisme ouvert, des formes économiques respectueuses de la justice sociale (économie solidaire et autres formes), avec une production par des pairs, et d’autre part, la convergence également nécessaire de la durabilité, avec, par exemple, « l’économie circulaire open source ».

Une question importante aujourd’hui est la relation entre les formes « préfiguratives » –c’est à dire les individus et les communautés qui découvrent des systèmes alternatifs de création de valeur qui répondent et résolvent la crise systémique actuelle– et un changement politique et social. La crise s’exprime aujourd’hui parce que les forces émancipatrices traditionnelles de la société industrielle (partis de gauche, unions et autres), sont encore orientées vers l’ancien paradigme du capital et du travail. Tandis que de nombreuses communautés productives sont en rupture totale avec ces anciennes formes politiques, alors que les nouvelles formes sont encore faibles et émergentes.

Néanmoins, nous constatons que cette convergence nécessaire aussi est déjà en train de se produire :

  1. De nouvelles formes politiques sont en train d’émerger par les nouvelles pratiques de production numérique en réseau, comme le Parti Pirate ou d’autres
  2. De larges mobilisations sociales ont eu lieu, utilisant les modèles de production par les pairs pour la création de leurs politiques, et qui ont considérablement influencé et fait grandir les nouveaux mouvements politiques comme Syriza en Grèce et Podemos en Espagne. En Comu, la coalition de la ville de Barcelone qui a gagné les élections est emblématique, et c’est la première coalition politique à se référer spécifiquement au commun dans sa nouvelle idéologie politique. D’autres formes peut-être encore plus radicales de coalitions civiques ont émergé en France (Saillant), et au Royaume Uni (Frome), dans lesquels des groupes civiques alliés remplacent directement les « machines politiques » existantes.

Ces mouvements plus politisés ont émergé de mobilisations initialement antipolitiques mais ont appris par l’expérience que les actions préfiguratives et les protestations ne peuvent produire de victoires substantielles dans le contexte d’un état hostile, et que donc l’état lui-même doit être attaqué et transformé. Le plus probable dans cette évolution est la transformation des démocraties électorales, dans lesquelles les élections sont devenues elles-mêmes les chasses gardées du pouvoir politique d’une classe d’hommes politiques professionnels fonctionnant sous forme d’état-marché dominé par les intérêts financiers privés, ce qui a fini par rendre impossible tout changement graduel réel. De nouvelles formes hybrides vont combiner des élections avec des formes associatives de démocratie délibérative et participative, mais avec une initiative politique plus directement dans les mains des populations, et utiliseront le modèle d’« état partenaire », dans lequel un état transformé créera les nécessaires infrastructures civique et technique pour « permettre et autoriser l’autonomie individuelle et collective ». A l’agenda politique, on retrouvera le développement de partenariats de communs publics, et une « communification » des services publics, comme par exemple le Règlement de Bologne pour la protection des communs urbains.

Ma conviction personnelle  est que, compte-tenu de l’exode des formes de travail ouvrières vers celles des producteurs-pairs en réseau et créateurs de communs de la nouvelle classe laborieuse précaire, une reconstruction des institutions sociales et politiques est nécessaire, non plus fondée sur la forme déclinante du salariat (qui est elle-même une forme légale de subordination), mais sur les « communs ». J’ai proposé par ailleurs de créer localement des « Assemblées des communs » pour les acteurs civils, et des « Chambres des Communs » pour les nouveaux acteurs de l’économie, afin de reconstituer des institutions de « valeur commune » qui pourront recréer une puissante force sociale qui, à son tour reconfigure les politiques pour créer de puissantes « coalitions pour les commun(s) », comme En Comu à Barcelone. En effet, la victoire de Barcelone a précisément été précédée par une reconstruction civique par les activistes du post-15M, qui ont créé de nouvelles formes participatives dans les mouvements sociaux et des communautés productives de création de communs.

La relation entre le local et le global

Une autre question importante à résoudre dans cette phase de transition spécifique est la relation entre le local et le global. La grande vague de relocalisation qui a lieu aujourd’hui, par exemple à travers les groupes qui réaménagent les stocks de nourriture et d’énergie, est paradoxalement elle-même facilitée par la technologie en réseau à l’échelle mondiale qu’est Internet. Mais la plupart du temps, ces communautés locales utilisent la technologie globale pour renforcer leur activité locale, sans forcément anticiper un pouvoir global.

Aujourd’hui nous avons des associations civiques formelles mondiales, et à travers le p2p, des communautés mondiales de conception ouverte. Ce qui manque, ce sont des formes d’éthiques entrepreneuriales globales opérationnelles à une échelle mondiale et capables de former un contrepouvoir aux entreprises multinationales privées extractives. Les limitations immédiates qui ont été imposes au parti grec Syriza montrent également les limitations très fortes des politiques locales et nationales en terme de changement de structure. Les mouvements locaux et nationaux sont nécessaires, mais pas suffisants, et une orientation vers les communs mondiaux, à travers des institutions physiques mondiales, ainsi que leur expression politique, seront vitales. Lasindias.net a proposé, et nous soutenons cette vision, la création de « phyles », éco-systèmes d’affaires mondiaux qui soutiennent les communs et leurs communautés. Le projet FairCoop est une première tentative de développer cela.

Contribuez à la phase de transition d’abord

Les Révolutions, au sens strict du terme, sont des événements organiques et souvent destructeurs, sous le contrôle d’aucune force sociale en particulier, dont on peut repérer la mèche, mais dont on ne peut pas savoir qui créera l’étincelle et qui va l’allumer. Il serait peu avisé de s’en réjouir, particulièrement si les forces sociales et les systèmes de production alternatifs sont seulement en train d’émerger.

Les grandes vagues de révolution sociale ont été vaines, comme par exemple la vague de 1848 en Europe, ou la vague de 1968. Et en ce qui concerne les succès, « soyez prudents quant à vos souhaits ».

Donc aujourd’hui, ce qui importe c’est d’abord la reconstruction de systèmes de création de valeur préfiguratifs, pour que la production par les pairs devienne un mode de production autonome et complet qui peut se soutenir lui-même ainsi que ses contributeurs ; et la reconstruction d’un pouvoir politique et social sous-tendu et informé par cette nouvelle configuration sociale. Les événements organiques se dérouleront avec ou sans ces forces, qu’elles soient prêtes ou non, mais si nous ne sommes pas prêts, le coût humain pourrait être très élevé.

Donc la devise devrait être : contribuez à la phase de transition d’abord. Soyez prêts pour les étincelles à venir et les événements organiques qui nécessiteront la mobilisation de tous.

Pour aller plus loin : les biens communs sur Semeoz.info

Le pair-à-pair : théorie, applications et enjeux pour une agence publique de développement

Ce texte reprend l’exposé oral présenté par Michel Bauwens au séminaire de l’Agence française de développement (AFD) sur les Communs du 5 juillet 2016. Les notes de séances, prises par Clémence Lobut de l’AFD, ont été revues et le texte réécrit par l’auteur.

La théorie du pair-à-pair est développée à partir d’une grammaire relationnelle, telle que théorisée par des auteurs comme Alan Page Fisk (The structure of social life), Kojin Karatani (The structure of World history) ou encore David Rondfeldt (Tribes, institutions, markets and networks). L’idée principale est qu’il y a quatre modes d’allocation des ressources qu’on retrouve à travers l’Histoire et dans toutes les régions du monde. Elles ont pu coexister mais avec des dominances différentes.

  • Le communal shareholding (notamment au début de l’Histoire humaine) : au sein des groupes nomades, la propriété individuelle a peu de sens. C’est donc surtout la mutualisation qui importe dans ce contexte : les individus travaillent pour leur groupe ou pour leur famille.
  • Avec la sédentarisation, des relations entre les clans se développent et un système d’économie du don émerge, basé sur la réciprocité (cf. Marcel Mauss).
  • Le marché
  • Le mode de distribution étatique

Les technologies numériques réintroduisent au cœur de notre société la logique de mutualisation et notamment celle de la connaissance. Ces technologies sont néo-nomadiques et permettent aux personnes de travailler n’importe où, de changer de projets, etc. La logique sociale du commun qui était en périphérie est replacée au centre de nos sociétés et des processus de création de valeurs avec des systèmes productifs ouverts, basés sur les contributions. Le pair-à-pair est une dynamique relationnelle qui permet à des personnes dans le monde entier de se connecter sans permission, de s’auto-organiser, de créer et de distribuer de la valeur. Yochai Benkler, dans son livre The Wealth of Networks, a théorisé la commons-based peer production. Cette logique est très différente du marché où le travail est une marchandise qu’on mobilise et les produits commercialisés sont marqués par la rareté. Dans le champ du commun, ce ne sont plus des travailleurs mais des contributeurs qui créent du commun par leur contribution. Dans la sphère de l’abondance immatérielle (produits et services non rivaux pouvant être copiés de façon numérique), la rareté de la marchandise ne joue pas. Il est intéressant de voir comment cette nouvelle dynamique associe l’ouverture de la connaissance avec le modèle économique du marché et avec l’État, qui ne disparaissent pas mais tentent de trouver des modus vivendi : le marché tente de capter la valeur, les États cherchent à l’apprivoiser, etc. De l’autre côté, les communautés contributives tentent aussi de créer des modèles économiques.

La production en commun repose sur trois institutions nouvelles :

  • La communauté productive (global open design communities) comme Wikihouse, Wikispeed, Arduino, Wikipedia. Ce sont des instances de production de valeurs d’usage où des contributeurs créent un commun, qui n’est pas en soi une marchandise. Mais comment créer une économie autour de ces communs dans un système à dominante marchande ?
  • La coalition entrepreneuriale. Par exemple, autour du commun Linux, toute une industrie incluant IBM ou Red Hat s’est constituée et plus de 75% des personnes travaillant au développement de Linux sont payés. Une industrie s’est également créée autour de la géolocalisation aux Etats Unis, où des banques de données géographiques de l’Etat ont été transmises aux citoyens comme un commun. Cela permet aux citoyens de créer des entreprises, notamment pour des applications mobiles. Selon un rapport américain, The Fair Use Economy, l’économie des connaissances partagées représentait en 2011 un sixième du PNB et mobilisait dix-sept millions de travailleurs aux Etats Unis.
  • Les « For Benefit Associations ». La structure institutionnelle de la production entre pairs est très souvent  constituée de fondations (Linux Foundation, Wikipedia Foundation, Apache Software Foudation, etc.) Il faut les distinguer des ONG traditionnelles qui opèrent toujours plus ou moins avec une logique de la rareté : on identifie un problème, on collecte des ressources qu’on dirige vers le problème et qu’on gère. Par exemple, MSF identifie le problème du manque de soin dans les zones de guerre et va orienter tout le flux productif autour de cet enjeu. Ces fondations opèrent différemment : elles renforcent les capacités du système coopératif. Par exemple, Wikipédia est un système participatif qui permet aux citoyens dans le monde entier de contribuer à la connaissance mutualisée, avec un système de contrôle. La Wikimedia foundation est responsable du renforcement des capacités de la coopération, avec notamment le financement des serveurs. Ces fondations se basent sur différents modes de financement : grâce aux participations des entreprises qui financent des instances neutres où elles sont représentées avec des utilisateurs (ex : au sein de la Linux foundation, une entreprise est égale à une voix, quelle que soit sa taille) ; par le financement participatif ; ou par les aides gouvernementales. Elles n’ont jamais d’activité commerciale.

Le pair-à-pair, grâce à son potentiel de « cosmo-localisation », offre une alternative au modèle de globalisation néo-libérale. Tout ce qui est produit aujourd’hui a un aspect numérique, toute production physique nécessite de la connaissance. Il y a donc un lien direct entre la production mutualisée entre pairs et la mise en œuvre d’une production physique. La coordination du travail dans ces communautés ne se fait plus par des signaux de marché ou des signaux hiérarchiques. Chaque contributeur a la capacité de voir le système dans son ensemble et décide en conséquence de l’allocation de son travail.

Ce système qui fonctionne pour la production immatérielle (connaissance, etc.) peut aussi jouer un rôle important dans la production physique, à travers la logistique et la comptabilité. Au sein de la P2P Foundation, environ 400 projets recensés portent sur la comptabilité ouverte et contributive. Ces communautés réinventent des formes de comptabilité qui sont des systèmes transparents et éthiques. Ce ne sont plus des chaînes logistiques ou de comptabilité privées mais des éco-systèmes. Les coalitions entrepreneuriales créent des systèmes de production par collaboration pour pouvoir coordonner leur travail autour de cette offre. Ce système n’en est encore qu’au stade de l’innovation mais sa croissance est exponentielle.

Ce système a le potentiel d’augmenter l’efficacité de modes de production. Le PNB du transport est déjà plus grand que celui de la production physique. Certaines études estiment même que les dépenses en énergie pour le transport sont trois fois plus importantes que celles pour la production physique. Par exemple, pour fabriquer une balle de tennis, il faut faire venir des matériaux parcourant un total de 80 000 km. Avec la logique de la production entre pairs, tout ce qui est léger est produit au niveau global et tout ce qui est lourd au niveau local. L’idée est donc de combiner la mutualisation de la connaissance au niveau global (des grandes communautés productives qui partagent leurs connaissances) avec une relocalisation de la production (micro-manufactures). Dans le cas de Local motors, cent micro-manufactures vont permettre de construire des voitures à partir de modèles ouverts développés par Wikispeed. En France, l’Atelier Paysan (www.latelierpaysan.org) regroupe des éco-agriculteurs auxquels les machines de l’agrobusiness ne conviennent pas. Ils ont mutualisé leurs connaissances pour fabriquer leurs propres machines : plusieurs fois par mois, des ateliers sont organisés au cours desquels les paysans fabriquent une machine. Ces ateliers sont documentés pour alimenter les prochains ateliers, dans un processus d’innovation permanente. Ce système s’appelle l’extreme manufacturing. Les méthodes itératives de production des logiciels sont reproduites pour la création physique des produits.

Le pair-à-pair désigne donc l’introduction au cœur de la production de la notion de commun, de systèmes contributifs ouverts qui impliquent une reconfiguration de la relation entre le commun, le marché, l’Etat et la réciprocité. Aujourd’hui, la société est dans un processus d’expérimentation et de reconfiguration des modalités d’échange et de production autour du potentiel des communs. Ce système est ouvert et expérimental et dépend du système social, de luttes, de la géopolitique, etc. Aujourd’hui, l’élément marchand domine mais les communautés productives pourraient être déterminantes.

Cette connaissance mutualisée, au-delà du poids économique, est une révolution civique. Une étude hollandaise intitulée Homo Cooperance menée par Tine de Moor (historienne des communs) a recensé aux Pays Bas le nombre d’initiatives civiques auto-organisées, en dehors de l’Etat et du système marchand. Entre 1980 et 2004, l’évolution est linéaire avec un peu plus d’initiatives chaque année. Depuis 2004, cette évolution est exponentielle, témoignant d’une révolution civique en réponse au programme d’austérité mis en place. On retrouve la même idée dans le film Demain : dans les villages où il est diffusé, des dizaines d’initiatives sont lancées. A Bruxelles, le think tank Oikos a fait la même étude pour la Belgique et montre que l’explosion exponentielle a eu lieu à partir de 2009, conséquence de la crise économique. Le lien entre la crise économique et systémique de nos sociétés et ces réponses mutualisantes est évident. D’un point de vue historique, à chaque crise systémique, trois réponses ont émergé : la mutualisation de la connaissance, la mutualisation de l’infrastructure et la relocalisation de la production. Durant le Moyen Age européen, après la chute de l’Empire romain, on retrouve ces trois éléments : les monastères chrétiens, qui sont de grandes unités productives, permettent la mutualisation des infrastructures et de la connaissance à l’ensemble du continent européen (selon Jean Gimpel, 90% des innovations techniques étaient le fruit de ces communautés monastiques) et la relocalisation de la production se faisait à travers le système féodal. Aujourd’hui, la mutualisation de la connaissance existe grâce au mouvement open source, l’économie du partage et d’autres modèles représentent la mutualisation des infrastructures et la micro-manufacture crée un potentiel de relocalisation de la production.

L’hypothèse défendue est que le modèle représenté au niveau microéconomique et micro-institutionnel par la production entre pairs peut très bien incarner une nouvelle façon d’entrevoir l’organisation sociétale. Ainsi, la société française serait composée d’une société civile productive avec des citoyens actifs par leur participation aux communs (locaux et globaux). Autour de ces communs, des coalitions entrepreneuriales se créeraient et les associations (foundations) équivaudraient à une forme étatique : elles représenteraient l’État, c’est-à-dire le bien commun, au niveau des réseaux de production pair-à-pair.

Les expérimentations actuelles se situent principalement au niveau des villes. Par exemple, à Bologne, un règlement sur « la collaboration entre les citoyens et l’administration pour le soin et la régénération des biens communs urbains » donne le pouvoir aux collectifs de voisins de proposer des projets de rénovation urbaine. On sort du vieux modèle où l’Etat produit du service public consommé par des citoyens passifs, vers une vision où le citoyen est co-producteur et co-créateur de la politique de la ville. C’est donc un renversement très fort. La première année, 30 projets sont nés, puis 100 projets l’année suivante. Barcelone en est un autre exemple : le grand mouvement du 15M (en référence au 15 mai, jour de naissance du mouvement), a eu peu de résultats politiques mais a régénéré la vie militante et associative des quartiers. Est née la coaliton En comú, la première coalition politique orientée vers les communs, qui a gagné les élections à Barcelone.

Le projet FLOK en Equateur visait à expérimenter ce modèle au niveau de l’État, même si pour l’instant le projet n’est pas vraiment un succès. Cela est principalement dû à des divisions politiques au sein du gouvernement, la vision extractiviste dominant encore. L’objectif était de créer et de stimuler du commun dans les grands domaines de la vie civique (éducation, agriculture, industrie, etc.). Par exemple, dans le secteur de l’éducation, il faut des MOOCs, des manuels ouverts et donc des cursus adaptés à ces nouveaux formats et que les étudiants et les professeurs collaborent pour créer un commun de la connaissance. L’équipe s’est aussi interrogée sur les mesures matérielles ou immatérielles favorisant les communs. Par exemple, si un laboratoire avec du matériel privé devient ouvert, avec un même budget, on peut créer bien plus de laboratoires. Cette transition est décrite dans l’ouvrage Open Source Lab de Joshua Pearce publié en 2014. L’Equateur avait une loi pour le logiciel ouvert mais les ingénieurs devaient avoir des diplômes en computer science. Ils sont très peu nombreux à rester en Equateur, alors que des milliers de jeunes se sont formés au codage par eux-mêmes. La création d’un Open accreditation system, c’est-à-dire une reconnaissance des compétences qui pourrait être mise en relation avec le monde académique, permettrait de mobiliser des milliers de personnes pour le développement du logiciel libre en Equateur. Toutes ces informations sont sur le site http://commonstransition.org/ . Dans tous les domaines, une réflexion systématique similaire a été menée.

L’État a un rôle central, celui de renforcer les capacités contributives de la société. Pour participer au commun, la société a besoin de connaissances, d’un accès au réseau, etc. Ces conditions ne peuvent être assurées par le commun lui-même. La puissance publique a pour rôle de créer les capacités de contribution et de favoriser l’autonomie de la société. Les villes sont particulièrement importantes pour permettre le développement d’initiatives locales. Mais la force communautaire reste fondamentale pour protéger le commun face aux risques de privatisation ou de centralisation. Il y a donc une nouvelle triarchie entre les communautés productives, les communautés entrepreneuriales et les entités étatiques.

Les conséquences pour le développement sont multiples. Par exemple, le fair trade peut naître à l’initiative de consommateurs occidentaux mobilisés par des idéaux de l’économie sociale et solidaire et qui vont chercher des partenaires dans le Sud pour créer des flux de commerce équitable. La chaine logistique est alors dominée par des organisations occidentales. Le cas contraire peut aussi exister : des organisations de producteurs du Sud vont eux-mêmes prendre en main cette chaine logistique et chercher des débouchés en Occident. Mais dans les deux cas, le système reste binaire. Les chaines logistiques participatives peuvent aider à sortir de cette dichotomie. A Rio de Janeiro, l’ancien directeur d’une unité de production de café a constaté que le meilleur café était tourné vers l’exportation et que les producteurs directs étaient sous-payés et se retrouvaient en cas de crise en dessous du seuil de pauvreté. L’enjeu était donc de faire du bon café, sans exploiter des producteurs primaires. Il a créé en premier lieu une chaine logistique ouverte et absolument transparente, qui expose d’où vient le café, combien chaque producteur est payé, etc. Cela court-circuite la certification. D’autre part, la torréfaction du café a été répartie entre les producteurs dans des micro-manufactures. En troisième lieu, un commun de la connaissance a été créé pour partager les recettes et les mélanges de café. Enfin, le financement de la distribution est participatif : un crowdfunding a permis de louer des magasins, imprimer des affiches pour les lieux de vente expliquant la constitution du coût de la tasse de café, etc. Il y a donc un nouveau type de relations qui se crée dans la chaine productive où les consommateurs, les producteurs et les intermédiaires constituent un écosystème participatif. Les producteurs, qui ne recevaient que 8% du prix final, en obtiennent 90% dans ce système mutualisé. Ces formes marchandes sont soumises à des critères de réciprocité et de commun. Ce modèle non-exploitatif est très intéressant pour le Sud.

En Equateur, nous avons visité la commune de Sigchos où le maire est très progressiste. Il souhaitait changer la situation économique de son district. Les paysans indigènes, qui représentent 90% de la population locale, ne parviennent pas à augmenter leur productivité par manque d’accès à des machines modernes. Tous les ans, ils sont soumis aux diktats de la compétition internationale. Cette population était donc très intéressée par les projets de machines agricoles ouvertes, qui leur donnerait une souveraineté pour leur développement économique et leur permettrait de créer un surplus. Un membre de l’équipe de FLOK travaille dans ce district pour créer des coopératives de production.

Le rôle potentiel de l’AFD serait donc celui de connecteurs entre les communautés productives locales et les communautés de la connaissance mondiale (ex : entre l’Atelier paysan et des communautés agricoles des pays du Sud). Cela pose évidemment de nombreuses difficultés, notamment d’ordre culturel (barrière des langues, d’infrastructures, etc.). Ce modèle de développement cosmo-local permet à des communautés dans le Sud d’augmenter leur souveraineté par rapport à une exploitation potentielle dans une économie néocoloniale.  

La stratégie post-capitaliste de la P2P Foundation

Comment créer une stratégie post-capitaliste? Comme indiqué dans un précédent billet – où nous décrivons le travail de Kojin Karatani- nous sommes d’accord que le système actuel est basé sur une trinité Capital-État-Nation, et que cela reflète l’intégration des trois modes d’échange. Le capital représente une forme particulière du marché basée sur l’accumulation sans fin du capital. L’Etat est l’entité qui maintient le système à la fois par la contrainte, la loi et la redistribution (Karatani appelle cette fonction « régner et protéger »), et la nation est la « communauté imaginée » qui est le lieu de la survie de la communauté et de la réciprocité. Une stratégie post-capitaliste doit nécessairement dépasser les trois dans une nouvelle intégration.

Disrupter l’accumulation du capital

Surmonter la forme capitaliste du marché appelle à une perturbation de l’accumulation du capital. Cela peut et doit se faire de deux façons :

Tout d’abord, le marché capitaliste considérant le travail comme une marchandise, il en découle que dépasser le capitalisme signifie refuser de fonctionner dans un capitalisme de travail-marchandise. Voilà pourquoi nous préconisons vivement le coopérativisme ouvert : des formes entrepreneuriales où les commoners travaillent pour eux-mêmes et pour le bien commun de la communauté et de la société au sens large. Ce travail a lieu dans des associations démocratiques qui créent des moyens de subsistance autonomes autour des communs qui sont, à leur tour, protégés de la capture de la valeur grâce à des membranes telles que les licences fondées sur la réciprocité. Ces organisations, centrées sur les commoners et leurs moyens de subsistance, plutôt que de se livrer à l’accumulation de capital, favorisent l’accumulation  coopérative au service des communs, par le biais de mécanismes dans lesquels les intérêts individuel, collectif et de la société convergent.

Les systèmes contributifs ouverts basés sur les communs sont conçus de telle sorte que les motivations personnelles des commoners peuvent contribuer activement à la création d’un bien commun ; ce qui s’oppose aux hypothétiques et accidentelles dérives positives de l’égoïsme généralisé. Des mesures comme un revenu de base – en conjonction avec des services sociaux « communifiés » seraient susceptibles également de supprimer sensiblement la contrainte pour les travailleurs de vendre leur force de travail, tout en renforçant la capacité de créer des entités économiques alternatives. Toutefois, dans l’intervalle, nous devons faire face à la réalité qui existe aujourd’hui, et créer nos propres mécanismes de financement et d’affectation des ressources.

La deuxième façon de se retirer du capitalisme et de l’accumulation du capital est de supprimer notre coopération en tant que consommateurs. Sans les travailleurs en tant que producteurs et les travailleurs en tant que consommateurs, il n’y a pas de reproduction du capital. En tant que consommateurs, nous devons concevoir et mettre en œuvre de nouvelles formes de consommation provenant de la création de coopératives ouvertes. Lorsque les travailleurs et les commoners mutualisent leur consommation dans des formes de marché communs tels que l’agriculture locale en circuits courts soutenue par une communauté locale (comme les AMAP), etc., ils n’achètent pas des produits qui renforcent l’accumulation du capital. Au contraire, ils contribuent à l’accumulation de coopération évoquée plus haut. Par conséquent, dans la mesure où nous organisons systématiquement de nouveaux systèmes d’approvisionnement et de consommation en dehors de la sphère du capital, nous minons également sa reproduction et l’accumulation de capital. De plus, nous créons des moyens « de transvestissement » [« transvestment« ], qui permettent l’inclusion du capital, mais qui sont subordonnés aux nouveaux communs et aux formes de marché développées grâce à la production par les pairs ; cela crée un flux de valeur du système de capital vers le système de l’économie des biens communs. Face à une crise d’accumulation du capital, il est tout à fait réaliste d’attendre de nouvelles sources de valeur à la recherche de leur place dans l’économie des communs. Au lieu de la cooptation de l’économie des communs par le capital, sous la forme de plates-formes capitalistes netarchiques qui captent la valeur des communs, nous co-optons le capital dans les communs en le soumettant aux règles des communs. Les exemples actuels de stratégies de transvestissement sont le modèle de rendement plafonné lancé par Enspiral, ou le système de comptabilité open-value créée par Sensorica.  La clef des stratégies de ces coalitions de marché éthique et génératives, qui créent de la plus-value autour des communs et pour les communs, est la « souveraineté de la valeur », c’est à dire le refus de laisser le marche capitaliste décider ce qui a de la valeur ou pas.

L’État post-capitaliste

Nous pouvons également obtenir des effets de transvestissement similaires avec l’Etat ! Nous nous inspirons ici de tous les mouvements sociaux qui n’ont jamais obtenu gain de cause en abolissant l’Etat, mais en le domestiquant, et en imposant des nouvelles valeurs, un droit de participation et des droits pour les groupes exclus (mouvements féministe, des travailleurs, des droits civils, de protection écologique, etc…). Notre stratégie pour un «État partenaire» est de « communifier » l’état. Imaginez que nous sommes en mesure de transformer les fonctions de l’Etat afin qu’elles encapacitent réellement et permettent l’autonomie des citoyens en tant qu’individus et groupes. En tant que tel, ils auraient les outils pour créer des ressources communes, au lieu d’être «consommateurs» passifs des services de l’Etat. Nous abolissons la séparation de l’état et de la population en augmentant la prise de décision démocratique et participative. Nous considérons le service public comme un bien commun, donnant à chaque citoyen et résident le droit de travailler dans ces services publics commonifiés. Nous faisons des accords publics-communs afin que les communautés de parties prenantes puissent co-diriger les services publics qui les touchent. Mais nous ne «retirons» pas complètement l’Etat parce que nous avons besoin de bonnes institutions communes pour tout le monde au sein d’un territoire donné, des institutions qui créent des capacités égales pour tous les citoyens de contribuer aux biens communs et aux organisations de marché éthiques.

Dans notre précédent billet, nous avons soutenu que la trinité Capital-État-Nation n’est plus en mesure d’équilibrer le capitalisme mondial, car elle a créé une classe financière transnationale très puissante, qui est capable de déplacer des ressources à l’échelle mondiale et de discipliner les états et les nations qui osent le rééquilibrer. Notre réponse est de créer des entités civiques et économiques translocales et transnationales qui peuvent éventuellement rééquilibrer et contrer le pouvoir de la classe capitaliste transnationale. Ceci est réaliste étant donné que les technologies de production par les pairs ont créé des communautés mondiales de conception ouverte qui mutualisent les connaissances à l’échelle mondiale, et parce que des organisations et coalitions mondiales et éthiques de marché peuvent être créées autour de ces communautés. Même si nous produisons localement, nous pouvons également organiser des communautés productives trans-locales. Ces communautés productives trans-locales, ne sont plus liés par l’État-Nation, ont pour projet et nécessitent des formes de gouvernance capables d’opérer à l’échelle mondiale. De cette façon, elles transcendent aussi le pouvoir de l’État-Nation. Comme nous l’avons expliqué dans notre stratégie concernant le marché capitaliste mondial, ces forces peuvent agir contre l’accumulation du capital au niveau mondial, et créer une énergie mondiale contre-hégémonique. Selon toute vraisemblance, cela va créer des mécanismes de gouvernance mondiale et des institutions qui ne sont plus inter-nationales, mais transnationales (tout en évitant les tendances du capitalisme transnational).

La nouvelle trinité intégrative

En conclusion, notre objectif est de remplacer le dysfonctionnement de la trinité Capital-État-Nation par la création d’une nouvelle trinité intégrative : Communs-Marché éthique-État partenaire. Cette nouvelle trinité irait au-delà des limites de l’État-Nation en opérant au niveau transnational, transcendant la trinité plus ancienne et dysfonctionnelle et évitant la domination mondiale du capital privé. Les citoyens pourraient développer des subjectivités cosmopolites à travers ces processus, ainsi qu’une allégeance aux Chambres et aux Assemblées des communs axées sur les communautés locales et transnationales de création de valeur et de la distribution de la valeur.

L’émergence des communs et des guildes, une révolution silencieuse

Avant de connaître le travail historique de Tine De Moor, l’historien belge des communs qui a étudié l’émergence des commun et des guildes dans le «haut moyen-âge» aux Pays-Bas (Hollande et Belgique), je supposais que les communs étaient un élément permanent de la vie sociale. Et d’une certaine manière, c’est ce qu’ils sont en effet, mais ils refluent aussi et coulent à travers l’histoire. Que pouvez-vous apprendre de cet important essai, que je vous recommande fortement de lire ? C’est que le nombre d’accords de guildes et de communaux a littéralement explosé au 12ème siècle, une véritable explosion des pratiques de mutualisation que les commoners et les travailleurs ont utilisé pour créer de la solidarité face à l’insécurité de la vie.

Tine De Moor appelle cela une «révolution silencieuse» parce qu’elle ne comportait pas d’émeutes, mais la construction de nouvelles institutions sociales. Ceci est, pour une grande part, ce qui se passe aussi maintenant, et que la P2P Foundation cherche à cataloguer, observer et comprendre.

Article : The Silent Revolution: A New Perspective on the Emergence of Commons, Guilds, and Other Forms of Corporate Collective Action in Western Europe. By TINE DE MOOR. IRSH 53 (2008), Supplement, pp. 179–212

Extrait de l’introduction de Tine De Moor:

« Au cours de la fin du Moyen-âge, dans une mesure et avec une intensité jusqu’alors inconnue, les Européens ont formé des alliances qui se fondaient principalement non pas sur la parenté, mais sur une autre caractéristique telle que l’occupation commune. Les guildes et les fraternités étaient des organisations fournissant de bons exemples de cela dans les milieux urbains, tandis que dans les zones rurales, la fin du Moyen-Age était la période où des arrangements fonciers communaux, ou tout simplement « communs », ont été de plus en plus fréquemment formés et institutionnalisée. Ce n’est pas la formation réelle de ces types d’action collective qui est si frappante, ni leurs caractéristiques institutionnelles qui ont rendu la région exceptionnelle en cette période, comme les essais de ce volume l’illustrent, les artisans et les commerçants ont formés des guildes ailleurs et à d’autres moments.
Cependant, c’est la grande intensité de la formation de nouvelles unités d’une telle action collective qui rend ce mouvement frappant et qui suffit pour se référer à lui comme à une «révolution silencieuse». Une révolution, dans la mesure où c’était un mouvement qui a commencé par le bas, et parce qu’il pourrait se révéler avoir été aussi important pour le cours ultime de l’histoire européenne que toute autre révolution ; et silencieux, en ce qu’il a d’abord été fondé principalement sur des accords tacites entre dirigeants puissants et des sujets exigeants, qu’ils soient villageois ou citadins, et sont devenus explicites, c’est à dire écrits, seulement après un certain temps.

La plupart du temps ces accords ont été formés pacifiquement. Le développement plutôt discret des formes d’action collective décrites ici signifie que pendant une longue période, c’est resté une révolution inaperçue aussi. L’essentiel de l’attention dans la recherche sur l’action collective s’est focalisée sur des changements à court terme sous la forme d’émeutes, de manifestations, de protestation, et analogues, comme étant les moteurs de la démocratisation et du changement politique. Dans cet article, je soutiens que la révolution silencieuse a, dans une large mesure, créé l’infrastructure institutionnelle du changement socio-politique, ainsi que d’autres formes d’action collective qui sont devenues caractéristiques en Europe occidentale et en vinrent à être considérées comme un ingrédient essentiel dans une longueur d’avance économique exceptionnelle. »

Traduction de l’article original : Maïa Dereva – Image : Andrew Taylor.

La P2P Foundation, une approche pluraliste de la complexité

Une pensée ancrée dans un contexte historique

Quand on se penche sur l’histoire de la pensée, on constate que jusqu’en 1789, toute rhétorique était nécessairement dominée par la pensée religieuse : on se justifiait ou l’on critiquait en se référant à cette connaissance dite transcendante qui était réputée émettre les règles.

1789 constitue un pivot à partir duquel la pensée est devenue explicitement politique : on se réunissait autour d’idéologies partagées par le biais de la politique, et on tentait de changer le monde via la réforme ou la révolution.

A compter de 1989, avec la mort du grand système idéologique en concurrence avec le néo-libéralisme, on a vu émerger un troisième type de fonctionnement structuré autour des communs et des réseaux. Dans cette configuration, il n’y a plus de structuration tout à fait claire entre « eux » et « nous » mais une topologie plus complexe dans laquelle tout le monde est lié avec tout le monde,  et dans laquelle les individus peuvent être eux-mêmes plus complexes, partagés et contradictoires.

C’est donc aujourd’hui le temps de la complexité : les idéologies sont moins clivées, on prend conscience que les individus sont eux-mêmes des entités complexes, parfois paradoxales. En s’organisant de façon plus « moléculaire », on est passé du « batch processing », où l’on choisit ses représentants en bloc toutes les x années, à des réseaux complexes où l’on participe à différentes communautés auxquelles l’on contribue avec nos différentes facettes. La politique existe toujours mais la configuration a évolué et les approches idéologiques sont court-circuitées au profit d’objets sociaux que l’on construit ensemble, autrement dit des communs, pour lesquels une passion partagée permet d’aller au-delà des querelles idéologiques.

Le post-modernisme et la déconstruction ont détruit l’idée qu’il y avait un sujet et un objet et que le premier pouvait « objectivement » appréhender le monde des objets. Désormais la pensée évolue dans des réseaux de significations et la « vérité » se co-construit. Et c’est dans ce contexte que le pair-à-pair, en tant que dynamique humaine intersubjective telle que définie par la P2P Foundation, apporte un point de vue constructiviste. Plus les lumières individuelles et leurs perspectives uniques peuvent se combiner, plus claire peut devenir la connaissance d’un « objet » ou d’un système.

Après la fragmentation post-moderne, les sociétés sont en train de reconstruire du commun. Les systèmes pair-à-pair permettent à chaque individu d’apporter ses contributions dans des communs différents et d’être reconnu par les communautés en fonction de ces contributions sur le mode « On est ce que l’on donne ». L’identité se construit donc autour de nos contributions, et elle est reconnue par le biais de communautés contributives.

Une approche pluraliste et respectueuse des différences

C’est dans ce contexte que la P2P Foundation a mis en place un travail d’observation et de catalogage dans le but d’apporter des éléments de compréhension de cette complexité qui se développe. Ce travail est fondé sur l’idée qu’en tant qu’individus, nous sommes limités, et que nous ne pouvons avoir qu’un point de vue partial et partiel. La documentation, aussi variée que possible, permet de se construire ses propres conclusions. Le wiki est donc pluraliste et n’impose pas de ligne éditoriale, à la différence de Wikipedia par exemple, dont la communauté entend garantir une certaine « neutralité » de ses contenus.

Sur le plan politique, la P2P Foundation est un espace ouvert où tous les gens qui s’estiment être « pour » le modèle pair-à-pair que nous développons peuvent échanger leurs points de vue. En ce sens, c’est une communauté « multi perspectives » dans laquelle il n’y a pas qu’un seul point de vue. Ainsi, le dialogue s’instaure entre et avec des forces différentes dans la recherche d’un alignement (et non pas dans l’énonciation d’une vérité).

L’objectif est la recherche du commun dans cette évolution vers une société peer-to-peer. Les moyens d’arriver à ce type de société sont variés, et la P2P Foundation est un mouvement qui défend la pluralité des points de vue dans une dynamique constructive. Dialoguer ne signifie pas nécessairement que nous sommes d’accord avec toutes les idées et tout le monde. Nous cherchons seulement à nous enrichir mutuellement par l’échange. Nous fixons simplement la limite de nos interactions aux discours explicitement « contre » le pair-à-pair en tant que logique relationnelle. Mais quoi qu’il arrive, nous ne condamnons jamais la totalité d’un discours et ne jugeons pas les personnes.

Un réseau complexe, décentralisé et ouvert

Evidemment, cette position pluraliste peut provoquer des ambiguïtés déstabilisantes. Pour se sentir appartenir à la P2P Foundation, il faut pouvoir supporter cette pluralité, voire des contradictions ou paradoxes entre certains points de vue. Mais pour nous, cette incompatibilité des points de vue n’est pas un problème du moment qu’ils peuvent tous être exprimés.

Sur de nombreux sujets, comme celui du revenu universel par exemple, il ne nous paraît pas possible d’être simplistes. Ces sujets sont abordés autant par la droite que par la gauche, et on doit pouvoir reconnaître la qualité d’une analyse sans pour autant cautionner les solutions proposées. Aussi nous critiqueront plutôt les façons de penser « mono-paradigmatiques »,  « monothéistes » ou clivantes (« Tu es avec moi ou contre moi« ) que les contenus des discours eux-mêmes. Dans cette optique, il faut parfois du temps, celui de la rencontre et de l’écoute, pour conclure finalement à une éventuelle non compatibilité de certains points de vue véritablement trop radicaux ou sectaires.

La P2P Foundation a une structure en réseau, décentralisée et auto-organisée, dont les frontières ne sont ni étanches ni clairement identifiables dans la mesure où chaque individu est lui-même une entité complexe reliée à un écosystème riche. En ce sens, elle ne peut se faire le porte-parole d’un point de vue unique. Ce qui relie les contributeurs du réseau, c’est le commun de connaissances que nous co-créons pour favoriser et accompagner l’émergence d’une société des communs pair-à-pair basée sur la durabilité, l’ouverture et la solidarité.

Propos recueillis par Maïa Dereva

De nouvelles entreprises pour mieux répartir la valeur des communs

Michel Bauwens est un théoricien du Pair à pair, auteur et conférencier sur des sujets technologiques et culturels innovants. Il nous donne son point de vue sur les modèles économiques ouverts et les façons de les favoriser.

Quels sont les exemples les plus marquants d’initiatives libres ?

Il y a deux secteurs sur lesquels on a des expériences significatives : le logiciel et l’open manufacturing avec Arduino.

Dans le cas du logiciel libre, Linux et Ubuntu sont de bons exemples qui posent bien les questions de l’économie de la contribution. Les trois quarts des individus qui travaillent sur le noyau de Linux sont salariés par ailleurs. Dans ces systèmes, on construit du commun avec des bénévoles, quelques salariés et la contribution d’entreprises. On constate que peu de contributeurs volontaires vivent de leurs seules contributions.

On retrouve la même situation dans l’écosystème Arduino avec une différence concernant les institutions du commun. En effet, dans le logiciel libre, il y a des institutions du commun : Ce sont des associations à but non lucratif qui protègent les infrastructures, la viabilité et les conditions de production et de diffusion du commun. Ce sont les fondations Linux, Wikimedia, Bitcoin par exemple. Dans l’open hardware, la dépendance aux entreprises est plus grande. Cela est probablement dû à la dimension matérielle du produit qui en renchérit énormément le coût de fabrication, et les institutions du commun moins nombreuses, voire absentes.

Dans ces exemples, comment les contributeurs trouvent-ils une rémunération ?

Justement, c’est bien là le problème, ils ne la trouvent pas directement par leur implication dans la production de biens communs. Les individus doivent aller dans l’économie marchande pour pouvoir subvenir à leurs besoins.

On a besoin de structures intermédiaires entre les fondations et les entreprises marchandes pour résoudre cette question. Pour l’instant, ces structures intermédiaires n’existent pas encore. On pourrait imaginer des organisations coopératives qui seraient liées aux structures qui prennent en charge la construction du commun.

Un article de Michel Bauwens, Louis-David Benyayer et Karine Durand-Garçon

Lire la suite de l’article sur le site WithoutModel.com

La crise de l’immatériel, la production entre pairs (P2P) et l’économie éthique à venir

« Une forme civilisée de la sortie du capitalisme, en revanche, n’est que très rarement envisagée. L’évocation de la catastrophe climatique qui menace conduit généralement à envisager un nécessaire « changement de mentalité », mais la nature de ce changement, ses conditions de possibilité, les obstacles à écarter semblent défier l’imagination. Envisager une autre économie, d’autres rapports sociaux, d’autres modes et moyens de production et modes de vie passe pour « irréaliste », comme si la société de la marchandise, du salariat et de l’argent était indépassable. En réalité une foule d’indices convergents suggèrent que ce dépassement est déjà amorcé et que les chances d’une sortie civilisée du capitalisme dépendent avant tout de notre capacité à distinguer les tendances et les pratiques qui en annoncent la possibilité. »

André GORZ, « Le travail dans la sortie du capitalisme »
alias « La sortie du capitalisme a déjà commencé », EcoRev’, 28 (novembre 2007)

Nous vivons un moment conjoncturel particulier.
La crise financière globale de 2008 indique clairement que le cycle du Kondratieff 4 [1] – commencé après la crise systémique précédente de 1929 et qui a pris son essor après la Deuxième Guerre
mondiale – est bel et bien terminé.
Il est important de souligner qu’aucune des crises systémiques précédentes n’a pu trouver de solutions dans les pratiques des
cycles précédents. Il faut donc trouver une nouvelle combinaison de facteurs énergétiques, financiers, organisationnels, etc. qui puisse permettre à un nouveau cycle de « croissance » capitaliste de se mettre en place.

Mais il existe une différence de taille cette fois-ci car les éléments de crise sont « structurels » – ils mettent en cause la survie même du système capitaliste, désormais en contradiction flagrante avec la survie de la biosphère – et donc d’une ampleur telle qu’aucun remaniement ne pourra se faire sans l’adoption de pratiques largement « post-capitalistes ». Nous sommes donc dans une situation semblable à celle de la crise du féodalisme aux seizième siècle, où seule l’adoption croissante de pratiques capitalistes pouvait sauver l’ancien système en péril – le paradoxe d’alors étant que le capitalisme embryonnaire était à la fois le sauveur et le signe de la fin de la dominance du système féodal.

Le rôle des pratiques émergentes est cette fois joué par la production entre pairs, paradoxalement sauveur et fossoyeur du système capitaliste.

La production entre pairs dans la production matérielle

Il faut évidemment souligner le rôle de l’Internet pour expliquer ces nouvelles pratiques sociales.

En effet, avant l’avènement de ces possibilités technologiques, il était impossible dans une logique productive de petits groupes, de s’agencer à un niveau global.
Mais cette possibilité est désormais avérée par le succès de projets productifs très complexes à l’échelle mondiale, comme Linux ou Wikipedia, qui ne sont pas gérés de manière centralisée, mais coordonnés de façon « stigmergique » [2] (i.e. par un système de signalisation « horizontal »).
L’importante nouveauté est que ces nouvelles possibilités permettent l’autoagrégation et l’organisation à des fins
productives d’agents libres, qui peuvent s’aligner « sans permission » et dont la motivation « passionnelle » dépasse en productivité les motivations d’origine coercitives ou par appât du gain ; types de motivation dominant respectivement les modes de productions pré-capitalistes et capitalistes. Ces communautés pratiquent
l’innovation libre et permanente, sont en recherche de qualité absolue (et non pas de qualité relative comme les entreprises capitalistes sous l’emprise de la compétition).
Ces nouvelles communautés productives ne souffrent donc pas des limitations dont souffrent la production et l’innovation capitaliste. Cela signifie qu’après un certain temps, partout où les communautés libres
et leur écologie de production apparaissent comme alternative, les stratégies purement propriétaires sont condamnées. Ceci force
alors les entreprises à s’adapter ou les amène à être remplacées par un nouveau type d’entreprise native de la nouvelle culture : des coalitions entre communautés et entités entrepreneuriales. Ceci est le cas dans la production de logiciel où il est déjà presque impossible pour des stratégies purement propriétaires d’obtenir des fonds
d’investissements.

Regardons plus en détails les pratiques productives qui sont apparues d’abord dans les communautés libres de production de connaissance, puis dans les communautés du logiciel libre, et qui prennent maintenant leur essor dans la production matérielle (« open hardware », « open and distributed manufacturing ») telle que l’alliance Arduino par exemple.

Au centre de la nouvelle écologie de production se trouve les plateformes collaboratives – adaptation des éléments du réseau pour un contexte de production particulier. Celles-ci forment le premier
niveau
, le centre du nouveau modèle.

Le second niveau est celui du commun, qui émane généralement de communautés de développeurs qui mettent en commun de la connaissance – sous forme de code logiciel ou de « design » et par le biais de licences « ouvertes ». Ces communautés sont le plus souvent aidées par des fondations à but non lucratif qui gèrent l’infrastructure
coopérative.

Au troisième niveau se situent les coalitions entrepreneuriales qui vivent et « profitent » du commun, tout en y ajoutant certains éléments de plus-value (généralement sous licences privées séparées) pour
en faire un produit ou un service à vendre sur le marché. Ces entreprises embauchent les développeurs, soutiennent les fondations, mais ne contrôlent que rarement ces écologies coopératives (sauf dans le cas particulier des « single vendor commercial open source » [3]). En général, le commun est géré et influencé aussi bien par la communauté que par la coalition entrepreneuriale (cf. la Linux Foundation). Cette dernière opère d’ailleurs souvent également
comme un commun (« corporate commons » [4]). L’équilibre des forces entre la communauté et la coalition entrepreneuriale peut prendre des formes très différentes, toujours contextuelles.

Le quatrième niveau est celui de l’outil productif matériel. [5] Il est important de comprendre que les communautés libres ne conçoivent pas la production de la
même façon. La façon modulaire de concevoir les produits génère le développement d’un outillage productif beaucoup plus modulaire, localisé, accessible avec beaucoup moins de capital (cela est
d’ailleurs une condition sine qua non de survie à la crise énergétique actuelle – résultat de la diminution des réserves pétrolières).

Le cinquième niveau est le niveau de l’écologie de financement, qui peut provenir de multiples sources. Nous pensons ici à la
création de l’ « Open Source Hardware Bank » de la communauté Arduino – exemple particulièrement novateur.

Le sixième niveau reste encore à développer, c’est le rôle de l’ « État Partenaire » qui soutient et stimule la création de communs et la production sociale de la valeur – et ceci a tous les niveaux (États-Nation, municipalités, etc.)
Nous en voyons l’embryon dans l’ « Open Business Resource Center » de Toronto ou dans la politique pro-active de production sociale de la culture par la municipalité de Brest en Bretagne.

Nous pensons que cette conception alternative de la production de la valeur va prendre un essor particulier dans l’émergence des facteurs productifs du Kondratieff 7, et sommes confortés dans cette opinion par le soutien explicite que certains dirigeants de l’administration
Obama donnent à cette vision.

L’écologie productive du Kondratieff 5

Chaque cycle de Kondratieff est caractérisé par une combinaison de facteurs productifs qui se renforcent les uns les autres :

  • Une énergie dominante : le pétrole hier, les énergies renouvelables demain.
  • Un pays dominant (avec accès privilégié à la ressource énergétique dominante) : ce fut l’Empire Britannique (K3), les USA (K4), ce sera sans doute l’Asie de l’Est – déjà dominante en ce qui concerne l’énergie solaire.
  • Un système d’organisation du capital : la Société Anonyme, destinée à être remplacée par des formes de financement plus « socialisés » avec des chartes qui reconnaissent les « externalités sociales et environnementales ».
  • Un contrat social entre travail et capital : le système Fordiste qui était plus inclusif que le système Smithien, mais qui le sera moins que le système participatif à venir. [6]
  • Une agriculture industrielle qui détruit les sols, que remplacera une agriculture plus intelligente et organique, post-pétrolière.
  • L’évolution de l’État Providence (ou néolibéral) vers l’État Partenaire et une primauté grandissante de la société civile par rapport à la société « privée » (commerciale).

Pour celles et ceux qui observent les tendances actuelles, il est clair que le nouveau système est en train de se préparer non seulement techniquement, mais aussi socialement et idéologiquement.
Au sein même des classes productives, un nombre croissant de travailleurs devient aussi « producteur entre pairs », tandis qu’une frange du capitalisme devient « netarchique » en comprenant le rôle qu’elle peut jouer avec la mise en place de plateformes pour la création « sociale » de la valeur. Par ailleurs, surtout parmi les jeunes,
les valeurs et les pratiques de partage deviennent une seconde nature, tandis qu’une frange importante de l’entrepreneuriat – désirant un capitalisme éthique et plus inclusif – devient sociale et participative.

Parmi les veilles classes sociales du capitalisme mourant (les capitalistes ET la classe ouvrière), les individus les plus clairvoyants
voient d’ores et déjà l’impasse du système, et leur alignement autour des nouvelles valeurs est déjà palpable même s’il reste encore embryonnaire.

Dans ce contexte, la « lutte des classes » caractéristique du capitalisme ne disparait pas mais se complexifie. En effet, des possibilités d’alliances nouvelles apparaissent entre les communautés de producteurs entre pairs et le capitalisme vert et éthique.
Ces alliances sont à ne pas négliger – même si au sein même des coalitions productives existent une polarité et une lutte d’influence entre les communautés et les coalitions entrepreneuriales – dans l’idée
de prévoir ce que pourrait être les nouvelles « chartes sociales » – semblables à celles que le peuple avait obtenu au haut Moyen
Âge.

Le Kondratieff 5 ne résoudra pas la crise du capitalisme

Les pratiques de production entre pairs, aujourd’hui embryonnaires, deviendront plus importantes et même éventuellement paritaires dans le développement du Kondratieff 5 – qui ne pourra de toute façon
pas se faire sans un recadrage autour d’un nouveau contrat social participatif. Par ailleurs, la production entre pairs crée du commun qui même s’il est actuellement encadré et instrumentalisé par le capitalisme, est déjà la résultante de pratiques post-capitalistes ; les biens non-rivaux et immatériels ne peuvent être marchandisés
car le marché ne fonctionne que dans la rareté. La production entre pairs crée une explosion de croissance de la valeur d’usage, mais seulement une croissance linéaire de sa monétisation. Une pratique
sociale post-monétaire génère alors une véritable « crise de la valeur » et de l’accumulation, à terme mortelle pour le système capitaliste.

De plus, la crise fondamentale d’un système de croissance infini ne pouvant se perpétuer au sein d’un système naturel marqué par certaines limites, ne se résoudra pas dans un capitalisme vert.

Un capitalisme à composante « P2P » ne peut donc être qu’une étape transitoire – jusqu’au moment où le commun lui-même deviendra la logique dominante et le marché une pratique non-capitaliste limitée
et contextualisée par le commun.

Le système actuel qui combine une fausse abondance matérielle et une rareté immatérielle maintenue artificiellement devra évoluer vers son contraire. Les forces sociales aptes à obtenir cette révolution
radicale sont aujourd’hui encore faibles et embryonnaires mais c’est précisément grâce au besoin vital du capitalisme vert d’une « participation grandissante » et d’une innovation permanente par le commun que le processus social nécessaire à son abolition va se mettre en place et mener à la victoire des forces du commun.

La nouvelle économie politique P2P et la nouvelle civilisation entre pairs ne seront pas les composantes d’une société totalitaire « commoniste » [NDLR : dans le sens du terme anglais « commons »], mais celles d’une économie pluraliste, centrée autour du commun, des nouvelles institutions – de production, de gouvernance et de propriété – et autour des communautés de producteurs entre pairs. La révolution P2P se fera probablement « au milieu » du Kondratieff 5, au moment de la crise qui marque toujours – selon les études de Carlota Perez [7] – le moment où le soufflé productif du nouveau système s’essouffle et est remplacé par une deuxième moitié de cycle parasitaire (comme nous l’avons connu dans le Kondrafieff 4 avec le néolibéralisme).
L’humanité ne peut se permettre cette descente aux enfers ! À nous donc de développer les forces et pratiques sociales, les mouvements sociaux et les institutions qui pourront mener à bien cette lutte de
transformation. Nous devons être prêts à faire face à des sursauts de crise car la crise écologique n’attendra pas que nous soyons prêts !

Bibliographie
BAUWENS Michel et SUSSAN R. (2005) « Le peer to peer : nouvelle formation sociale, nouveau modèle civilisationnel » in Revue du Mauss, 2e s., 26, p. 193,http://p2pfoundation.net/Le_peer_to_peer:_nouvelle_formation_sociale,_nouveau_mod
el_civilisationnel.

[1Jean Zin donne une datation des cycles de Kondratieff mais ne pouvait prédire l’envol du nouveau cycle, qui dépend d’une crise systémique : Les cycles de Kondratieff,http://jeanzin.fr/ecorevo/politic/kondrati.htm Pour un traitement plus récent, voir : Badalian L., Krivorotov V., « Technological shift and the rise of a new finance system : the market-pendulum model » inEuropean Journal of Economic and Social Systems, Vol. 21, 2, 2008, p. 231-264.

[2Stigmergie (Wikipedia),
http://fr.wikipedia.org/wiki/Stigmergie

[3Dirk Riehle. « The Commercial Open Source Business Model » in Proceedings of the Fifteenth Americas Conference on Information Systems (AMCIS 2009). AIS Electronic Library, 2009. Paper 104.
http://dirkriehle.com/2009/05/01/the-commercial-opensource-
business-model/

[4Pour une discussion sur le thème de la coopération entre communauté et entreprise dans le contexte du « commun », cf. Michel Bauwens, Community and Corporation in P2P Foundation blog, 22nd June 2008, http://blog.p2pfoundation.net/community-and-corporation/
2008/06/22 et Michel Bauwens, « Networked Scenius, Private Patronage, and the Partner State » in P2P Foundation blog, 29th June 2008, http://blog.p2pfoundation.net/networked-sceniusprivate-
patronage-and-the-partner-state/2008/06/29

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[5Michel Bauwens, « Everything Open and Free » in Visualization of Open Infrastructures, September 2009, http://www.mindmeister.com/maps/show_public/28717702

[6Paul S. Adler and Charles Heckscher, « Towards Collaborative Community »,http://p2pfoundation.net/
Towards_Collaborative_Community, in The Corporation as a Collaborative Community, http://www-rcf.usc.edu/~padler/research/01-Heckscher-chap01%20copy-1.pdf . Voir aussi mon commentaire : Michel Bauwens, « The Zigzag path of collaborative community within the firm », 28 Juillet 2009.http://blog.p2pfoundation.net/the-zigzag-path-ofcollaborative-community-within-the-firm/2009/07/28

[7Carlota Perez and Edward Elgar, Technological revolutions and financial capital. The Dynamics of Bubbles and Golden Ages, Cheltenham, UK, 2002