Archives de date "décembre 2015 [f2015mer, 30 Déc 2015 15:08:28 +000012 31 30+00:00 30 31+00:00 30+00:0028 mer, 30 Déc 2015 15:08:28 +00002015-12-30T15:08:28+00:000308000+00:0028 12+00:001228000000+00:00mercredimercredi+00:0028]"

La révolution P2P et la phase de transition des communs

Cet article de Michel Bauwens a été initialement publié en anglais sur le site commonstransition.org. Sa traduction en français a été réalisée par Semeoz.info.

Notes sur la nature de la révolution à l’époque des P2P / Communs

À la P2P Foundation, nous n’utilisons pas très fréquemment le mot « révolution », nous lui préférons le concept de phase de transition.

Dans cet article, nous souhaitons éclairer la relation qui existe entre les deux concepts

Selon moi, le mot « révolution » est utilisé dans deux sens tout à fait différents ; un sens générique, qui signifie simplement « grand changement », comme par exemple lorsque l’on évoque la Révolution Industrielle. C’est un processus qui traîne en longueur, recouvrant beaucoup d’aspects, et qu’il serait vraiment difficile de résumer en un seul événement particulier. Pourtant, en même temps, il y a clairement un moment où des changements industriels ont émergé dans un contexte essentiellement agraire, et un moment où les processus industriels et leurs formes d’organisation sont devenus dominants, les aspects agraires étant englobés dans cette domination. Clairement, entre ces deux moments, une « phase de transition » a eu lieu.

Le mot « révolution » est aussi utilisé dans un sens beaucoup plus restreint, qui se réfère généralement à une série momentanée d’événements concrets, au cours de laquelle l’organisation même du pouvoir dans la société change fondamentalement, menant à un remplacement massif des ressources humaines, à un nouvel équilibre des pouvoirs entre les classes sociales, entre autres. Des exemples paradigmatiques de cette acception du mot seraient les révolutions française et russe.

Les deux types de révolutions se produisent au cours de l’histoire, mais pour beaucoup de gens, du moins pour ceux qui vivent le plus confortablement, la seconde notion est la moins attrayante. En effet, elle est le plus souvent associée à de la violence, souvent directement perpétrée contre les « leaders »-mêmes des premières phases de telles révolutions, et, pour commencer, elle mène habituellement aux contre-révolutions. Les réussites de telles révolutions, leurs victoires, sont souvent aussi très problématiques. Qui peut affirmer sans problème que les régimes napoléonien ou soviétique, par exemple, étaient nécessairement « meilleurs » que ceux qu’ils ont remplacés ; ou que ces événements radicaux sociaux et politiques produisent de meilleurs résultats que des processus plus lents ayant mené à des phases de transition similaires ? Un problème supplémentaire concernant la signification la plus « restreinte » des révolutions, est que beaucoup de gens, mêmes ceux qui n’apprécient pas le régime dominant de leur époque, n’imaginent la plupart du temps pas vraiment très clairement quelle forme devrait prendre le nouveau régime postrévolutionnaire, particulièrement si les aspects négatifs des autres tentatives leur apparaissent clairement.

Le processus de changement d’un système à un autre

C’est pour cela, entre autres raisons, qu’à la P2P Foundation nous préférons parler de phase de transition, en mettant l’accent sur le processus de changement d’un système à un autre, sans forcément être en mesure de prédire avec exactitude comment ces changements vont se produire, en particulier sur le plan politique et social. Mais soyons clairs, les archives de l’histoire nous montrent nettement que des changements aussi fondamentaux sont habituellement accompagnés de convulsions sociales plutôt profondes. Par exemple, le profond changement du système romain vers le système féodal fut caractérisé par des invasions militaires de tribus étrangères qui ont considérablement modifié le leadership politique dans les régimes post-romains. Pendant des siècles, l’Europe a été instable. Les changements associés à la Réforme ont montré des convulsions et des guerres civiles de religion similaires. Le passage de l’Ancien Régime au capitalisme fut également chargé de crises politiques et sociales. Donc il ne fait aucun doute qu’une transition aussi profonde sera associée à des convulsions sociales, des guerres, et, sans doute, à des révolutions politiques et sociales. La question posée est donc « Quels types de formes ces événements vont-ils prendre ? » et non pas « Pouvons-nous garantir une transition confortable ? ».

Une transition différente vers une société des communs

Cependant, de la même manière que les révolutions féodales diffèrent fondamentalement des révolutions qui ont créé les sociétés capitalistes, la transition vers une société des communs prendra aussi des formes différentes.

Photo : Graeme Law

Photo : Graeme Law

Dans ce qui suit, j’expose mon avis sur ce que pourraient être ces différences.

Pour commencer, qu’entendons-nous exactement lorsque nous évoquons une transition vers une société post-capitaliste, fondée sur le p2p et orientée vers les communs ?

Voici quelques indicateurs.

Dans la forme de société et d’économie dominantes actuelles, la nature est considérée comme une ressource infinie et le marché « externalise » les préoccupations environnementales. Ces pratiques sont fondées sur l’idée de « pseudo-abondance ». Dans le même temps, le système actuel essaye d’organiser systématiquement une « rareté artificielle » de ce qui est naturellement abondant, comme dans les processus agriculturaux, mais, de manière plus spécifique, dans la production du savoir. Dans les processus p2p/communs, l’abondance naturelle des communs immatériels comme le savoir, les logiciels et la conception, ou le savoir technique et scientifique, est reconnue, partagée et rendue disponible pour toute l’humanité. Elle est associée à un changement des modes de production, qui s’assure que la production régénère les ressources, maintient la stabilité de l’écologie et des ressources pour les générations futures mais aussi pour la nature et ses habitants, dont nous faisons partie intégrante.

Dans leur forme actuelle, les entreprises sont en compétition les unes avec les autres, mais au sein de ces organismes, la collaboration, quoique souvent hiérarchiquement orientée, apparaît : la coopération émerge dans le cadre de la compétition. Sous une forme nouvelle, les coalitions entrepreneuriales éthiques co-créent des communs avec des communautés productives contributives. Elles sont étroitement liées autour de ces communs par des chartes sociales et des licences libres. Pour autant, elles peuvent entrer en compétition au sein de cette sphère collaborative. En d’autres termes, la compétition est englobée dans la collaboration. La valeur est créée et déposée dans les communs. L’économie crée des moyens de subsistance autour de ces communs et de ses communautés de contributeurs. Le marché crée des services et des produits à « valeur ajoutée » autour de ces communs.

Ce que nous observons ici quant à la nature de ces changements est une série de renversements qualitatifs en termes de logique d’exploitation du système.

Ces phases de transition sont inextricablement liées aux changements de nature du pouvoir économique, social et politique. Comment identifier cette relation ?

Le processus des phases de transition passées

Le processus des phases de transition passées a été le suivant :

  1. Le système dominant existant crée de plus en plus de crises systémiques qu’il n’est plus capable de résoudre
  2. Les classes managériales (dirigeantes) et les classes productives (les dominés qui produisent de la valeur pour les classes managériales), cherchent toutes les deux des solutions. Elles le font de manière variée, parcellaire et pragmatique, sous la domination de l’ancienne structure, créant ainsi des « modèles de réponses », ou solutions. Petit à petit, ces modèles se rejoignent, et bien qu’ils soient utilisés par le système dominant, ils représentent aussi une alternative logique qui se construit lentement et s’affirme d’elle-même. Au sein même de l’ancien paradigme un nouveau paradigme préfiguratif émerge, englobé dans l’ancienne logique au début, puis gagnant petit à petit en force.
  3. Ces changements dans les modalités de production, de création et de diffusion de valeur créent également de nouvelles structures sociales. Un « exode » se produit de l’ancien vers le nouveau système. Les esclavagistes romains deviennent des seigneurs féodaux qui deviennent des marchands et des capitalistes industriels ; les esclaves deviennent des serfs qui deviennent des ouvriers. Quand les tensions entre ancien et nouveau ne sont plus absorbées par l’ancien système, des convulsions sociales et politiques apparaissent, menant éventuellement vers des « révolutions » dans l’organisation de la société.

Aujourd’hui, nous voyons ce processus clairement à l’œuvre.

3 types de modèles de réponses

La crise systémique du capitalisme néo-libéral amène 3 types de modèles de réponses :

  1. Une production durable qui prend en compte les limites écologiques
  2. Une solidarité économique et des formes d’organisation coopératives qui mettent l’accent sur le besoin de justice sociale en termes de redistribution de la valeur
  3. Des communs orientés vers la production par des pairs et d’autres formes de partages et d’ouverture qui se montrent opérationnels contre l’appropriation, les pénuries artificielles et la privatisation du savoir commun.
Photo : dou_ble_you

Photo : dou_ble_you

Ces modèles sont toujours parcellaires, et seulement exceptionnellement « éco-systémiques » dans leur pratique concrète, même si ces écosystèmes alternatifs sont certainement en train d’émerger et de se renforcer. Ce qui émerge spécifiquement est un nouveau proto-mode de production dans lequel les communautés contributives créent du savoir commun, dans lequel les coalitions entrepreneuriales créent de la valeur ajoutée en plus des communs dans un marché toujours capitaliste, et dans lequel les associations à but lucratif créent et maintiennent des infrastructures communes de coopération et de production.

La nécessaire convergence

Ce qui doit advenir, et qui commence à se produire, est que ces communautés productives, plutôt que d’être assujetties à la logique de captation de valeur d’extraction par les « capitalistes netarchiques » (ceux qui, dans l’ancien système, investissent dans les nouveaux systèmes pour leur bénéfice propre), créent leurs propres véhicules économiques éthiques. Cela leur permettra de créer des moyens de subsistance autour des activités de création de communs. Cela représente la nécessaire convergence, à travers, d’une part, un coopératisme ouvert, des formes économiques respectueuses de la justice sociale (économie solidaire et autres formes), avec une production par des pairs, et d’autre part, la convergence également nécessaire de la durabilité, avec, par exemple, « l’économie circulaire open source ».

Une question importante aujourd’hui est la relation entre les formes « préfiguratives » –c’est à dire les individus et les communautés qui découvrent des systèmes alternatifs de création de valeur qui répondent et résolvent la crise systémique actuelle– et un changement politique et social. La crise s’exprime aujourd’hui parce que les forces émancipatrices traditionnelles de la société industrielle (partis de gauche, unions et autres), sont encore orientées vers l’ancien paradigme du capital et du travail. Tandis que de nombreuses communautés productives sont en rupture totale avec ces anciennes formes politiques, alors que les nouvelles formes sont encore faibles et émergentes.

Néanmoins, nous constatons que cette convergence nécessaire aussi est déjà en train de se produire :

  1. De nouvelles formes politiques sont en train d’émerger par les nouvelles pratiques de production numérique en réseau, comme le Parti Pirate ou d’autres
  2. De larges mobilisations sociales ont eu lieu, utilisant les modèles de production par les pairs pour la création de leurs politiques, et qui ont considérablement influencé et fait grandir les nouveaux mouvements politiques comme Syriza en Grèce et Podemos en Espagne. En Comu, la coalition de la ville de Barcelone qui a gagné les élections est emblématique, et c’est la première coalition politique à se référer spécifiquement au commun dans sa nouvelle idéologie politique. D’autres formes peut-être encore plus radicales de coalitions civiques ont émergé en France (Saillant), et au Royaume Uni (Frome), dans lesquels des groupes civiques alliés remplacent directement les « machines politiques » existantes.

Ces mouvements plus politisés ont émergé de mobilisations initialement antipolitiques mais ont appris par l’expérience que les actions préfiguratives et les protestations ne peuvent produire de victoires substantielles dans le contexte d’un état hostile, et que donc l’état lui-même doit être attaqué et transformé. Le plus probable dans cette évolution est la transformation des démocraties électorales, dans lesquelles les élections sont devenues elles-mêmes les chasses gardées du pouvoir politique d’une classe d’hommes politiques professionnels fonctionnant sous forme d’état-marché dominé par les intérêts financiers privés, ce qui a fini par rendre impossible tout changement graduel réel. De nouvelles formes hybrides vont combiner des élections avec des formes associatives de démocratie délibérative et participative, mais avec une initiative politique plus directement dans les mains des populations, et utiliseront le modèle d’« état partenaire », dans lequel un état transformé créera les nécessaires infrastructures civique et technique pour « permettre et autoriser l’autonomie individuelle et collective ». A l’agenda politique, on retrouvera le développement de partenariats de communs publics, et une « communification » des services publics, comme par exemple le Règlement de Bologne pour la protection des communs urbains.

Ma conviction personnelle  est que, compte-tenu de l’exode des formes de travail ouvrières vers celles des producteurs-pairs en réseau et créateurs de communs de la nouvelle classe laborieuse précaire, une reconstruction des institutions sociales et politiques est nécessaire, non plus fondée sur la forme déclinante du salariat (qui est elle-même une forme légale de subordination), mais sur les « communs ». J’ai proposé par ailleurs de créer localement des « Assemblées des communs » pour les acteurs civils, et des « Chambres des Communs » pour les nouveaux acteurs de l’économie, afin de reconstituer des institutions de « valeur commune » qui pourront recréer une puissante force sociale qui, à son tour reconfigure les politiques pour créer de puissantes « coalitions pour les commun(s) », comme En Comu à Barcelone. En effet, la victoire de Barcelone a précisément été précédée par une reconstruction civique par les activistes du post-15M, qui ont créé de nouvelles formes participatives dans les mouvements sociaux et des communautés productives de création de communs.

La relation entre le local et le global

Une autre question importante à résoudre dans cette phase de transition spécifique est la relation entre le local et le global. La grande vague de relocalisation qui a lieu aujourd’hui, par exemple à travers les groupes qui réaménagent les stocks de nourriture et d’énergie, est paradoxalement elle-même facilitée par la technologie en réseau à l’échelle mondiale qu’est Internet. Mais la plupart du temps, ces communautés locales utilisent la technologie globale pour renforcer leur activité locale, sans forcément anticiper un pouvoir global.

Aujourd’hui nous avons des associations civiques formelles mondiales, et à travers le p2p, des communautés mondiales de conception ouverte. Ce qui manque, ce sont des formes d’éthiques entrepreneuriales globales opérationnelles à une échelle mondiale et capables de former un contrepouvoir aux entreprises multinationales privées extractives. Les limitations immédiates qui ont été imposes au parti grec Syriza montrent également les limitations très fortes des politiques locales et nationales en terme de changement de structure. Les mouvements locaux et nationaux sont nécessaires, mais pas suffisants, et une orientation vers les communs mondiaux, à travers des institutions physiques mondiales, ainsi que leur expression politique, seront vitales. Lasindias.net a proposé, et nous soutenons cette vision, la création de « phyles », éco-systèmes d’affaires mondiaux qui soutiennent les communs et leurs communautés. Le projet FairCoop est une première tentative de développer cela.

Contribuez à la phase de transition d’abord

Les Révolutions, au sens strict du terme, sont des événements organiques et souvent destructeurs, sous le contrôle d’aucune force sociale en particulier, dont on peut repérer la mèche, mais dont on ne peut pas savoir qui créera l’étincelle et qui va l’allumer. Il serait peu avisé de s’en réjouir, particulièrement si les forces sociales et les systèmes de production alternatifs sont seulement en train d’émerger.

Les grandes vagues de révolution sociale ont été vaines, comme par exemple la vague de 1848 en Europe, ou la vague de 1968. Et en ce qui concerne les succès, « soyez prudents quant à vos souhaits ».

Donc aujourd’hui, ce qui importe c’est d’abord la reconstruction de systèmes de création de valeur préfiguratifs, pour que la production par les pairs devienne un mode de production autonome et complet qui peut se soutenir lui-même ainsi que ses contributeurs ; et la reconstruction d’un pouvoir politique et social sous-tendu et informé par cette nouvelle configuration sociale. Les événements organiques se dérouleront avec ou sans ces forces, qu’elles soient prêtes ou non, mais si nous ne sommes pas prêts, le coût humain pourrait être très élevé.

Donc la devise devrait être : contribuez à la phase de transition d’abord. Soyez prêts pour les étincelles à venir et les événements organiques qui nécessiteront la mobilisation de tous.

Pour aller plus loin : les biens communs sur Semeoz.info

Le pair-à-pair : théorie, applications et enjeux pour une agence publique de développement

Ce texte reprend l’exposé oral présenté par Michel Bauwens au séminaire de l’Agence française de développement (AFD) sur les Communs du 5 juillet 2016. Les notes de séances, prises par Clémence Lobut de l’AFD, ont été revues et le texte réécrit par l’auteur.

La théorie du pair-à-pair est développée à partir d’une grammaire relationnelle, telle que théorisée par des auteurs comme Alan Page Fisk (The structure of social life), Kojin Karatani (The structure of World history) ou encore David Rondfeldt (Tribes, institutions, markets and networks). L’idée principale est qu’il y a quatre modes d’allocation des ressources qu’on retrouve à travers l’Histoire et dans toutes les régions du monde. Elles ont pu coexister mais avec des dominances différentes.

  • Le communal shareholding (notamment au début de l’Histoire humaine) : au sein des groupes nomades, la propriété individuelle a peu de sens. C’est donc surtout la mutualisation qui importe dans ce contexte : les individus travaillent pour leur groupe ou pour leur famille.
  • Avec la sédentarisation, des relations entre les clans se développent et un système d’économie du don émerge, basé sur la réciprocité (cf. Marcel Mauss).
  • Le marché
  • Le mode de distribution étatique

Les technologies numériques réintroduisent au cœur de notre société la logique de mutualisation et notamment celle de la connaissance. Ces technologies sont néo-nomadiques et permettent aux personnes de travailler n’importe où, de changer de projets, etc. La logique sociale du commun qui était en périphérie est replacée au centre de nos sociétés et des processus de création de valeurs avec des systèmes productifs ouverts, basés sur les contributions. Le pair-à-pair est une dynamique relationnelle qui permet à des personnes dans le monde entier de se connecter sans permission, de s’auto-organiser, de créer et de distribuer de la valeur. Yochai Benkler, dans son livre The Wealth of Networks, a théorisé la commons-based peer production. Cette logique est très différente du marché où le travail est une marchandise qu’on mobilise et les produits commercialisés sont marqués par la rareté. Dans le champ du commun, ce ne sont plus des travailleurs mais des contributeurs qui créent du commun par leur contribution. Dans la sphère de l’abondance immatérielle (produits et services non rivaux pouvant être copiés de façon numérique), la rareté de la marchandise ne joue pas. Il est intéressant de voir comment cette nouvelle dynamique associe l’ouverture de la connaissance avec le modèle économique du marché et avec l’État, qui ne disparaissent pas mais tentent de trouver des modus vivendi : le marché tente de capter la valeur, les États cherchent à l’apprivoiser, etc. De l’autre côté, les communautés contributives tentent aussi de créer des modèles économiques.

La production en commun repose sur trois institutions nouvelles :

  • La communauté productive (global open design communities) comme Wikihouse, Wikispeed, Arduino, Wikipedia. Ce sont des instances de production de valeurs d’usage où des contributeurs créent un commun, qui n’est pas en soi une marchandise. Mais comment créer une économie autour de ces communs dans un système à dominante marchande ?
  • La coalition entrepreneuriale. Par exemple, autour du commun Linux, toute une industrie incluant IBM ou Red Hat s’est constituée et plus de 75% des personnes travaillant au développement de Linux sont payés. Une industrie s’est également créée autour de la géolocalisation aux Etats Unis, où des banques de données géographiques de l’Etat ont été transmises aux citoyens comme un commun. Cela permet aux citoyens de créer des entreprises, notamment pour des applications mobiles. Selon un rapport américain, The Fair Use Economy, l’économie des connaissances partagées représentait en 2011 un sixième du PNB et mobilisait dix-sept millions de travailleurs aux Etats Unis.
  • Les « For Benefit Associations ». La structure institutionnelle de la production entre pairs est très souvent  constituée de fondations (Linux Foundation, Wikipedia Foundation, Apache Software Foudation, etc.) Il faut les distinguer des ONG traditionnelles qui opèrent toujours plus ou moins avec une logique de la rareté : on identifie un problème, on collecte des ressources qu’on dirige vers le problème et qu’on gère. Par exemple, MSF identifie le problème du manque de soin dans les zones de guerre et va orienter tout le flux productif autour de cet enjeu. Ces fondations opèrent différemment : elles renforcent les capacités du système coopératif. Par exemple, Wikipédia est un système participatif qui permet aux citoyens dans le monde entier de contribuer à la connaissance mutualisée, avec un système de contrôle. La Wikimedia foundation est responsable du renforcement des capacités de la coopération, avec notamment le financement des serveurs. Ces fondations se basent sur différents modes de financement : grâce aux participations des entreprises qui financent des instances neutres où elles sont représentées avec des utilisateurs (ex : au sein de la Linux foundation, une entreprise est égale à une voix, quelle que soit sa taille) ; par le financement participatif ; ou par les aides gouvernementales. Elles n’ont jamais d’activité commerciale.

Le pair-à-pair, grâce à son potentiel de « cosmo-localisation », offre une alternative au modèle de globalisation néo-libérale. Tout ce qui est produit aujourd’hui a un aspect numérique, toute production physique nécessite de la connaissance. Il y a donc un lien direct entre la production mutualisée entre pairs et la mise en œuvre d’une production physique. La coordination du travail dans ces communautés ne se fait plus par des signaux de marché ou des signaux hiérarchiques. Chaque contributeur a la capacité de voir le système dans son ensemble et décide en conséquence de l’allocation de son travail.

Ce système qui fonctionne pour la production immatérielle (connaissance, etc.) peut aussi jouer un rôle important dans la production physique, à travers la logistique et la comptabilité. Au sein de la P2P Foundation, environ 400 projets recensés portent sur la comptabilité ouverte et contributive. Ces communautés réinventent des formes de comptabilité qui sont des systèmes transparents et éthiques. Ce ne sont plus des chaînes logistiques ou de comptabilité privées mais des éco-systèmes. Les coalitions entrepreneuriales créent des systèmes de production par collaboration pour pouvoir coordonner leur travail autour de cette offre. Ce système n’en est encore qu’au stade de l’innovation mais sa croissance est exponentielle.

Ce système a le potentiel d’augmenter l’efficacité de modes de production. Le PNB du transport est déjà plus grand que celui de la production physique. Certaines études estiment même que les dépenses en énergie pour le transport sont trois fois plus importantes que celles pour la production physique. Par exemple, pour fabriquer une balle de tennis, il faut faire venir des matériaux parcourant un total de 80 000 km. Avec la logique de la production entre pairs, tout ce qui est léger est produit au niveau global et tout ce qui est lourd au niveau local. L’idée est donc de combiner la mutualisation de la connaissance au niveau global (des grandes communautés productives qui partagent leurs connaissances) avec une relocalisation de la production (micro-manufactures). Dans le cas de Local motors, cent micro-manufactures vont permettre de construire des voitures à partir de modèles ouverts développés par Wikispeed. En France, l’Atelier Paysan (www.latelierpaysan.org) regroupe des éco-agriculteurs auxquels les machines de l’agrobusiness ne conviennent pas. Ils ont mutualisé leurs connaissances pour fabriquer leurs propres machines : plusieurs fois par mois, des ateliers sont organisés au cours desquels les paysans fabriquent une machine. Ces ateliers sont documentés pour alimenter les prochains ateliers, dans un processus d’innovation permanente. Ce système s’appelle l’extreme manufacturing. Les méthodes itératives de production des logiciels sont reproduites pour la création physique des produits.

Le pair-à-pair désigne donc l’introduction au cœur de la production de la notion de commun, de systèmes contributifs ouverts qui impliquent une reconfiguration de la relation entre le commun, le marché, l’Etat et la réciprocité. Aujourd’hui, la société est dans un processus d’expérimentation et de reconfiguration des modalités d’échange et de production autour du potentiel des communs. Ce système est ouvert et expérimental et dépend du système social, de luttes, de la géopolitique, etc. Aujourd’hui, l’élément marchand domine mais les communautés productives pourraient être déterminantes.

Cette connaissance mutualisée, au-delà du poids économique, est une révolution civique. Une étude hollandaise intitulée Homo Cooperance menée par Tine de Moor (historienne des communs) a recensé aux Pays Bas le nombre d’initiatives civiques auto-organisées, en dehors de l’Etat et du système marchand. Entre 1980 et 2004, l’évolution est linéaire avec un peu plus d’initiatives chaque année. Depuis 2004, cette évolution est exponentielle, témoignant d’une révolution civique en réponse au programme d’austérité mis en place. On retrouve la même idée dans le film Demain : dans les villages où il est diffusé, des dizaines d’initiatives sont lancées. A Bruxelles, le think tank Oikos a fait la même étude pour la Belgique et montre que l’explosion exponentielle a eu lieu à partir de 2009, conséquence de la crise économique. Le lien entre la crise économique et systémique de nos sociétés et ces réponses mutualisantes est évident. D’un point de vue historique, à chaque crise systémique, trois réponses ont émergé : la mutualisation de la connaissance, la mutualisation de l’infrastructure et la relocalisation de la production. Durant le Moyen Age européen, après la chute de l’Empire romain, on retrouve ces trois éléments : les monastères chrétiens, qui sont de grandes unités productives, permettent la mutualisation des infrastructures et de la connaissance à l’ensemble du continent européen (selon Jean Gimpel, 90% des innovations techniques étaient le fruit de ces communautés monastiques) et la relocalisation de la production se faisait à travers le système féodal. Aujourd’hui, la mutualisation de la connaissance existe grâce au mouvement open source, l’économie du partage et d’autres modèles représentent la mutualisation des infrastructures et la micro-manufacture crée un potentiel de relocalisation de la production.

L’hypothèse défendue est que le modèle représenté au niveau microéconomique et micro-institutionnel par la production entre pairs peut très bien incarner une nouvelle façon d’entrevoir l’organisation sociétale. Ainsi, la société française serait composée d’une société civile productive avec des citoyens actifs par leur participation aux communs (locaux et globaux). Autour de ces communs, des coalitions entrepreneuriales se créeraient et les associations (foundations) équivaudraient à une forme étatique : elles représenteraient l’État, c’est-à-dire le bien commun, au niveau des réseaux de production pair-à-pair.

Les expérimentations actuelles se situent principalement au niveau des villes. Par exemple, à Bologne, un règlement sur « la collaboration entre les citoyens et l’administration pour le soin et la régénération des biens communs urbains » donne le pouvoir aux collectifs de voisins de proposer des projets de rénovation urbaine. On sort du vieux modèle où l’Etat produit du service public consommé par des citoyens passifs, vers une vision où le citoyen est co-producteur et co-créateur de la politique de la ville. C’est donc un renversement très fort. La première année, 30 projets sont nés, puis 100 projets l’année suivante. Barcelone en est un autre exemple : le grand mouvement du 15M (en référence au 15 mai, jour de naissance du mouvement), a eu peu de résultats politiques mais a régénéré la vie militante et associative des quartiers. Est née la coaliton En comú, la première coalition politique orientée vers les communs, qui a gagné les élections à Barcelone.

Le projet FLOK en Equateur visait à expérimenter ce modèle au niveau de l’État, même si pour l’instant le projet n’est pas vraiment un succès. Cela est principalement dû à des divisions politiques au sein du gouvernement, la vision extractiviste dominant encore. L’objectif était de créer et de stimuler du commun dans les grands domaines de la vie civique (éducation, agriculture, industrie, etc.). Par exemple, dans le secteur de l’éducation, il faut des MOOCs, des manuels ouverts et donc des cursus adaptés à ces nouveaux formats et que les étudiants et les professeurs collaborent pour créer un commun de la connaissance. L’équipe s’est aussi interrogée sur les mesures matérielles ou immatérielles favorisant les communs. Par exemple, si un laboratoire avec du matériel privé devient ouvert, avec un même budget, on peut créer bien plus de laboratoires. Cette transition est décrite dans l’ouvrage Open Source Lab de Joshua Pearce publié en 2014. L’Equateur avait une loi pour le logiciel ouvert mais les ingénieurs devaient avoir des diplômes en computer science. Ils sont très peu nombreux à rester en Equateur, alors que des milliers de jeunes se sont formés au codage par eux-mêmes. La création d’un Open accreditation system, c’est-à-dire une reconnaissance des compétences qui pourrait être mise en relation avec le monde académique, permettrait de mobiliser des milliers de personnes pour le développement du logiciel libre en Equateur. Toutes ces informations sont sur le site http://commonstransition.org/ . Dans tous les domaines, une réflexion systématique similaire a été menée.

L’État a un rôle central, celui de renforcer les capacités contributives de la société. Pour participer au commun, la société a besoin de connaissances, d’un accès au réseau, etc. Ces conditions ne peuvent être assurées par le commun lui-même. La puissance publique a pour rôle de créer les capacités de contribution et de favoriser l’autonomie de la société. Les villes sont particulièrement importantes pour permettre le développement d’initiatives locales. Mais la force communautaire reste fondamentale pour protéger le commun face aux risques de privatisation ou de centralisation. Il y a donc une nouvelle triarchie entre les communautés productives, les communautés entrepreneuriales et les entités étatiques.

Les conséquences pour le développement sont multiples. Par exemple, le fair trade peut naître à l’initiative de consommateurs occidentaux mobilisés par des idéaux de l’économie sociale et solidaire et qui vont chercher des partenaires dans le Sud pour créer des flux de commerce équitable. La chaine logistique est alors dominée par des organisations occidentales. Le cas contraire peut aussi exister : des organisations de producteurs du Sud vont eux-mêmes prendre en main cette chaine logistique et chercher des débouchés en Occident. Mais dans les deux cas, le système reste binaire. Les chaines logistiques participatives peuvent aider à sortir de cette dichotomie. A Rio de Janeiro, l’ancien directeur d’une unité de production de café a constaté que le meilleur café était tourné vers l’exportation et que les producteurs directs étaient sous-payés et se retrouvaient en cas de crise en dessous du seuil de pauvreté. L’enjeu était donc de faire du bon café, sans exploiter des producteurs primaires. Il a créé en premier lieu une chaine logistique ouverte et absolument transparente, qui expose d’où vient le café, combien chaque producteur est payé, etc. Cela court-circuite la certification. D’autre part, la torréfaction du café a été répartie entre les producteurs dans des micro-manufactures. En troisième lieu, un commun de la connaissance a été créé pour partager les recettes et les mélanges de café. Enfin, le financement de la distribution est participatif : un crowdfunding a permis de louer des magasins, imprimer des affiches pour les lieux de vente expliquant la constitution du coût de la tasse de café, etc. Il y a donc un nouveau type de relations qui se crée dans la chaine productive où les consommateurs, les producteurs et les intermédiaires constituent un écosystème participatif. Les producteurs, qui ne recevaient que 8% du prix final, en obtiennent 90% dans ce système mutualisé. Ces formes marchandes sont soumises à des critères de réciprocité et de commun. Ce modèle non-exploitatif est très intéressant pour le Sud.

En Equateur, nous avons visité la commune de Sigchos où le maire est très progressiste. Il souhaitait changer la situation économique de son district. Les paysans indigènes, qui représentent 90% de la population locale, ne parviennent pas à augmenter leur productivité par manque d’accès à des machines modernes. Tous les ans, ils sont soumis aux diktats de la compétition internationale. Cette population était donc très intéressée par les projets de machines agricoles ouvertes, qui leur donnerait une souveraineté pour leur développement économique et leur permettrait de créer un surplus. Un membre de l’équipe de FLOK travaille dans ce district pour créer des coopératives de production.

Le rôle potentiel de l’AFD serait donc celui de connecteurs entre les communautés productives locales et les communautés de la connaissance mondiale (ex : entre l’Atelier paysan et des communautés agricoles des pays du Sud). Cela pose évidemment de nombreuses difficultés, notamment d’ordre culturel (barrière des langues, d’infrastructures, etc.). Ce modèle de développement cosmo-local permet à des communautés dans le Sud d’augmenter leur souveraineté par rapport à une exploitation potentielle dans une économie néocoloniale.