Ce texte reprend l’exposé oral présenté par Michel Bauwens au séminaire de l’Agence française de développement (AFD) sur les Communs du 5 juillet 2016. Les notes de séances, prises par Clémence Lobut de l’AFD, ont été revues et le texte réécrit par l’auteur.

La théorie du pair-à-pair est développée à partir d’une grammaire relationnelle, telle que théorisée par des auteurs comme Alan Page Fisk (The structure of social life), Kojin Karatani (The structure of World history) ou encore David Rondfeldt (Tribes, institutions, markets and networks). L’idée principale est qu’il y a quatre modes d’allocation des ressources qu’on retrouve à travers l’Histoire et dans toutes les régions du monde. Elles ont pu coexister mais avec des dominances différentes.

  • Le communal shareholding (notamment au début de l’Histoire humaine) : au sein des groupes nomades, la propriété individuelle a peu de sens. C’est donc surtout la mutualisation qui importe dans ce contexte : les individus travaillent pour leur groupe ou pour leur famille.
  • Avec la sédentarisation, des relations entre les clans se développent et un système d’économie du don émerge, basé sur la réciprocité (cf. Marcel Mauss).
  • Le marché
  • Le mode de distribution étatique

Les technologies numériques réintroduisent au cœur de notre société la logique de mutualisation et notamment celle de la connaissance. Ces technologies sont néo-nomadiques et permettent aux personnes de travailler n’importe où, de changer de projets, etc. La logique sociale du commun qui était en périphérie est replacée au centre de nos sociétés et des processus de création de valeurs avec des systèmes productifs ouverts, basés sur les contributions. Le pair-à-pair est une dynamique relationnelle qui permet à des personnes dans le monde entier de se connecter sans permission, de s’auto-organiser, de créer et de distribuer de la valeur. Yochai Benkler, dans son livre The Wealth of Networks, a théorisé la commons-based peer production. Cette logique est très différente du marché où le travail est une marchandise qu’on mobilise et les produits commercialisés sont marqués par la rareté. Dans le champ du commun, ce ne sont plus des travailleurs mais des contributeurs qui créent du commun par leur contribution. Dans la sphère de l’abondance immatérielle (produits et services non rivaux pouvant être copiés de façon numérique), la rareté de la marchandise ne joue pas. Il est intéressant de voir comment cette nouvelle dynamique associe l’ouverture de la connaissance avec le modèle économique du marché et avec l’État, qui ne disparaissent pas mais tentent de trouver des modus vivendi : le marché tente de capter la valeur, les États cherchent à l’apprivoiser, etc. De l’autre côté, les communautés contributives tentent aussi de créer des modèles économiques.

La production en commun repose sur trois institutions nouvelles :

  • La communauté productive (global open design communities) comme Wikihouse, Wikispeed, Arduino, Wikipedia. Ce sont des instances de production de valeurs d’usage où des contributeurs créent un commun, qui n’est pas en soi une marchandise. Mais comment créer une économie autour de ces communs dans un système à dominante marchande ?
  • La coalition entrepreneuriale. Par exemple, autour du commun Linux, toute une industrie incluant IBM ou Red Hat s’est constituée et plus de 75% des personnes travaillant au développement de Linux sont payés. Une industrie s’est également créée autour de la géolocalisation aux Etats Unis, où des banques de données géographiques de l’Etat ont été transmises aux citoyens comme un commun. Cela permet aux citoyens de créer des entreprises, notamment pour des applications mobiles. Selon un rapport américain, The Fair Use Economy, l’économie des connaissances partagées représentait en 2011 un sixième du PNB et mobilisait dix-sept millions de travailleurs aux Etats Unis.
  • Les « For Benefit Associations ». La structure institutionnelle de la production entre pairs est très souvent  constituée de fondations (Linux Foundation, Wikipedia Foundation, Apache Software Foudation, etc.) Il faut les distinguer des ONG traditionnelles qui opèrent toujours plus ou moins avec une logique de la rareté : on identifie un problème, on collecte des ressources qu’on dirige vers le problème et qu’on gère. Par exemple, MSF identifie le problème du manque de soin dans les zones de guerre et va orienter tout le flux productif autour de cet enjeu. Ces fondations opèrent différemment : elles renforcent les capacités du système coopératif. Par exemple, Wikipédia est un système participatif qui permet aux citoyens dans le monde entier de contribuer à la connaissance mutualisée, avec un système de contrôle. La Wikimedia foundation est responsable du renforcement des capacités de la coopération, avec notamment le financement des serveurs. Ces fondations se basent sur différents modes de financement : grâce aux participations des entreprises qui financent des instances neutres où elles sont représentées avec des utilisateurs (ex : au sein de la Linux foundation, une entreprise est égale à une voix, quelle que soit sa taille) ; par le financement participatif ; ou par les aides gouvernementales. Elles n’ont jamais d’activité commerciale.

Le pair-à-pair, grâce à son potentiel de « cosmo-localisation », offre une alternative au modèle de globalisation néo-libérale. Tout ce qui est produit aujourd’hui a un aspect numérique, toute production physique nécessite de la connaissance. Il y a donc un lien direct entre la production mutualisée entre pairs et la mise en œuvre d’une production physique. La coordination du travail dans ces communautés ne se fait plus par des signaux de marché ou des signaux hiérarchiques. Chaque contributeur a la capacité de voir le système dans son ensemble et décide en conséquence de l’allocation de son travail.

Ce système qui fonctionne pour la production immatérielle (connaissance, etc.) peut aussi jouer un rôle important dans la production physique, à travers la logistique et la comptabilité. Au sein de la P2P Foundation, environ 400 projets recensés portent sur la comptabilité ouverte et contributive. Ces communautés réinventent des formes de comptabilité qui sont des systèmes transparents et éthiques. Ce ne sont plus des chaînes logistiques ou de comptabilité privées mais des éco-systèmes. Les coalitions entrepreneuriales créent des systèmes de production par collaboration pour pouvoir coordonner leur travail autour de cette offre. Ce système n’en est encore qu’au stade de l’innovation mais sa croissance est exponentielle.

Ce système a le potentiel d’augmenter l’efficacité de modes de production. Le PNB du transport est déjà plus grand que celui de la production physique. Certaines études estiment même que les dépenses en énergie pour le transport sont trois fois plus importantes que celles pour la production physique. Par exemple, pour fabriquer une balle de tennis, il faut faire venir des matériaux parcourant un total de 80 000 km. Avec la logique de la production entre pairs, tout ce qui est léger est produit au niveau global et tout ce qui est lourd au niveau local. L’idée est donc de combiner la mutualisation de la connaissance au niveau global (des grandes communautés productives qui partagent leurs connaissances) avec une relocalisation de la production (micro-manufactures). Dans le cas de Local motors, cent micro-manufactures vont permettre de construire des voitures à partir de modèles ouverts développés par Wikispeed. En France, l’Atelier Paysan (www.latelierpaysan.org) regroupe des éco-agriculteurs auxquels les machines de l’agrobusiness ne conviennent pas. Ils ont mutualisé leurs connaissances pour fabriquer leurs propres machines : plusieurs fois par mois, des ateliers sont organisés au cours desquels les paysans fabriquent une machine. Ces ateliers sont documentés pour alimenter les prochains ateliers, dans un processus d’innovation permanente. Ce système s’appelle l’extreme manufacturing. Les méthodes itératives de production des logiciels sont reproduites pour la création physique des produits.

Le pair-à-pair désigne donc l’introduction au cœur de la production de la notion de commun, de systèmes contributifs ouverts qui impliquent une reconfiguration de la relation entre le commun, le marché, l’Etat et la réciprocité. Aujourd’hui, la société est dans un processus d’expérimentation et de reconfiguration des modalités d’échange et de production autour du potentiel des communs. Ce système est ouvert et expérimental et dépend du système social, de luttes, de la géopolitique, etc. Aujourd’hui, l’élément marchand domine mais les communautés productives pourraient être déterminantes.

Cette connaissance mutualisée, au-delà du poids économique, est une révolution civique. Une étude hollandaise intitulée Homo Cooperance menée par Tine de Moor (historienne des communs) a recensé aux Pays Bas le nombre d’initiatives civiques auto-organisées, en dehors de l’Etat et du système marchand. Entre 1980 et 2004, l’évolution est linéaire avec un peu plus d’initiatives chaque année. Depuis 2004, cette évolution est exponentielle, témoignant d’une révolution civique en réponse au programme d’austérité mis en place. On retrouve la même idée dans le film Demain : dans les villages où il est diffusé, des dizaines d’initiatives sont lancées. A Bruxelles, le think tank Oikos a fait la même étude pour la Belgique et montre que l’explosion exponentielle a eu lieu à partir de 2009, conséquence de la crise économique. Le lien entre la crise économique et systémique de nos sociétés et ces réponses mutualisantes est évident. D’un point de vue historique, à chaque crise systémique, trois réponses ont émergé : la mutualisation de la connaissance, la mutualisation de l’infrastructure et la relocalisation de la production. Durant le Moyen Age européen, après la chute de l’Empire romain, on retrouve ces trois éléments : les monastères chrétiens, qui sont de grandes unités productives, permettent la mutualisation des infrastructures et de la connaissance à l’ensemble du continent européen (selon Jean Gimpel, 90% des innovations techniques étaient le fruit de ces communautés monastiques) et la relocalisation de la production se faisait à travers le système féodal. Aujourd’hui, la mutualisation de la connaissance existe grâce au mouvement open source, l’économie du partage et d’autres modèles représentent la mutualisation des infrastructures et la micro-manufacture crée un potentiel de relocalisation de la production.

L’hypothèse défendue est que le modèle représenté au niveau microéconomique et micro-institutionnel par la production entre pairs peut très bien incarner une nouvelle façon d’entrevoir l’organisation sociétale. Ainsi, la société française serait composée d’une société civile productive avec des citoyens actifs par leur participation aux communs (locaux et globaux). Autour de ces communs, des coalitions entrepreneuriales se créeraient et les associations (foundations) équivaudraient à une forme étatique : elles représenteraient l’État, c’est-à-dire le bien commun, au niveau des réseaux de production pair-à-pair.

Les expérimentations actuelles se situent principalement au niveau des villes. Par exemple, à Bologne, un règlement sur « la collaboration entre les citoyens et l’administration pour le soin et la régénération des biens communs urbains » donne le pouvoir aux collectifs de voisins de proposer des projets de rénovation urbaine. On sort du vieux modèle où l’Etat produit du service public consommé par des citoyens passifs, vers une vision où le citoyen est co-producteur et co-créateur de la politique de la ville. C’est donc un renversement très fort. La première année, 30 projets sont nés, puis 100 projets l’année suivante. Barcelone en est un autre exemple : le grand mouvement du 15M (en référence au 15 mai, jour de naissance du mouvement), a eu peu de résultats politiques mais a régénéré la vie militante et associative des quartiers. Est née la coaliton En comú, la première coalition politique orientée vers les communs, qui a gagné les élections à Barcelone.

Le projet FLOK en Equateur visait à expérimenter ce modèle au niveau de l’État, même si pour l’instant le projet n’est pas vraiment un succès. Cela est principalement dû à des divisions politiques au sein du gouvernement, la vision extractiviste dominant encore. L’objectif était de créer et de stimuler du commun dans les grands domaines de la vie civique (éducation, agriculture, industrie, etc.). Par exemple, dans le secteur de l’éducation, il faut des MOOCs, des manuels ouverts et donc des cursus adaptés à ces nouveaux formats et que les étudiants et les professeurs collaborent pour créer un commun de la connaissance. L’équipe s’est aussi interrogée sur les mesures matérielles ou immatérielles favorisant les communs. Par exemple, si un laboratoire avec du matériel privé devient ouvert, avec un même budget, on peut créer bien plus de laboratoires. Cette transition est décrite dans l’ouvrage Open Source Lab de Joshua Pearce publié en 2014. L’Equateur avait une loi pour le logiciel ouvert mais les ingénieurs devaient avoir des diplômes en computer science. Ils sont très peu nombreux à rester en Equateur, alors que des milliers de jeunes se sont formés au codage par eux-mêmes. La création d’un Open accreditation system, c’est-à-dire une reconnaissance des compétences qui pourrait être mise en relation avec le monde académique, permettrait de mobiliser des milliers de personnes pour le développement du logiciel libre en Equateur. Toutes ces informations sont sur le site http://commonstransition.org/ . Dans tous les domaines, une réflexion systématique similaire a été menée.

L’État a un rôle central, celui de renforcer les capacités contributives de la société. Pour participer au commun, la société a besoin de connaissances, d’un accès au réseau, etc. Ces conditions ne peuvent être assurées par le commun lui-même. La puissance publique a pour rôle de créer les capacités de contribution et de favoriser l’autonomie de la société. Les villes sont particulièrement importantes pour permettre le développement d’initiatives locales. Mais la force communautaire reste fondamentale pour protéger le commun face aux risques de privatisation ou de centralisation. Il y a donc une nouvelle triarchie entre les communautés productives, les communautés entrepreneuriales et les entités étatiques.

Les conséquences pour le développement sont multiples. Par exemple, le fair trade peut naître à l’initiative de consommateurs occidentaux mobilisés par des idéaux de l’économie sociale et solidaire et qui vont chercher des partenaires dans le Sud pour créer des flux de commerce équitable. La chaine logistique est alors dominée par des organisations occidentales. Le cas contraire peut aussi exister : des organisations de producteurs du Sud vont eux-mêmes prendre en main cette chaine logistique et chercher des débouchés en Occident. Mais dans les deux cas, le système reste binaire. Les chaines logistiques participatives peuvent aider à sortir de cette dichotomie. A Rio de Janeiro, l’ancien directeur d’une unité de production de café a constaté que le meilleur café était tourné vers l’exportation et que les producteurs directs étaient sous-payés et se retrouvaient en cas de crise en dessous du seuil de pauvreté. L’enjeu était donc de faire du bon café, sans exploiter des producteurs primaires. Il a créé en premier lieu une chaine logistique ouverte et absolument transparente, qui expose d’où vient le café, combien chaque producteur est payé, etc. Cela court-circuite la certification. D’autre part, la torréfaction du café a été répartie entre les producteurs dans des micro-manufactures. En troisième lieu, un commun de la connaissance a été créé pour partager les recettes et les mélanges de café. Enfin, le financement de la distribution est participatif : un crowdfunding a permis de louer des magasins, imprimer des affiches pour les lieux de vente expliquant la constitution du coût de la tasse de café, etc. Il y a donc un nouveau type de relations qui se crée dans la chaine productive où les consommateurs, les producteurs et les intermédiaires constituent un écosystème participatif. Les producteurs, qui ne recevaient que 8% du prix final, en obtiennent 90% dans ce système mutualisé. Ces formes marchandes sont soumises à des critères de réciprocité et de commun. Ce modèle non-exploitatif est très intéressant pour le Sud.

En Equateur, nous avons visité la commune de Sigchos où le maire est très progressiste. Il souhaitait changer la situation économique de son district. Les paysans indigènes, qui représentent 90% de la population locale, ne parviennent pas à augmenter leur productivité par manque d’accès à des machines modernes. Tous les ans, ils sont soumis aux diktats de la compétition internationale. Cette population était donc très intéressée par les projets de machines agricoles ouvertes, qui leur donnerait une souveraineté pour leur développement économique et leur permettrait de créer un surplus. Un membre de l’équipe de FLOK travaille dans ce district pour créer des coopératives de production.

Le rôle potentiel de l’AFD serait donc celui de connecteurs entre les communautés productives locales et les communautés de la connaissance mondiale (ex : entre l’Atelier paysan et des communautés agricoles des pays du Sud). Cela pose évidemment de nombreuses difficultés, notamment d’ordre culturel (barrière des langues, d’infrastructures, etc.). Ce modèle de développement cosmo-local permet à des communautés dans le Sud d’augmenter leur souveraineté par rapport à une exploitation potentielle dans une économie néocoloniale.