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Michel Bauwens : des solutions pour un avenir post-capitaliste

Notre collègue Michel Bauwens, fondateur de la P2P Foundation, a récemment été interviewé à Chiang Mai, sa ville de résidence, par Pim Kemasingki. Cet article a été publié à l’origine dans City life Chiang Mai.

Pim Kemasingki : Ces deux dernières années ont été plutôt troublantes pour beaucoup d’entre nous qui regardons un monde que nous ne reconnaissons guère et dans lequel nous n’avons pas confiance – destruction de l’environnement, inégalité sociale béante, cupidité et matérialisme superficiel, monopole des entreprises, toxicité culturelle et atrophie politique. Ce n’est pas une jolie image, et si l’avenir est une continuation dans cette voie, il n’est pas très prometteur. Heureusement, il existe des solutions; la clé est maintenant de savoir comment injecter ces solutions initialement inconfortables dans un courant dominant résistant.

En 2012, j’ai interviewé Michel Bauwens, résident de Chiang Mai et entrepreneur social belge [May 2012: When Capitalism Ends and P2P Markets Prosprive], qui figure sur la liste (en)richie, aux côtés du Mahatma Ghandi et du Dalaï Lama, comme l’une des personnes dont la « richesse » n’est pas définie par leurs soldes bancaires, mais par ce qu’ils peuvent offrir à l’humanité. Il a parlé de sa croyance que la fin est proche pour le capitalisme et a préconisé une solution dans la formation des biens communs par le partage du savoir, de la technologie et des richesses. Il a averti que les ressources de la terre étaient limitées et que l’engloutissement de nos ressources par la propulsion du capitalisme n’était tout simplement plus viable ou soutenable. Michel Bauwens est co-fondateur de la P2P Foundation, qui fait des recherches sur la production par les pairs, la gouvernance, la propriété et les modes ouverts et libres de coopération humaine.

J’ai donc pensé qu’il était temps de retrouver Michel Bauwens pour voir à quel point il a progressé dans sa recherche et sa mise en œuvre de solutions aux défis actuels de l’humanité.

Si vous êtes un agriculteur qui utilise des pesticides sur vos terres, vous appauvrissez la terre chaque année, donc après une certaine quantité de récoltes, votre terre est morte. Si vous êtes un agriculteur biologique, chaque année, votre terre est de meilleure qualité. On peut tout simplement appliquer les mêmes principes aux gens « , explique M. Bauwens. Chaque année, Airbnb et Uber sont actifs, plus ils créent de problèmes sociaux. Par exemple, à Barcelone, Airbnb chasse tous les habitants pauvres de leur quartier et pensez aux conducteurs d’Uber qui n’ont ni pension, ni assurance. Saviez-vous que les pigistes sont la catégorie sociale qui s’appauvrit le plus vite en Europe? »

Michel Bauwens est le conseiller stratégique de SMart, une entreprise sociale fondée en Belgique et qui compte aujourd’hui plus de 250 000 membres dans neuf pays européens. Les membres sont principalement des pigistes qui versent environ 6,5% de leur salaire au collectif. En contrepartie, SMart met à disposition des ressources partagées telles que les systèmes informatiques, les comptables et les conseillers d’affaires tout en aidant à la collecte des factures et au paiement des membres dès la semaine suivant la facturation, ainsi qu’ à la couverture des indemnités de chômage, des impôts, des retraites et de l’assurance maladie. SMart a connu une croissance de 17 % l’an dernier.

Les plates-formes privées sont conçues pour rendre la main-d’œuvre aussi bon marché que possible en permettant aux travailleurs et aux fournisseurs individuels de se faire concurrence pour obtenir les prix les plus bas, en exploitant les ressources et la main-d’œuvre pour satisfaire les actionnaires, tandis que les plates-formes coopératives garantissent les salaires et créent des écosystèmes. M. Bauwens a expliqué qu’il travaille actuellement sur un écosystème entre Berlin, Bruxelles et Barcelone, boycottant le marasme de la politique nationaliste pour créer une alliance de villes en tant que forme transnationale de gouvernance où le développement des coopératives et des syndicats financera des alternatives dans des domaines tels que le logement, la terre, l’énergie et la communication. Le logement est tellement cher en Europe que des villes progressistes comme Gand ont décidé de louer pendant 99 ans 15% des nouvelles zones de développement en tant que fiducie foncière communautaire. Cela signifie que la terre devient commune et est gérée par un groupe de personnes par le biais d’une fiducie. C’est une façon idéale de protéger les ressources afin que les membres des coopératives d’habitation puissent bénéficier de prix de location garantis à vie, peuvent même léguer la propriété à leurs enfants, même s’ils ne sont pas autorisés à la vendre. A Gand, ils pratiquent également le covoiturage collectif et à but non lucratif. Ces nouveaux projets s’adressent à des ensemble de quartiers afin qu’un quartier puisse déterminer les besoins de transport de ses membres, mettre en commun les ressources et acheter des voitures à partager. Il a été prouvé qu’une voiture commune peut remplacer 12 à 14 voitures, et après tout, selon les recherches d’Uber, la plupart des voitures sont inactives 96% du temps. En Allemagne, 40 % de l’énergie est maintenant renouvelable et 60 % des marchés sont entre les mains de coopératives d’énergie appartenant à des consommateurs. Tout a commencé avec des coopératives de 50 à 60 personnes qui ont décidé d’investir collectivement dans des panneaux solaires, vendant leurs surplus à des voisins qui peuvent également se joindre aux coopératives pour aussi peu que 250 euros. Une fois que ce système a commencé à fonctionner et que de plus en plus de coopératives ont été formées, la minorité est devenue la majorité. En 2006, il y avait 50 projets similaires de biens communs urbains à Gand, en 2016, il y en avait 500. Certaines études montrent une croissance exponentielle de ce type d’initiatives en Europe. Je soutiens qu’ à travers la mutualisation, nous pouvons réduire notre empreinte de 80%. »

Cela ne signifie pas que de tels systèmes ne peuvent pas être transnationaux, en fait, ce que je propose est intrinsèquement transnational, mais non international, c’est-à-dire la coopération des citoyens et des organisations plutôt qu’une collaboration entre les États nations.

M. Bauwens croit également au travail politique, bien qu’il affirme que les États-nations sont actuellement trop faibles par rapport à des entités telles que les sociétés internationales pour être efficaces dans la conduite du changement. Au lieu de cela, il se concentre sur la création d’infrastructures parallèles, en travaillant principalement avec les villes et les collectifs qui peuvent se réunir, en boycottant les intérêts des entreprises et le bourbier de la politique nationale, pour créer une vague de fond pour un avenir plus durable.

« Cela ne signifie pas que de tels systèmes ne peuvent pas être transnationaux, en fait, ce que je propose est intrinsèquement transnational, mais non international, c’est-à-dire la coopération des citoyens et des organisations plutôt qu’une collaboration entre les États nations « , précise-t-il. Je travaille à la création d’infrastructures transnationales pour les coalitions entrepreneuriales afin de contrer lentement la situation monopolistique actuelle. Regardez Uber, il est puissant non seulement à cause de son logiciel de covoiturage, mais aussi à cause de l’intelligence artificielle qui apprend du comportement des gens, générant des données précieuses qu’ils vendent ensuite. Vous avez besoin de capitaux massifs pour faire cela et les petits groupes ne peuvent pas rivaliser, c’est pourquoi vous devez mutualiser. »

Prenant l’exemple des 25 000 membres des différents groupes nomades numériques de Chiang Mai, M. Bauwens explique que ces 21-35 ans sont ce qu’il appelle l’aristocratie ouvrière ou la classe cognitive; bien payés, voyageant et connectés aux opportunités. C’est là que les choses se passent bien, explique-t-il, mais le revers de la médaille est qu’ils ne sont pas du tout protégés, il n’ y a pas d’assurance maladie, pas de pension, ils ne possèdent rien de tangible. La question est de savoir comment créer un mécanisme de solidarité transnationale pour les protéger lorsque les États ne veulent pas ou ne peuvent pas le faire. Actuellement, nous pensons à des nations virtuelles, et bien qu’il y ait certainement des infrastructures mondiales émergentes de soutien, ce serait formidable si nous pouvions créer un filet de sécurité pour ces jeunes esprits brillants afin qu’ils puissent avoir un certain niveau de sécurité. »

L’idée générale est que les États nations fuient à la fois du sommet et du bas et, bien qu’ils en soient conscients, ils sont incapables de changer, d’où la réponse exponentielle des idées et des initiatives de leurs pairs. D’une part, la technologie prend l’initiative dans de nombreux domaines du changement. Voyez Bitcoin et Blockchain, une monnaie révolutionnaire exempte d’activité humaine et de gouvernement, qui promet d’uniformiser les règles du jeu. Pourtant, avec toutes les avancées technologiques, elle vient avec ses avantages et ses menaces. Alors que nous pouvons tous, en théorie, exploiter et profiter de ces monnaies, le coût d’un ordinateur pour exploiter des mines est en théorie prohibitif pour l’homme moyen et même si les arguments font encore rage quant au chiffre exact, il a été rapporté que Bitcoin consomme autant d’énergie que la République d’Irlande, et c’est sans parler du marché noir et de tous les malheurs sociaux qu’il englobe.

Pour moi, c’est la gouvernance, et non la technologie, qui est la question clé « , dit M. Bauwens. C’est ma plus grande critique de Bitcoin et Blockchain où la pensée dominante est que la machine est la solution. En raison du déséquilibre actuel du pouvoir de ceux qui contrôlent la technologie, transformant le pouvoir des Etats en entreprises – surveillance, collecte de données sur nos activités, gestion et contrôle des réseaux sociaux – l’anarcho-capitalisme est né. L’anarcho-capitalisme ne fait pas confiance aux faiblesses humaines et croit qu’on peut créer des codes pour tout gérer. Mais cette vision signifie que tout se réduit aux transactions et aux contrats du marché. Avez-vous déjà joué au Monopoly ? Nous commençons tous sur un pied d’égalité, mais parce que nous sommes en concurrence pour des ressources limitées, il y aura toujours un gagnant et des perdants. Je suis totalement contre l’argent qui nous gouverne. Je crois que c’est le dialogue entre les citoyens et la gouvernance des systèmes qui devrait déterminer le marché. Le marché devrait être au service des gens et vous devriez avoir des marchés qui leur imposent des freins et des contrepoids afin qu’ils ne détruisent pas l’environnement, ne créent pas de tensions sociales ou n’accroissent pas les inégalités. Parce que sinon vous avez le fascisme… et Trump. »

Nous sommes à court de possibilités de croissance, et historiquement, c’est à ce moment-là que les révolutions se produisent.

M. Bauwens reconnaît que l’avidité humaine fait partie intégrante du problème, mais soutient qu’en dépit de ce que beaucoup pensent, ce n’est pas notre seule nature ou force motrice. « Nous sommes des êtres mixtes et notre système actuel stimule cette partie avide de nous-même « , explique-t-il, « mais si nous avons un système pour contrôler notre avidité aux fins du collectif, et un système qui aide à stimuler d’autres caractéristiques humaines, alors je pense que nous pouvons avoir un avenir meilleur. Cela n’a pas toujours été le cas. A l’époque nomade, les résultats des activités n’étaient pas vendus, mais partagés avec la famille, les petites communautés mettant leurs ressources en commun. Lorsque la révolution agricole a eu lieu, l’économie du don est apparue avec des gens qui préservaient la paix en donnant des choses comme l’excédent alimentaire ou la main-d’œuvre, plus vous donniez, plus les gens se sentaient obligés de redonner. Ce n’est qu’Adam Smith, au XVIIIe siècle, qui a vu l’émergence du marché libre et la croyance que l’enrichissement personnel était une bonne chose. Je pense que nous pouvons tous voir maintenant que ce n’est pas le cas et qu’il est temps d’adopter une nouvelle façon de penser. Ce que je propose, ce n’est pas d’abolir complètement la cupidité et les marchés, mais plutôt de les réintégrer dans la société. Les marchés et les États devraient servir la société, pas l’inverse. »

Regardez Chiang Mai, les coopératives et les collectifs comme Pun Pun Pun ou les espaces de travail partagés », souligne M. Bauwens, « Ils sont là, ils travaillent et ils sont efficaces. Ensuite, examinez l’Europe où ces coopératives forment des réseaux plus vastes et acquièrent une influence sociale et politique. Une fois que vous avez le pouvoir de négocier, vous pouvez aller voir le gouvernement et exiger des changements, comme des subventions pour les énergies renouvelables. Il est évident et flagrant que nous devons lutter contre la croissance exponentielle des ressources, alors quelles sont les solutions ? L’un d’entre eux est bien sûr la technologie, et il y a de grands pas en avant pour trouver des sources d’énergie de remplacement ainsi que des moyens de réduire notre consommation. Mais avec l’explosion de la population et les menaces à grande échelle telles que les changements climatiques qui se profilent à l’horizon, la technologie risque de ne pas être suffisamment efficiente et efficace pour assurer la survie des sept milliards d’entre nous. C’est pourquoi je propose un changement de logique. Si nous avons des entreprises à but précis où il y a un mur entre la direction et les investisseurs, où il y a une limite au nombre d’années de rendement et où les bailleurs de fonds, les fondateurs, les travailleurs et les utilisateurs sont tous bénéficiaires de l’entreprise, alors l’objectif devient collectif. Toute la façon de penser passe naturellement au bien commun. »

M. Bauwens prend British Petroleum, où il travaillait, comme exemple d’une entreprise qui a dépensé des millions de dollars pour acheter des entreprises d’énergie renouvelable et mettre de côté leurs brevets, ce qui a menacé leur monopole, retardant ainsi l’évolution des énergies renouvelables au Royaume-Uni pendant trois décennies. « Ça a bien marché pour les actionnaires de BP, mais c’était un désastre pour tout le monde. »

Lorsque l’Internet est devenu accessible au public, ce qui est si passionnant, c’est que nous avons soudainement eu la capacité d’unir nos cerveaux, ce rassemblement de notre intelligence collective était semblable ou même plus grand que la révolution intellectuelle du XVe siècle qui a suivi l’invention de l’imprimerie, qui a soudainement produit et partagé des informations et des idées dans toute l’Europe. Le défi est maintenant que nous pouvons soit régresser, ce qui s’est produit à maintes reprises au cours de l’histoire (il suffit de regarder l’empire romain, par exemple, lorsque l’épuisement excessif des ressources a entraîné son effondrement), soit réformer et passer à une complexité plus grande, à un niveau d’intégration plus élevé. La seule façon pour le capitalisme de survivre est de croître parce qu’il a besoin d’accumuler du capital et d’augmenter les profits pour fonctionner. Nous sommes à court de possibilités de croissance, et historiquement, c’est à ce moment-là que les révolutions se produisent. Pour éviter cela, nous devons agir maintenant. »

« Je vais faire une affirmation audacieuse, » a conclu M. Bauwens, « nous pouvons déjà voir la structure sous-jacente de la société à venir. Lorsque la plus grande crise arrivera, et ce sera le cas, alors nous pourrons choisir une solution malsaine ou, si nous avons déjà de bonnes bases, la voie naturelle sera la solution saine. Nous devons changer l’idée que l’homme n’est motivé que par un comportement égoïste. Je crois que nous sommes plus complexes que cela et que les gens font les choses pour plus d’une raison, alors donnons-leur une raison et un chemin pour être plus qu’ils ne le pensent. »

Si la cupidité n’est pas notre moteur principal, si la nature humaine contient des caractéristiques plus complexes que la satisfaction de l’ego, si nous sommes capables d’être satisfaits, non pas avec moins, mais avec assez, si nous en tirons satisfaction et plaisir en contribuant à l’ensemble et au futur, si ces idées peuvent devenir notre propulsion et notre credo, si nous pouvons dépasser les limites que nous avons fixées sur nos capacités et nos ambitions, alors nous sommes capables et devons aspirer à plus…

Pour en savoir plus sur Michel Bauwens et ses travaux, voir aussi : commonstransition.org et p2pfoundation.net.

Blockchain, une architecture du contrôle

Source : Vidéo Viméo de Louise Drulhe

Cette vidéo très complète, construite sur un rythme lent, n’aborde pas seulement les questions qui se posent autour du sujet de la blockchain mais les met également en perspective avec internet dans son ensemble, des questions de gouvernance, de politique, en utilisant comme support une analogie visuelle fondée sur la topographie.

Les commentaires permettent de saisir à la fois les aspects techniques de la blockchain et les questions philosophiques et éthiques qui se posent.

Dans les commentaires sur Facebook à propos de cette vidéo, il est également question de IOTA, une technologie qui serait plus efficace que la blockchain…

Voici quelques phrases extraites de la vidéo :

« L’architecture d’un espace a des conséquences, elle a une politique. L’architecture activera ou désactivera les règles. » Lawrence Lessig, conférence 11 décembre 2015 Blockchain Workshop.

C’est le consensus de la masse qui fait autorité. La blockchain incarne l’utopie du contrôle et distribué entre chaque individu. Redistribuant le pouvoir de manière égalitaire.

Le contrôle du bas vers le haut réparti entre chacun des noeuds du réseau entraîne un maillage de l’autorité.

L’autorité distribuée à la masse engendre un motif complexe d’interconnexions et d’interdépendance assurant le pérennité du contrôle au fil du temps.

La maillage du contrôle de la blockchain permet de distribuer l’exécution du pouvoir et favorise l’abolition de l’autorité. Cette idée se rapproche de l’idéologie libertaire.

Le risque serait de voir la blockchain réappropriée par le libéralisme. Comment s’assurer que les logiques libérales ne vont pas recréer des architectures autoritaires faisant glisser la blockchain vers le libertarisme, philosophie politique issue du libéralisme ?

Cette technologie censée affaiblir les intermédiaires pourrait être celle qui les renforcera durablement.

Est-ce que le code peut réellement se substituer à la loi ?

La technologie seule n’a pas de programme.

« Nous construisons nos outils et nos technologies et ensuite ce sont elles qui nous construisent« . Marshall McLuhan

Le code est la loi ?

Blockchain, libertarisme et régulation

Il y a un événement important qui vient d’avoir lieu et qui ne concerne pas seulement l’avenir de la blockchain mais le fantasme libertarien d’une monnaie sans Etat, comme le Bitcoin, préservée de toute intervention d’une quelconque démocratie, où seulement le code serait la loi.

La technologie de la blockchain inaugurée par le Bitcoin consiste dans une sorte de registre public enregistrant des transactions que tout le monde peut lire et que personne ne peut effacer, sans avoir besoin d’un tiers (notaire, banque) pour certifier ces opérations qui se font sur un mode complètement décentralisé et anonyme, en P2P (au prix d’une importante capacité de calcul et consommation d’énergie). Cette technologie est en plein boom actuellement (on parle d’explosion cambrienne des blockchains), intéressant de nombreux acteurs comme les assurances. Le plus grand avenir lui est promis bien qu’on en soit encore aux expérimentations.

Or, la blockchain vient de rencontrer son premier véritable accroc, mettant en pièce son idéologie libertarienne pour corriger un bug et récupérer de l’argent volé, cela au nom de la grande majorité des utilisateurs. Tout-à-coup, on est revenu sur terre avec tous les problèmes qu’on connaît bien, de police comme de régulation des marchés. Que le libéralisme soit beaucoup plus productif que l’étatisme n’implique absolument pas que les marchés ni la monnaie pourraient marcher sans Etat et la prétention d’une loi immuable se heurte rapidement au réel. Comme disaient les anciens Grecs « les lois sont comme des toiles d’araignées qui n’attrapent que les petites mouches mais laissent passer les guêpes et les plus gros bourdons« . On ne peut faire barrage aux puissances réelles, ce dont la blockchain vient de faire l’expérience.

Tout vient d’une base logicielle popularisant la blockchain (ethereum) avec laquelle avait été monté un projet de Decentralized Autonomous Organization (DAO) destiné à servir de fonds d’investissement en P2P avec la monnaie « Ether » (équivalente du Bitcoin) et qui avait levé 150 millions de dollars afin de prouver l’invulnérabilité de cette technologie. L’opération était ouvertement idéologique : « C’est une forme d’organisation incorruptible qui appartient aux personnes qui ont aidé à la créer et à la financer, et dont les règles sont publiques ». Or, voilà que se trouvent contredites à la fois l’invulnérabilité et l’absence d’autorité centrale, tout cela parce qu’un petit malin avait trouvé un bug lui permettant de subtiliser 50 millions. Le bug ne remet pas en cause la blockchain elle-même, seulement une mauvaise programmation des contrats. Sauf que tout informaticien sait que les bugs sont inévitables et qu’il faut donc qu’il y ait quelqu’un pour les corriger. Il y a eu des résistances à cette hérésie mais les sommes en jeu ont eu raison des réticences et une modification logicielle a été proposée, vite adoptée par presque tous. Il y a malgré tout des irréductibles.

Il est intéressant de voir les arguments avancés par les fanatiques du code comme seule loi, notamment contre l’intervention politique et la dictature de la majorité contre les minorités (plutôt compréhensible lorsque c’est un Russe qui parle), mais il est plus intéressant encore de voir comme cette utopie ne résiste pas au réel et rencontre la nécessité de la régulation et de l’adaptation. Il y a sans doute une place marginale pour une monnaie anarchiste mais si la blockchain a un avenir de masse, cela ne peut être que de façon sécurisée par des Etats (ou des banques) même s’ils peuvent être aussi très perturbateurs à servir des intérêts spécifiques. On n’aura pas un nouveau monde sans Etat régit par des automates, il faudra toujours rester dans le provisoire en parant au plus pressé. C’est en tout cas l’occasion de voir, sur un objet neuf, à la fois comment les puissances matérielles s’imposent et la nécessité du politique, le rôle de la démocratie ou de l’opinion, avec tous les problèmes que cela pose effectivement et dont on ne se débarrassera pas avec des algorithmes…
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Article de Jean Zin initialement paru sur le blog jeanzin.fr 
Reproduit avec l’aimable autorisation de son auteur.
copyleft Copyleft

Pire to pire : le fantasme de la perfection sociale

Décentralisation, distribution, peer-to-peer, blockchain : on assiste à un déferlement de termes censé ouvrir un nouvel horizon de libertés individuelles et collectives. Pourtant, quelque chose cloche dans les discours et un frisson me parcourt souvent l’échine à l’écoute de certaines vidéos ou à la lecture de certains articles…

Car cette liberté retrouvée semble à tout prix devoir être mise au service d’un but « noble » qui serait une espèce d’efficacité sociale, et d’une rationalisation de nos comportements. Il semble acquis que si « nous » communiquons mieux, et sans intermédiaires pour nous en empêcher, « nous » arriverons plus rapidement au but. Mais lequel ? Et qui est ce « nous » ? Tout se passe comme si, effrayés par l’autonomie à laquelle ils sont peut-être en train d’accéder, les chantres de la décentralisation inventent en même temps la méta-organisation qui remplacera la figure du père, à défaut de savoir s’en passer.

Le passage d’un système fondé sur la confiance en l’humain vers un système fondé sur la preuve (où la confiance est déléguée à la technologie) semble ainsi pouvoir panser toutes les plaies, éviter toutes les trahisons, désillusions, imperfections… et l’on imagine que ce système parfait, à la fois incorruptible et incontrôlable, rendra nos vies meilleures et nous mettra à l’abri des tricheurs, des abuseurs et des voleurs.

En pensant la gouvernance comme un simple moyen horizontal permettant de se coordonner sans être contrôlé par personne, les défenseurs de ces nouvelles technologies en oublient parfois l’étymologie même du terme : celui qui gouverne, c’est celui qui indique la direction, qui donne un sens, qui guide. Ils défendent donc avec ardeur un système qui va aider à coordonner les mouvements des rameurs de la galère, sans considérer que si le projet social de la-dite embarcation diffère de ce qu’ils ont imaginé, ils sont en train de fabriquer eux-mêmes l’instrument de leur propre aliénation : une boussole autogène !

On en arrive à des propositions dites « démocratiques » entièrement basées sur la machine, où l’évaluation du nombre et de la qualité des contributions individuelles deviendrait une monnaie d’échange universelle et infalsifiable. On imagine même que les individus pourraient participer aux prises de décisions de façon proportionnelle à leurs contributions. Le bon vieux système de bons points remis au goût du jour ! Tant pis pour ceux qui ne souhaitent ou ne peuvent pas contribuer ? Tant pis si nous devenons esclaves de notre propre auto-évaluation ? La vie deviendrait un grand jeu vidéo où je chercherais à accumuler plus d’étoiles sur mon profil que le voisin pour gagner des points de gouvernance ou de rétribution ?

En voulant s’affranchir de la tyrannie humaine, en la considérant comme incarnée par certains individus seulement – et en se considérant implicitement comme plus « vertueux » qu’eux, on est en train de la remplacer par une tyrannie invisible, impossible à identifier, impossible à dénoncer, parce qu’on a oublié que dans l’expression « tiers de confiance« , les deux termes ont leur importance. « Faire tiers », c’est assurer à chaque individu qu’il sera écouté, entendu, que le lien sera humanisé. C’est à ça qu’est censé servir le tiers, l’autre, celui qui n’est ni toi ni moi, et qui nous garantit de retrouver le chemin du dialogue le jour où nous l’aurons perdu.

A force de considérer les silos comme des prisons et les humains comme trop imparfaits pour être dignes de confiance, on en oublie les principes de base de la vie elle-même :

  • toute limite n’est pas nécessairement une tyrannie : un être vivant est constitué d’une membrane poreuse active qui délimite son intérieur et son extérieur ;
  • toute dépense d’énergie n’est pas forcément « rationalisée » : un être vivant dépense une énergie phénoménale juste pour préserver sa dérisoire homéostasie ;
  • c’est l’imperfection qui crée le nouveau : les « erreurs » de duplication du génome et l’épigénétique rendent la nature unique, imprévisible et résiliente ;
  • l’interdépendance des écosystèmes est locale et non pas globale, c’est cette diversité cloisonnée qui permet de préserver l’ensemble en cas d’effondrement d’une partie ;
  • etc…

On a remplacé les palabres et la poignée de main par la monnaie, et le capitalisme est né, jusqu’à son dernier avatar informatisé, sans émotion ni empathie, qui régit les vies de milliards d’humains via des micro-transactions dé-corrélées des réalités. Remplaçons la monnaie par la blockchain, et nos pires cauchemars ne sont rien à côté de ce qui risque d’émerger. La gouvernance, si elle n’est pas humaine, prend le risque d’un réductionnisme mortifère et le chemin d’un égalitarisme totalitaire qui n’aura rien à envier aux dictatures que le monde a connues jusqu’ici.

Il me semble donc que les communs et le pair-à-pair ne pourront se développer harmonieusement qu’à la seule condition que les individus intègrent profondément que «pair», contrairement à son homonyme informatique, n’est pas synonyme de ce qui est «identique à moi» mais parle de connexion et d’amour d’une radicale altérité.

Ce que la blockchain, qui n’est qu’un outil, ne nous dit pas, c’est comment nous allons réussir à faire société et quelle société nous voulons. Cette perspective passe peut-être par trouver ce que nous avons en commun, ce qui ne signifie pas effacer nos singularités et nos défauts via une hypothétique technologie de la transaction. Il ne s’agit pas non plus de fantasmer un monde sans limites régi par une sémantique universelle, mythique Tour de Babel moderne.

Il s’agirait plutôt d’apprendre à travailler et à gouverner ensemble avec nos imperfections et nos limites, dans le but de créer quelque chose en commun au cœur de la relation. C’est probablement très difficile à réaliser (sans doute le travail de toute une vie !), inefficace et bancal, mais peut-être aussi tellement plus gratifiant et créateur de sens qu’une chaîne de chiffres infalsifiable…

 

Illustration : Le Canard digérateur créé par Jacques de Vaucanson

La blockchain décryptée

Les clefs d’une révolution

Le premier livre en français entièrement dédié à la blockchain

Editeur : Observatoire Netexplo (15 juin 2016)

  • Le 10 juin : annonce du lancement du livre par Netexplo.
  • Le 15 juin : livre disponible sur Amazon (le prix est coutant : 9,5€ pour 145 pages).
  • En Septembre : mise à disposition sous licence Creative Commons du EBook.


blockchain-decrypteePourquoi ce livre ?

Dans le monde numérique, et au-delà, la blockchain s’est imposée comme le grand sujet de l’année 2016. “Technologie révolutionnaire”, “machine à créer de la confiance”, “innovation de rupture d’une ampleur inédite”… : les superlatifs s’accumulent peu à peu dans les médias au fil des semaines.

Pourtant, tout comme le phénomène d’uberisation avait cannibalisé l’année 2015 en étant employé parfois de façon excessive, la blockchain court aujourd’hui le danger de devenir un simple buzzword, brandi comme symbole d’une “disruption ultime”, sans être pourtant véritablement compris par ceux qui en parlent.

Pour dépasser les effets d’annonce, il nous a donc semblé important de mettre pause sur cette machine médiatique, afin de prendre le recul nécessaire pour analyser les ressorts du phénomène blockchain. Prendre le temps de l’apprentissage, de la réflexion, et inscrire cette technologie dans le temps long de la diffusion et du débat public : tel est l’objet de ce livre.

Ces derniers mois, nous avons rencontré les acteurs et les penseurs des blockchains. Nous avons ainsi retenu 20 voix pour vous raconter cette technologie dans sa richesse et sa complexité. Cette combinaison de la parole directe des acteurs de la blockchain et d’un volet de découverte didactique, c’est le panorama d’une révolution. Ce livre est destiné à tous ceux qui veulent découvrir la blockchain, la comprendre en profondeur et élargir leurs horizons.

Sommaire

Préface par Joël de Rosnay

Première partie – Comprendre la blockchain en 12 questions
Les réponses aux questions les plus posées sur la blockchain

Deuxième partie – Les applications de la blockchain
Energie, Santé, Assurances, Banques, Luxe, Cloud…

Troisième partie – Penser la blockchain : enjeux sociaux, éthiques, juridiques, politiques
Avec les contributions de Gilles Babinet, Primavera de Filippi, Michel Bauwens…

Quatrième partie – La blockchain vue de l’intérieur : la parole aux acteurs
Avec les interviews de Stephan Tual, Gavin Wood, Philippe Dewost…

La blockchain décryptée – les clefs d’une révolution

 

Précommandes : http://amzn.to/1TXuKNL

Source : blockchainfrance.net

Conversation sur la blockchain…

…avec Antoine Yeretzian de l’association Blockchain France.

Tout d’abord, une petite mise en contexte.

Mon approche, c’est le rejet de ce qu’on peut appeler le déterminisme technologique. Ce déterminisme, que l’on appelle aussi les approches technocratiques, c’est une croyance selon laquelle la technologie est univoque. Ce discours consiste à dire : parce que demain nous pourrons techniquement faire ceci ou cela, alors nécessairement notre société sera comme ceci ou comme cela. C’est le genre de discours par exemple que peut tenir Jeremy Rifkin dans son livre The Zero Marginal Cost Society, où il associe la montée en puissance de l’Internet des Objets et des économies collaboratives avec un déclin du capitalisme. Or à mon sens la technologie ne peut pas être univoque ;  il est extrêmement important de la problématiser.

Je vais donc essayer de problématiser la blockchain dans cette optique. Il me semble que l’on peut en dire à la fois du bien, et du mal. Je vais commencer par la critique, avant de développer ce qui me plait dans cette innovation.

J’avais donné en 2014 pour Ouishare une keynote dans laquelle je proposais une analyse politique de la technologie. Pour qualifier les technologies Pair à Pair (P2P), j’avais réalisé une simple grille à double entrée. Première entrée du tableau : une technologie peut soit être sous contrôle central et globale, soit décentralisée et donc locale. Deuxième entrée, elle peut avoir soit un but de profit, soit un but social. J’avais mis dans ce tableau un certain nombre de technologies P2P.

Une technologie à la fois P2P, sous contrôle centralisé, et avec un but de profit peut bien sûr paraître contre-intuitive, mais Facebook en est un bon exemple. Avec Facebook, plus de 2 milliards de personnes peuvent se connecter en P2P, ce qui crée de formidables capacités d’auto-organisation ; pourtant, les utilisateurs ne contrôlent ni le design, ni les données, et l’entreprise en capte tout le profit monétaire.

La blockchain, elle, à cause de son association avec Bitcoin, se place dans un autre croisement. A mon sens, elle est pour l’instant une technologie P2P dédiée au profit et avec un contrôle décentralisé : c’est ce que j’appelle le capitalisme distribué.

Ce n’est pas un secret : Bitcoin est très influencé par la théorie politique qu’on appelle anarcho-capitaliste (qui est aussi un anarcho-totalitarisme, puisque ce mouvement prône le marché total, et par une théorie économique qui est l’école de Vienne, celle de Friedrich Hayek). Tout le design du Bitcoin, on le voit, est tourné vers l’intérêt personnel : j’investis dans le bitcoin car je pense que sa valeur va augmenter. Cette vision, ce rêve politique tourné vers soi, rejaillit de la genèse du Bitcoin sur chaque Blockchain qui le suit ; nombre de gens s’approchent du Bitcoin et de ses dérivés précisément à cause de ce rêve politique là.

C’est dans ce rêve même que se tient ma critique de la blockchain, car ce rêve politique est une vision hyper-individualiste. Ce qu’il figure, ce sont ces individus atomisés, séparés absolument, qui créent des contrats entre eux, en fonction de leurs volontés individuelles. A première vue, rien de problématique là-dedans puisque c’est ce qu’est Bitcoin par essence.

Mais la réalité, c’est que la société ne marche absolument pas comme cela. Aucune société ne le fait. On naît toujours quelque part, dans un contexte, dans un ensemble, avec des parents. Il y a toujours du collectif ; ce collectif présent dans les faits, il disparaît dans cette idéologie Bitcoin, dans ce rêve politique et dans ses développements technologiques.

Sans argent, dans le Bitcoin, on ne joue pas. Un paysan de l’Utthar Pradesh [Etat indien] n’a pas 450 dollars pour s’acheter un Bitcoin, ni même une fraction de Bitcoin. Il y a dans l’idée de Bitcoin une certaine démocratisation de la rente, par le biais de la spéculation. Le rêve n’est pas d’abolir les revenus spéculatifs et le pouvoir de bénéficier d’une rente divorce de la spéculation, mais d’ouvrir l’accès à ce jeu-là. C’est le rêve de Thatcher et de Reagan qui ont voulu la propriété immobilière et la participation de tous comme actionnaires.

La blockchain dans ce contexte bien spécifique a donc un message simple à faire passer : nous en avons fini avec l’Etat et nos autres organisations, et nous pouvons désormais créer de la confiance sans passer par des systèmes démocratiques et sans avoir confiance en personne ; la confiance est placée dans la cryptographie, dans l’algorithme, dans la technologie.

En ce sens, je trouve la blockchain dangereuse. Parce que ce qu’elle nous annonce, c’est un totalitarisme libertaire, effrayant, terrible. Cette politique « cachée » qui se tient derrière le Bitcoin, c’est elle que je critique. Si la question est celle de la confiance, alors il existe d’autres philosophies que l’on peut opposer à la Trustlessness, en particulier celle de la Trustfullness : c.a.d. j’ai confiance en toi, tu as confiance en un tiers, et donc j’ai confiance en ce tiers. C’est par exemple du système Couchsurfing, c’est la ‘mise en échelle’ de la confiance (scaling trust), aussi appeler le web of trust, l’internet de la confiance. Voilà à mon avis une philosophie préférable à celle de la Blockchain. Attention, je ne veux pas dire que ces solutions ne sont pas appropriés dans certains contextes, ce que je vise c’est plutôt la vision sociétale qui se cache derrière, qui veut rendre absolu cette individualisation complète.

Mais on l’a dit : une technologie n’est jamais univoque. Et tout n’est pas mauvais dans Blockchain.

A nouveau, il est nécessaire mettre les choses dans le contexte. On peut considérer qu’il y a toujours au moins trois couches dans l’élaboration d’une technologie. Il y a d’abord celle des financeurs de projets, qui ont une influence déterminante sur le design, puisque ce sont eux qui vont donner les ordres à ceux qui travaillent. Ensuite, il y a ceux qui développent la technologie ; ceux-ci ne sont pas des exécutants passifs, des esclaves, mais sont des créatifs, à l’image de la communauté des développeurs blockchain, et vont donc influencer fortement sur le design de la technologie. Il s’agit d’un groupe sociale fortement influencé par l’éthique ‘hacker’. Enfin, il y a les utilisateurs qui ont en tout temps ‘subverti’ les technologies pour les adapter à leur besoin. La technologie est donc bien un terrain de lutte, ou des influences variées essayent d’adapter les fonctionnalités à leurs propres besoins.

Prenons l’exemple d’Internet. A l’origine, Internet est né de l’idée de militaires qui cherchaient des moyens de communications pouvant survivre à une destruction nucléaire. Puis ce sont les scientifiques qui ont repris l’idée pour en faire un réseau de partage des connaissances. Tim Berners-Lee, en inventant le World Wide Web, a ensuite crée une couche civique, qui a démocratisé l’Internet. Enfin est arrivé le commerce, qui est venu se greffer dessus et a fait tout pour qu’il y ait des contrôles, de la surveillance sur les accès utilisateurs, etc.

Internet n’est donc pas quelque chose de simple ; il y a des aspects P2P, des aspects décentralisés, des aspects centralisés, et ce sont ces couches successives qui ont fait que l’on a aujourd’hui un système finalement assez contradictoire dans son idée sous-jacente. La blockchain suit le même chemin des différentes couches de développement et de leurs motivations contraires.

Dans la blockchain, une chose m’intéresse en particulier : la promesse d’une nouvelle organisation. Il faut bien comprendre qu’Internet a pourtant déjà fait baisser considérablement les coûts de l’auto-organisation humaine, et que les individus n’ont pas attendu la blockchain pour commencer à s’organiser ; certaines études témoignent d’une croissance exponentielle des organisations citoyennes depuis une dizaine d’années. Cela étant, si nous n’avons pas besoin de la blockchain pour  nous auto-organiser, celle-ci peut renforcer ce mouvement.

A mon sens, la blockchain peut représenter une deuxième couche, une seconde baisse des coûts de publication, de communication, de transaction. En créant une banque de données universelle, en créant une sécurité universelle, la technologie a le potentiel de faciliter encore davantage l’auto-organisation humaine. C’est une seconde vague d’accélération qui pourrait se dessiner, et en ce sens, il serait intéressant que des forces disons progressistes, ou émancipatrices, qui sont concernées par des valeurs comme la durabilité de la planète et une équité dans la distribution de la richesse, apprivoisent et s’approprient à leur tour le potentiel de la blockchain.

Mais dans ce cas la blockchain revêt une coloration différente. On quitte en effet le technocratique et l’individu, pour entrer dans le domaine des coopératives, des communautés productives pour soutenir des domaines comme la pêche ou l’agriculture éthiques. Dans cette approche, on réinvestit le collectif et il y a une forme de gouvernance démocratique. La blockchain pourrait être utilisée pour automatiser les accords de ces organisations-là.

On peut également trouver à la blockchain un potentiel intéressant autour de la transparence. Aujourd’hui, il existe deux principales façons dans nos sociétés d’allouer les ressources : en faisant choisir l’Etat, c’est-à-dire hiérarchiquement, ou en faisant choisir le marché, c’est-à-dire avec une compétition. Mais lorsque l’on atteint un système véritablement transparent, une troisième option émerge de façon très forte : la coordination mutuelle libre.

Cette coordination mutuelle libre est déjà en action sur Wikipédia et pour Linux. L’économie de l’immatériel connait donc déjà ce qu’on appelle la stigmergie, cette possibilité pour chacun de gérer son propre effort et donc de collaborer, et ce parce que tous les signaux sont lisibles. En appliquant la transparence à la comptabilité ou à la logistique, et c’était la proposition du Livre Blanc de Provenance par exemple, il devient théoriquement possible grâce à la blockchain de passer à une économie matérielle qui fonctionne elle aussi selon le principe de la coordination mutuelle libre.

C’est une vision à mon sens très émancipatrice, puisqu’elle permet l’émergence d’un système où chaque individu peut librement allouer son temps et son énergie, et la création du même coup des ressources partageables.

Ce qui m’intéresse dans la blockchain, c’est donc son potentiel d’encapacitation (“empowerement”) de l’organisation collective de l’humanité.

Des projets comme ArcadeCity, ou Backfeed, sont des projets qui peuvent être interprétés sous cet angle-là. Pour qu’ils se multiplient, il est important d’aller éduquer les forces égalitaires au potentiel du blockchain. Car dans la blockchain comme ailleurs le constat est le même : aussi bien les investisseurs à risques que les défenseurs de l’idéal propriétaire et libertarien se montrent toujours plus rapides dans l’adoption de la technologie que d’autres parties de la société. L’enjeu de la blockchain est de s’assurer qu’elle ne s’engage pas dans une voie unique, celle de l’individu atomique et égocentré, mais qu’elle investisse bien, aussi, des valeurs qui sont celles de liberté, d’égalité de fraternité.

Prenons deux exemples pour montrer à quel point les choix de développement sont révélateurs d’un choix de société.

Prenons par exemple les inégalités sur Bitcoin. Le coefficient de Gini, qui est un instrument utilisé par tous les pays pour mesurer l’écart de richesse au sein de leur population, est infiniment plus élevé dans Bitcoin que dans nos sociétés modernes, pourtant passablement inégalitaires ; plus révélateur encore, il continue de croître avec la montée en puissance du réseau. En réalité, nous assistons à un jeu de Monopoly : au départ, nous étions tous égaux devant Bitcoin, mais ceux qui ont pris de l’avance en début de jeu gagnent à la fin. “Plus tu gagnes, plus tu gagnes” : il n’existe dans Bitcoin aucun mécanisme redistributeur qui permet de protéger des distributions de valeur plus équilibrées.

Or ce choix-là n’est pas une nécessité. On peut faire appel à d’autres systèmes, comme ceux décrits par Christopher Boehm (Hierarchy in the Forest) ou Pierre Clastres (la Société contre l’Etat), pour comprendre l’importance des systèmes de contre-hiérarchie. Ainsi dans ces sociétés de chasseurs-cueilleurs les femelles et les mâles bêta prennent le pouvoir contre les mâles alpha et mettent en place des mesures pour limiter leur domination. Ce sont des exemples connus mais qui illustrent un fait : un système qui n’a pas de contre-pouvoir va nécessairement virer au monopole. Il s’agit d’un choix à faire au moment d’en fixer les règles.

Un second exemple pourrait être la fameuse « longue traîne » décrite par Chris Anderson. Il s’agit de cette idée de dissocier d’une part les « gros succès », qui attirent individuellement l’attention, et la multitude de petits succès qui viennent ensuite, mais dont la somme peut être collectivement supérieure à celle des « hits » en terme d’impact. Cette économie secondaire, alternative, crée à son échelle un système fondé sur des micro-choix.

Or cette longue traîne n’est pas permise par Amazon, ni Google et consorts parce qu’en leur cœur réside un algorithme qui crée de la concentration. A l’inverse, Jamendo avait mis en place des contre-mesures qui la protégeait. Là encore, la technologie est affaire de choix, et ce choix n’est pas univoque.

Il est urgent pour nous tous de réapprendre cette vérité, puisqu’il me semble que nous l’avons oublié. Dans les milieux technologiques, les développeurs, les hackeurs, ne la connaissent pas assez. Et une fois cette prise de conscience faite viendra l’heure des choix : c’est ce qu’on appelle value sensitive design, c’est-à-dire prendre conscience lors de la création que celle-ci prend place dans un système de valeur, et effectuer ses choix en conscience.

Il est urgent de commencer à développer des financements de projets plus égalitaires –par exemple via les coopératives-, des  algorithmes plus égalitaires, des gouvernances de plateforme –par exemple par les utilisateurs- plus égalitaires. Des exemples comme ceux du collectif Inspire en Nouvelle-Zélande montrent l’exemple.

On constate aujourd’hui une sorte d’automatisme, de passage apparemment obligé pour les créateurs : des jeunes, qui veulent créer une technologie, sont très vite poussés par une certaine valorisation sociale dans la culture extractive. Cette culture extractive, c’est celle des start-ups, avec la volonté unique de réussir une Licorne (Nb : start-up dont la valorisation boursière dépasse 1 milliard de dollars) ou un Exit (Nb : sortie du capital rapidement après lancement et avec forte plus-value). Or une autre voie existe, même si elle n’est pas très visible. Il y a tout un travail à faire aujourd’hui envers les développeurs pour leur montrer cette autre voie.

Il faut dénaturaliser l’idée du développement de la technologie, l’idée que ce développement est naturel, que le capitalisme est naturel… Il faut se rendre conscient qu’il s’agit de choix humains.

Or la blockchain arrive vite. Une sorte de consensus informel prédisait les prototypages en 2016, et les premiers systèmes utilisables en 2017. Sans se placer dans ce débat, je crois important de rappeler que l’on a toujours tendance à exagérer l’importance des technologies quant au potentiel de développement sur le court terme, et à les sous-estimer sur le long terme.

Souvenons-nous de la hype autour de l’intelligence artificielle, comme de celle autour de la réalité augmentée. Si cela n’a pas pris sur le moment 20, 25 ans après plus tard, nous y sommes. Il est tout à fait possible que la blockchain soit l’éléphant qui accouche d’une souris. Mais ce ne sera pas grave, et ce n’est pas pour cela que la blockchain n’aura pas d’importance ensuit, le temps qu’elle se déploie réellement. Cela peut arriver vite: on a vu avec le moteur de recherche par exemple (Nb: inventé au début des années 1990, il décolle véritablement au début des années 2000) que ce délais de montée en puissance se réduit constamment avec l’accélération technologique. Il faut s’attendre à ce que la blockchain compte vraiment dans moins d’une dizaine d’années.

Les grandes entreprises et les défenseurs du capitalisme seront les premiers à s’en saisir mais je ne pense pas que cela soit un mal. Quand on regarde l’histoire des grandes évolutions sociales, comme la grande révolution féodale du Xe siècle ou la grande révolution capitaliste du XVe siècle, le scénario est un peu le même: on est face à un système épuisé qui ne marche plus, et où tout le monde va chercher des alternatives, aussi bien les gens qui ont les moyens que les gens qui sont au bas de l’échelle.

C’est justement parce que les éléments ultra-capitalistes investissent dans ce changement qu’il pourra avoir lieu. C’est à l’intérieur des structures romaines en déclin que se sont formées les graines du changement qui allaient former la féodalité, et c’est à l’intérieur des grains du système féodal que les grains qui allaient devenir le capitalisme se sont développés. Il est naturel de penser que c’est à l’intérieur du système capitaliste en déclin que les graines des communs vont se développer.

Ce qui peut d’ailleurs amener des paradoxes, comme Facebook, parfait produit du capitalisme d’extraction et en même temps puissant encapaciteur d’auto-organisation en P2P. Le changement n’est peut-être pas encore totalement là où on voudrait qu’il aille, mais il va dans la bonne direction, et il faut s’en saisir. Ne refusons pas un outil sous le prétexte qu’il a été développé pour les mauvais motifs; il faut garder en tête Luther au XVe siècle lorsqu’il voit à sa juste valeur le potentiel de l’imprimerie pour la diffusion de ses idées. Il faut se saisir et s’approprier les potentiels des technologies, même si elles sont en partie dominées par des forces qui ne sont pas nécessairement émancipatrices.

Photo : CC BY Sebastiaan ter Burg – Flickr

Blockchain : du rêve technocratique à l’outil émancipateur ?

Le 18 avril dernier, un article était publié dans Le Monde sous le titre Michel Bauwens : « Un rêve technocratique totalitaire ». Dans cet interview de la journaliste Jade Grandin de l’Eprevier, Michel Bauwens exprimait son point de vue à propos de la blockchain. Il a souhaité revenir sur cet article dans nos colonnes.

 

Pourquoi revenir sur cet article du Monde ?

Cet article ne présente qu’une petite partie de mon propos. Durant l’interview, j’ai voulu exposer deux aspects différents de la blockchain, mais la journaliste n’en a retenu qu’un seul, celui qui était le plus “à charge”. Je souhaite donc préciser un peu mieux ma pensée et revenir sur ce qui a été transcrit.

 

Tu démens donc tes propos critiques à propos de la blockchain ?

Non pas du tout. Selon moi, il y a bien des principes politiques très marqués qui sous-tendent cette technologie, qui peuvent être dangereux et dont il faut a minima avoir connaissance pour utiliser la blockchain en conscience.

A cause de sa proximité avec le design anarcho-capitaliste et austro-économiste de Bitcoin, la blockhain participe d’une idéologie qui ne reconnaît pas le collectif, se méfie de la gouvernance démocratique, et veut créer des systèmes entièrement tournés vers des individus qui établissent entre eux des contrats automatisés par des algorithmes.

Les principes qui sous-tendent le Bitcoin visent à créer un marché universel sans intermédiaire où toute personne est considérée comme un propriétaire souverain. et la blockchain a nécessairement hérité de ces principes.

 

La blockchain est pourtant censée développer la notion de confiance ?

Oui, mais il existe différentes visions de ce qu’est la confiance et à quel niveau elle doit s’appliquer. Dans une vision “trustfull”, le but est d’augmenter la confiance dans les personnes en créant une échelle de mise en confiance entre ces personnes. On retrouve cette vision dans des projets comme le Web of Trust ou les sites de couchsurfing où ce sont les individus eux-mêmes qui garantissent le degré de confiance en l’autre.

Mais avec la blockchain, on est dans une vision “trustlessness” où, puisqu’on ne peut pas faire confiance à l’humain, on déporte cette confiance dans la technologie. L’idée sous-jacente est que les individus sont séparés, et qu’ils font société en créant des contrats basés sur la confiance en un algorithme plutôt que dans l’humain.

Mon propos était donc simplement d’attirer l’attention sur ces valeurs sous-jacentes. Mais ce n’est pas parce qu’une technologie a un design basé sur des valeurs critiquables qu’elle ne peut pas être changée.

 

Selon quel principe affirmes-tu que cette technologie est susceptible d’évoluer ?

Comme je l’ai souligné dans le précédent article, aucune technologie n’est neutre, et la blockchain n’échappe pas à ce constat. Elle est un terrain de lutte entre ceux qui financent, développent, et utilisent cette technologie et qui lui donnent un visage différent en fonction des enjeux et des valeurs véhiculées. La technologie se construit sous forme de couches successives.

Par exemple, internet a d’abord été inventé par les militaires qui voulaient créer une technologie capable de résister à la destruction de la chaîne de hiérarchie grâce au design peer-to-peer. Puis les scientifiques et les activistes se sont emparés de cette technologie pour communiquer entre eux. En 1993, la technologie est sortie des sphères élitistes pour se démocratiser grâce aux navigateurs. Et enfin le commerce s’est aperçu du potentiel de cette technologie et l’a rendue beaucoup moins pair-à-pair pour en tirer des profits.

La blockchain est peut-être, à cette échelle, la deuxième couche après internet qui va permettre de faire baisser le coût d’auto-organisation des humains. Mais elle peut également s’organiser elle-même sous forme de couches.

 

Une technologie initialement basée sur des valeurs contestables n’est-elle pas mécaniquement vouée à rester imprégnée de ces valeurs ?

Je ne crois pas non. Je suis quelqu’un de pragmatique : si l’on attend LA technologie “pure”, ça me paraît difficile d’avancer. Je suis d’ailleurs assez sceptique par rapport aux stratégies des hackers qui cherchent à créer du “pair-à-pair pur”.

Toutes les technologies se construisent par une accumulation de couches de valeurs qui se superposent en même temps que les développements et les usages. Prenez l’exemple du Copyleft : c’est une véritable subversion du Copyright issue d’une attitude pragmatique visant à faire avancer une lutte sociale.

La blockchain pourrait donc devenir un des instrument de cette lutte si elle est appropriée par un système démocratique qui va chercher à renforcer les aspects émancipateurs qu’elle contient au même titre que n’importe quelle technologie.

 

Concrètement, quelle forme pourrait prendre cette évolution de la blockchain ?

Une fois qu’on a bien conscience des catastrophes potentielles du “tout automatisé” et du “tout distribué”, on peut imaginer que la blockchain soit localement mise au service de buts émancipateurs pour des communautés. Plutôt que de penser la blockchain comme un instrument économique global coupé de toute éthique et autonome par rapport à la société, on peut l’intégrer comme outil permettant de faciliter certains aspects de production et d’organisation dans des groupements d’humains dotés d’une gouvernance, de règles, etc,… comme les coopératives par exemple.

De mon point de vue, le plus grand potentiel de la blockchain réside dans la création de chaînes logistiques participatives et ouvertes. On peut ainsi imaginer une économie circulaire et ouverte où les transactions seraient simplement vérifiées par la blockchain.

Dans ce contexte, je me réfère par exemple aux travaux de Primavera De Filippi qui étudie ces technologies décentralisées émergentes pour imaginer les nouveaux modèles de gouvernance qui pourraient en découler.

 

A quel horizon pourrait se potentialiser cet aspect émancipateur ?

Ne nous emballons pas. Quand on s’intéresse de près à la blockchain et à ses applications autre que Bitcoin, on constate rapidement qu’il y a très peu de prototypes réellement fonctionnels, et qu’il n’existe quasiment aucun prototype pratique utilisé par de vraies communautés humaines. Le seul prototype opérationnel dont j’ai entendu parler est Everledger, un système de certification éthique de diamants.

Quant aux projets de microgrids (micro-réseaux électriques intelligents) fondés sur la technologie blockchain comme celui de Brooklyn, ils confondent le principe communiste (dans son sens “noble”) de “chacun selon ses besoins” avec le business de personne à personne. S’il y a bien un P2P technologique, il n’y a pas d’aspect communautaire ou collectif, c’est à dire de pair-à-pair social tel que je l’ai défini.

Comme souvent, il me semble également qu’on surestime les effets à court terme de cette technologie émergente, et que l’on sous-estime ses effets à long terme.

Même si elle fait beaucoup parler d’elle, nous sommes probablement dans le début de l’upcycle économique de la blockchain qui ne fonctionnera véritablement que dans 10 ou 15 ans. Je m’attends néanmoins à voir les premiers prototypes fonctionnels en 2017…

Propos recueillis par Maïa Dereva.

Michel Bauwens : « Un rêve technocratique totalitaire »

Comment expliquer un tel engouement autour de la blockchain ?

Michel Bauwens.- Le rêve de la blockchain est celui d’une base de données universelle. Sans banques, sans ONG, sans Etats, les individus peuvent passer des contrats entre eux, créer des organisations autonomes et indépendantes. Pourtant, Internet a déjà contribué à créer un nombre exponentiel d’organisations civiques en dehors du monde commercial et étatique.

D’une certaine manière, l’effet espéré de la blockchain a déjà eu lieu. Les réseaux informels s’organisent via Internet, en dehors des formes hiérarchiques traditionnelles. Le système d’exploitation Linux, ouvert à tous, est un bon exemple de coordination mondiale du travail humain. Au Brésil, la marque Curto Café utilise déjà une chaîne logistique totalement transparente.

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