Chaque mois, le collectif Remix The Commons organise une rencontre audiovisuelle intitulée “Appel en commun”. Un nouveau thème est proposé à chaque rencontre pour échanger concepts et pratiques. Nous avons été sollicités pour le prochain appel dont le thème est “Plaidoyer pour les communs dans le contexte municipal” avec la question suivante : “Quelles sont les approches et les pratiques de la P2P Foundation en matière de plaidoyer pour les communs ? »

Pour répondre à cette question, Maïa Dereva a donc interrogé Michel Bauwens, et voici sa réponse :

Tout d’abord, je dois dire que, même si dans mes développements théoriques j’appelle à une société des communs et notamment au développement d’institutions fondées sur le principe d’”État partenaire”, je ne fais pas de “plaidoyer” auprès des institutions. Pour moi ce terme s’apparente à la pratique du lobbying, qui me semble très chronophage et difficile à mener sur le long terme. Pour travailler auprès d’une institution, j’attends tout simplement qu’elle me le demande. Pour moi, le besoin doit se situer à l’endroit où l’on se trouve.

Il existe un vrai sentiment d’impuissance dans la classe politique aujourd’hui. Les représentants institutionnels sont nombreux à vouloir comprendre par eux-mêmes les mutations qu’ils observent au sein de la population, et pour les plus dynamiques, à vouloir accompagner concrètement ce mouvement. Ce sont donc les institutions elles-mêmes qui font appel à la P2P Foundation pour leur venir en aide.

Voici donc quelques exemples de travaux que j’ai effectué à la demande des institutions.

En 2014, trois institutions para-étatiques de l’Équateur m’ont demandé de faire un travail sur les communs. Nous avons donc travaillé à l’élaboration d’un programme de transition vers une société et une économie des communs, le FLOK Society Project. Si le travail théorique a été mené à son terme, on ne peut pas dire que l’opération fut un succès sur le terrain puisque nos propositions n’ont pas été retenues. D’une part, nous avons travaillé dans un contexte de minorité au sein d’un gouvernement à majorité “extractiviste”. Et d’autre part, la société civile ne semblait pas prête pour le déploiement de communs de la connaissance, sujet sur lequel nous avons travaillé. S’il existe biens des communs ancestraux en Équateur, ils sont marginalisés, sous pression et considérés comme des résidus du passé. De plus, au moment où nous avons effectué cette étude, il y avait très peu de travailleurs de la connaissance parmi la population urbaine. Ceci étant, des coopératives qui se sont inspirées de nos travaux ont tout de même été créées à Sigchos, un district à majorité indigène sous la direction d’un maire progressiste où la population nous avait accueillis avec des “standing ovations”.

En 2017, j’ai été sollicité par la ville de Gand. Le bourgmestre et le “directeur de stratégie” m’ont demandé d’analyser la situation des communs sur la commune. J’ai donc cartographié l’existant, identifié 500 communs et montré comment leur nombre avait été augmenté par dix en 10 ans. Cela m’a permis de démontrer à quel point l’évolution était déjà en train de se faire, et de proposer un plan de transition vers les communs pour accompagner le phénomène. Une fois encore, le contexte politique n’a plus été favorable puisque le bourgmestre et le directeur de stratégie ont été remplacés par une coalition à majorité libérale qui n’a pas souhaité mettre en oeuvre nos propositions. Mais la ville de Gand a une grande tradition participative, et les communs y restent bien vivants. Il existe donc bien une politique de commun de la ville, mais sans plan de coordination.

En 2018, suite à une visite en Australie, un groupe appelé “InCollaboration” s’est constitué, sous l’impulsion notamment de Tirrania Suhood. Un plan de transition vers les communs a donc été proposé à la ville de Sydney, et la maire adjointe en place Jess Scully s’est montrée favorable à son application. Il faudra revenir faire le bilan dans quelques temps…

Il y a quelques semaines, j’ai été invité par le maire de Séoul Park Won-soon qui souhaite faire avancer le sujet des communs durant les deux années de mandat qui lui restent (et si possible sur le mandat suivant), et j’ai participé au “1st Global Commons Forum”. Il est entouré d’un groupe de personnes mobilisées pour cette cause et le projet est en route.

Il existe encore beaucoup d’autres initiatives institutionnelles qui méritent d’être présentées.

  • J’ai par exemple été invité au lancement de “Amsterdam ville en commun”. Le responsable de la mobilité et de l’habitat de la mairie travaille actuellement avec le Commons Network et De Meent.
  • On peut également citer la régulation de Bologne qui concerne 150 villes et dans laquelle 800 000 citoyens sont mobilisés sur des projets, avec le soutien des institutions et des processus de financement via des protocoles public-communs.
  • Ou encore, j’ai récemment participé à une réunion du STUN (Social Temporary Usage Network) une association de personnes impliquées dans des lieux d’occupation temporaire comme “Les Grands voisins” à Paris, Yes We Camp ou encore la Comuna de Bruxelles. Ce sont dans ces espaces interstitiels que les acteurs des communs s’installent, avec des dynamiques très fortes et des personnes qui font du concret avec la volonté d’organiser ces initiatives sur un plan trans-national.

Pour résumer l’approche et la pratique de la P2P Foundation, je dirais qu’il faut identifier les forces à l’intérieur d’une institution qui ont de la sympathie pour l’idée des communs, que ce soit des élu⋅e⋅s ou des fonctionnaires, et ouvrir avec ces personnes des canaux de communication. On voit bien ici que plutôt que de considérer l’institution comme une entité homogène, on œuvre avec l’esprit du pair à pair, d’humain à humain.

Les principaux obstacles que l’on rencontre et qu’il faut réussir à lever, c’est d’une part la conception très centralisée de la plupart des élus et des administrateurs qui considèrent qu’ils sont des représentants du peuple et que donc ce sont eux qui décident, et d’autre part une vision de l’économie qui ne reconnaît pas la valeur contributive mais uniquement la valeur marchande, et peut donc facilement considérer les communs comme “marginaux”. Il s’agit donc souvent de les convaincre en faisant un état des lieux des communs existants, dont ils ignorent souvent tout ou presque dans leurs propres communes, et en leur montrant des exemples concrets de ce que peuvent apporter les communs à la commune, particulièrement dans un contexte où les subventions étatiques se font de plus en plus rares et que les budgets communaux doivent nécessairement être gérés différemment…

Ce qui me paraît important c’est de démontrer la valeur sociale et environnementale des externalités positives, de la production contributive par le biais des communs; et la capacité de neutraliser des externalités négatives, ce qui se traduit par des gains tout à fait essentiels au niveau de la dépense publique, qui peuvent alors être transférés vers les communs, dans une “finance circulaire”.

Une deuxième priorité du moment me paraît la capacité de démontrer par l’exemple l’impact bénéfique en termes d’emplois “ayant du sens”, et donc d’avoir des « green new deal » , orientés communs, au niveau du territoire. Nous devons démontrer que les communs créent vraiment de la valeur, et que cette création de valeur permet de créer des mécanismes de financement de tout le travail regénératif qui se fait par le biais des communs. Pour défaire l’alliance entre les forces extractives et une classe ouvrière désœuvrée, il faut recréer un tissu productif qui embrasse les travailleurs de la connaissance, avec les travailleurs de tous bords. Concrètement par exemple, un projet d’alimentation bio pour tous les élèves de l’enseignement public d’une commune, cela signifie du travail pour les paysans, pour les coursiers, pour les cuistots,… tous unis dans un écosystème collaboratif.

Image d’en-tête : Matthew Perkins, Flickr