Intervention de Philippe Van Muylder au Colloque du groupe CDH au Parlement bruxellois.
Depuis Michel FOUCAULT, nous savons ce que valent les classifications.
Partons cependant, si vous le voulez bien, de celle que propose Michel BAUWENS dans son récent ouvrage : Sauver le monde. Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer (Ed. LLL, 2015).
Bauwens, on le voit, structure l’économie collaborative en quatre quadrants, construits sur deux axes.
Le premier axe, vertical, vise le contrôle centralisé (ou son absence). Exemple-type de centralisation : Facebook (nous ne savons ni où se trouvent les ordinateurs de FB, ni ce que deviennent les données personnelles que nous lui confions).
Le second axe, horizontal, oppose orientation-profit et orientation-utilité sociale.
C’est sur cette base que Bauwens distingue quatre types de démarches économiques participatives.
Par capitalisme ‘netarchique’, il vise des plates-formes participatives dirigées par un ‘maître de réseau’ (comme Facebook ou Google). Ces entreprises sont évidemment complexes, ce sont des médailles à 2 faces : ainsi, FB est à la fois une grosse entreprise, accumulant des profits sur le dos de ses utilisateurs (qui créent toute la valeur) & une structure autorisant des relations entre pairs à un degré élevé, permettant aux gens de communiquer entre eux et de collaborer. À noter : on se trouve ici, bel et bien, face à une démarche de rentiers (toutes ces entreprises font du profit sur des valeurs créées par d’autres).
Par capitalisme distributif, Bauwens vise ce qu’il appelle des ‘places de marché’ peer to peer, comme Uber (on parle aujourd’hui de mille chauffeurs à Bruxelles), Airbnb (qui louerait actuellement quatre mille chambres dans notre Région), e Bay mais aussi ce qu’il est convenu d’appeler le social lending (soit des opérations de prêt entre particuliers, qui décident de ‘by-passer’ le secteur bancaire).
Dans ces deux premiers quadrants, la logique qui prévaut est bien sûr une logique de profit, avec ses ingrédients traditionnels : concurrence déloyale, évitement de l’impôt, évitement des cotisations sociales.
Le troisième quadrant est dénommé résilience locale par Michel Bauwens.
On entre, ici, de plain-pied dans le social profit. Exemple-type : le covoiturage entre collègues de travail, au sein d’une entreprise ou d’un quartier d’entreprises.
Reste, enfin, un quatrième et dernier quadrant : les communs au niveau mondial. Exemple-type : Wikipédia.
Essayons maintenant de bien sérier les problèmes, à partir de cette taxonomie.
Au regard de la question « l’économie collaborative induit-elle une évolution positive ou une régression sur le plan du travail ? », l’économie de partage au sens restreint (le covoiturage entre collègues, le partage d’une buanderie dans un immeuble, l’échange momentané d’une tondeuse contre un grille-pain, un petit travail de peinture contre une heure de soutien scolaire), n’appelle évidemment pas les mêmes réponses que Uber, Airbnb, Facebook, Google ou même Wikipédia.
Toutefois, quel que soit le quadrant visé, un premier problème, transversal, apparaît :
l’économie collaborative dessine une société aux carrières professionnelles extrêmement flexibles, où se succèderont dans le temps des périodes de travail salarié, des périodes de chômage (durant lesquelles pourront plus facilement être menés des projets collaboratifs), ou encore des périodes d’ entrepreneuriat social. On voit mal comment cette énorme flexibilité pourrait se passer de la mise en place d’un revenu de base garanti (en d’autres termes, d’une allocation universelle). Chacun en connaît le principe : en lieu et place des prestations sociales (ou de certaines d’entre elles), l’Etat verse un revenu fixe et inconditionnel à chaque citoyen. Je dis « premier problème » parce que, comme Mateo ALALUF, je suis d’avis que l’allocation universelle est une véritable machine de guerre contre l’Etat social, une vraie fabrique de précarité…
Par ailleurs, nous savons tous que la plupart des pratiques d’économie collaborative ont recours aux nouvelles potentialités du numérique. Cela fait clairement partie de leur ADN.
Or, ce qu’on appelle Révolution numérique a des conséquences multiples sur nos sociétés. Ces conséquences sont (notamment) de deux ordres :
- elles concernent nos libertés fondamentales, notamment notre droit à la vie privée :
nous savons que sommes désormais tous ‘pistés’, ‘géo-localisés’ en permanence, en manière telle que, dans moins de 10 ans, chaque téléspectateur captera non plus des programmes de télévision ‘standard’, mais des chaînes personnalisées, intégrant ses goûts et ses habitudes de consommation, ce qui ne va pas sans poser de questions éthiques…
- mais la révolution numérique pose aussi de nombreuses questions sociales, car elle affecte également le travail[1]:
-elle crée une société de la performance (alors que le contrat de travail ‘classique’ ne crée pas, dans le chef du travailleur, une obligation de résultat mais une simple obligation de moyen). Relevons simplement, à cet égard, l’étude récente de chercheurs britanniques qui ont calculé qu’avec le smartphone, le travailleur moyen preste chaque année quelque 460 heures supplémentaires non rémunérées ! ;
- elle nous oblige à repenser les modes de financement de la sécurité sociale ;
- elle rend illusoires les espoirs d’une résorption du chômage fondée exclusivement sur une reprise de la croissance ;
- et, surtout, elle raréfie le travail.
Après Bill GATES (« Au cours des 20 années à venir, le software reprendra à son compte la moitié des emplois »), le World Economic Forum (WEF), organisateur du forum de Davos, indique que la quatrième révolution industrielle entraînera la perte de cinq millions
d’emplois en cinq ans : dans tous les pays occidentaux, qu’on le veuille ou non, on produit désormais plus avec (beaucoup) moins de travail. Ainsi, entre 1820 et1960, la productivité a été multipliée par deux ; entre 1960 et…2012, elle a été multipliée par cinq ! En comparaison, la révolution industrielle du 19ème siècle ou l’invention du travail à la chaîne du début du 20ème siècle ont généré des gains de productivité presque ridicules…
C’est, bien sûr, ce qui valide les discours sur la nécessité de penser à nouveau une réduction collective du temps de travail ![2] Vous savez qu’en cette matière mon organisation et votre parti divergent…
Dans les pays occidentaux, l’Etat social avait en quelque sorte « coupé nos vies en deux », séparant nos vies professionnelles et nos vies privées. En améliorant les conditions matérielles de la vie professionnelle (en termes de salaires, de protection sociale, de diminution du temps de travail, …), il nous avait permis de retrouver une forme de « sérénité » dans notre vie privée.
Aujourd’hui, bien des experts le signalent, la révolution numérique est en passe de cicatriser cette coupure : nous sommes désormais joignables et pistés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et ce sont des algorithmes qui nous envoient nos injonctions majeures !…
Voilà pour l’analyse. Mais, quoi qu’il en soit, l’économie collaborative est en marche.
Et ce train-là ne sera pas arrêtable. Elle présente une série de différences essentielles avec l’économie marchande traditionnelle, notamment le fait que la production entre pairs vise la production de valeur d’usage ; en outre, elle ne se donne pas pour objectif de créer des besoins fictifs, dans le simple but d’écouler une production (tout le contraire de ce qui se passe, par exemple, dans le secteur pharmaceutique, dont chacun sait qu’il « invente », en quelque sorte, régulièrement une série de nouvelles ‘maladies mentales’[3] à traiter…chimiquement, bien entendu). On est bien loin, aussi, dans l’économie collaborative, d’autres travers de l’économie marchande, dont le scandale de l’obsolescence programmée, à propos duquel tous nos Etats adoptent un silence consternant et complice… Bref, de manière générale, ce qu’indique l’économie du partage, c’est qu’« entre l’Etat et le marché, ce n’est pas le vide ! ».
En revanche, convenons que le marché ‘classique’, que concurrence l’économie collaborative, est bien davantage régulé que celle-ci ! La question du jour devient donc, selon moi : ‘à quelles conditions l’économie collaborative, certes alternative, mais si fortement liée à la révolution numérique, pourra-t-elle être porteuse de progrès social pour les travailleurs (et pour l’ensemble de la société), au lieu de se traduire par davantage de précarité, de flexibilité et par une moindre protection sociale ?’ ‘Comment réguler une économie sans frontières ?’ C’est, pour demain, un des défis majeurs des responsables publics mais aussi des organisations syndicales, nationales et européenne…
Philippe Van Muylder, secrétaire général de la FGBT (Fédération Générale du Travail de Belgique)
Notes
[1] La production de biens mais aussi la production de services.
[2] Antoine RIBOUD, grand patron français, fondateur de DANONE : « Il faut passer à quatre jours, 32 heures, sans étape intermédiaire. C’est le seul moyen d’obliger les entreprises à créer des emplois » (septembre 1993).
Michel ROCARD :
« On ne sortira du chômage massif que par la réduction, elle aussi massive, de la durée du travail » (1996), ajoutant :
« Nous avons oublié d’être radicaux dans nos manières de penser ».
[3] Timidité, peur de rougir, deuil anormal, énervement au volant (trouble explosif intermittent), infidélité conjugale,… !