Posts étiqutés "Peer-to-peer"

Manifeste pour une véritable économie collaborative

Vers une société des communs

Michel Bauwens, Vasilis Kostakis

Editions Charles Leopold Mayer, 14 avril 2017

Partage de fichiers, distribution de musique, installation de logiciels,
la technologie du peer-to-peer (P2P) permet différents types de coopération via un échange direct de données entre ordinateurs, sans passer par des serveurs centralisés. Mais ce genre d’utilisation a au fond une portée limitée, et si l’on adopte un point de vue plus large, le P2P peut être considéré comme un nouveau modèle de relations humaines.

Dans cet ouvrage, Michel Bauwens et Vasilis Kostakis décrivent et expliquent l’émergence d’une dynamique du P2P fondée sur la protection et le développement des communs, et la replacent dans le cadre de l’évolution des différents modes de production. Cette nouvelle modalité de création et de distribution de la valeur, qui favorise les relations horizontales, crée les conditions pour une transition vers une nouvelle économie, respectueuse de la nature et des personnes, une véritable économie collaborative.

Biographie des auteurs

Michel Bauwens a fondé et dirige la P2P Foundation. Il a publié Sauver le monde, vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer (Les Liens qui libèrent, 2015).

Vasilis Kostakis est chercheur en économie politique et technologie.

Du peer-to-peer au salaire à vie : rencontre entre Bernard Friot et Michel Bauwens

Entre Peer to peer et salaire à vie, quelles convergences possibles pour un nouveau paradigme économique?

De la réappropriation de nos communs comme la caisse de sécurité sociale à l’autogestion de caisses de salaires et d’investissement par territoire en passant par la redéfinition du travail au sein des collectifs de production et l’absence de propriété lucrative qu’elle soit intellectuelle ou matérielle, des ponts existent entre ces 2 mondes que sont le peer to peer et le salaire à vie, et qui s’adressent souvent à des classes sociales différentes.

Quand deux écosystèmes révolutionnaires émanant de paradigmes de l’utopie concrète se rencontrent : quel champs des possibles ? La révolution numérique et les mutations qu’elle engendre notamment en terme de modèle de production et nouveau travailleur, est-elle compatible avec le salaire à vie ?

Ce sont toutes ces questions qui ont été abordées lors de cette rencontre entre ces 2 grands théoriciens. La rencontre (visible dans la vidéo ci-dessus) a permis de souligner les convergences possibles entre les deux modèles au cours d’un échange chaleureux.

Cette séquence libre et ouverte s’est appuyée plus particulièrement sur deux de leurs ouvrages respectifs : « Emanciper le travail » et « Sauver le monde – Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer« .

Informations pratiques :

Lundi 26 septembre de 19:30 à 22:00
Le Lieu-Dit
6 Rue Sorbier, 75020 Paris
Entrée libre, consommations sur place
Evénement Facebook

Pire to pire : le fantasme de la perfection sociale

Décentralisation, distribution, peer-to-peer, blockchain : on assiste à un déferlement de termes censé ouvrir un nouvel horizon de libertés individuelles et collectives. Pourtant, quelque chose cloche dans les discours et un frisson me parcourt souvent l’échine à l’écoute de certaines vidéos ou à la lecture de certains articles…

Car cette liberté retrouvée semble à tout prix devoir être mise au service d’un but « noble » qui serait une espèce d’efficacité sociale, et d’une rationalisation de nos comportements. Il semble acquis que si « nous » communiquons mieux, et sans intermédiaires pour nous en empêcher, « nous » arriverons plus rapidement au but. Mais lequel ? Et qui est ce « nous » ? Tout se passe comme si, effrayés par l’autonomie à laquelle ils sont peut-être en train d’accéder, les chantres de la décentralisation inventent en même temps la méta-organisation qui remplacera la figure du père, à défaut de savoir s’en passer.

Le passage d’un système fondé sur la confiance en l’humain vers un système fondé sur la preuve (où la confiance est déléguée à la technologie) semble ainsi pouvoir panser toutes les plaies, éviter toutes les trahisons, désillusions, imperfections… et l’on imagine que ce système parfait, à la fois incorruptible et incontrôlable, rendra nos vies meilleures et nous mettra à l’abri des tricheurs, des abuseurs et des voleurs.

En pensant la gouvernance comme un simple moyen horizontal permettant de se coordonner sans être contrôlé par personne, les défenseurs de ces nouvelles technologies en oublient parfois l’étymologie même du terme : celui qui gouverne, c’est celui qui indique la direction, qui donne un sens, qui guide. Ils défendent donc avec ardeur un système qui va aider à coordonner les mouvements des rameurs de la galère, sans considérer que si le projet social de la-dite embarcation diffère de ce qu’ils ont imaginé, ils sont en train de fabriquer eux-mêmes l’instrument de leur propre aliénation : une boussole autogène !

On en arrive à des propositions dites « démocratiques » entièrement basées sur la machine, où l’évaluation du nombre et de la qualité des contributions individuelles deviendrait une monnaie d’échange universelle et infalsifiable. On imagine même que les individus pourraient participer aux prises de décisions de façon proportionnelle à leurs contributions. Le bon vieux système de bons points remis au goût du jour ! Tant pis pour ceux qui ne souhaitent ou ne peuvent pas contribuer ? Tant pis si nous devenons esclaves de notre propre auto-évaluation ? La vie deviendrait un grand jeu vidéo où je chercherais à accumuler plus d’étoiles sur mon profil que le voisin pour gagner des points de gouvernance ou de rétribution ?

En voulant s’affranchir de la tyrannie humaine, en la considérant comme incarnée par certains individus seulement – et en se considérant implicitement comme plus « vertueux » qu’eux, on est en train de la remplacer par une tyrannie invisible, impossible à identifier, impossible à dénoncer, parce qu’on a oublié que dans l’expression « tiers de confiance« , les deux termes ont leur importance. « Faire tiers », c’est assurer à chaque individu qu’il sera écouté, entendu, que le lien sera humanisé. C’est à ça qu’est censé servir le tiers, l’autre, celui qui n’est ni toi ni moi, et qui nous garantit de retrouver le chemin du dialogue le jour où nous l’aurons perdu.

A force de considérer les silos comme des prisons et les humains comme trop imparfaits pour être dignes de confiance, on en oublie les principes de base de la vie elle-même :

  • toute limite n’est pas nécessairement une tyrannie : un être vivant est constitué d’une membrane poreuse active qui délimite son intérieur et son extérieur ;
  • toute dépense d’énergie n’est pas forcément « rationalisée » : un être vivant dépense une énergie phénoménale juste pour préserver sa dérisoire homéostasie ;
  • c’est l’imperfection qui crée le nouveau : les « erreurs » de duplication du génome et l’épigénétique rendent la nature unique, imprévisible et résiliente ;
  • l’interdépendance des écosystèmes est locale et non pas globale, c’est cette diversité cloisonnée qui permet de préserver l’ensemble en cas d’effondrement d’une partie ;
  • etc…

On a remplacé les palabres et la poignée de main par la monnaie, et le capitalisme est né, jusqu’à son dernier avatar informatisé, sans émotion ni empathie, qui régit les vies de milliards d’humains via des micro-transactions dé-corrélées des réalités. Remplaçons la monnaie par la blockchain, et nos pires cauchemars ne sont rien à côté de ce qui risque d’émerger. La gouvernance, si elle n’est pas humaine, prend le risque d’un réductionnisme mortifère et le chemin d’un égalitarisme totalitaire qui n’aura rien à envier aux dictatures que le monde a connues jusqu’ici.

Il me semble donc que les communs et le pair-à-pair ne pourront se développer harmonieusement qu’à la seule condition que les individus intègrent profondément que «pair», contrairement à son homonyme informatique, n’est pas synonyme de ce qui est «identique à moi» mais parle de connexion et d’amour d’une radicale altérité.

Ce que la blockchain, qui n’est qu’un outil, ne nous dit pas, c’est comment nous allons réussir à faire société et quelle société nous voulons. Cette perspective passe peut-être par trouver ce que nous avons en commun, ce qui ne signifie pas effacer nos singularités et nos défauts via une hypothétique technologie de la transaction. Il ne s’agit pas non plus de fantasmer un monde sans limites régi par une sémantique universelle, mythique Tour de Babel moderne.

Il s’agirait plutôt d’apprendre à travailler et à gouverner ensemble avec nos imperfections et nos limites, dans le but de créer quelque chose en commun au cœur de la relation. C’est probablement très difficile à réaliser (sans doute le travail de toute une vie !), inefficace et bancal, mais peut-être aussi tellement plus gratifiant et créateur de sens qu’une chaîne de chiffres infalsifiable…

 

Illustration : Le Canard digérateur créé par Jacques de Vaucanson

Elinor Ostrom, les communs et l’anti-capitalisme

En 2009, l’économiste politique américaine Elinor Ostrom devint la première femme à recevoir le Prix Nobel d’Economie. Au sens strict, elle n’était pas plus économiste que le prix était un Nobel puisqu’il s’agissait du Prix de la Banque de Suède. Née « pauvre », selon ses propres termes, en Californie, durant l’été 1933, elle a publié « Governing the Commons » [Gouverner les communs, NdT] en 1990 et est décédée d’un cancer en 2012. J’ai eu la chance de la rencontrer en personne et de pouvoir passer ces deux dernières années à faire un travail de recherche détaillé sur ses travaux. Je suis anti-capitaliste, et bien qu’elle n’aurait sans doute pas accepté cette appellation, je soutiendrai ici que ceux qui veulent créer une économie démocratique et écologique qui dépasse le marché et l’état, trouveront une énorme inspiration dans son travail.

L’objectif principal d’Ostrom était d’examiner comment les ressources communes pouvaient être gérées. Elle a expliqué que les ressources communes incluaient les lacs et la pêche parce qu’ils ne pouvaient pas être facilement divisés en propriétés privées, et  qu’ils devaient donc être gérés par une forme de convention collective. Son travail et celui de son mari Vincent Ostrom, a commencé par l’étude des nappes phréatiques autour de Los Angeles. Immortalisé dans le film de Roman Polanski « China Town », différents utilisateurs étaient sur le point de prélever trop d’eau dans le système. Si une quantité trop importante d’eau avait été prélevée, la nappe phréatique aurait tellement baissé que de l’eau salée aurait été aspirée, détruisant le système. Les Ostrom ont constaté que les utilisateurs de l’eau ont formé des associations et que, en dépit de la difficulté du défi, ils ont trouvé des moyens de co-exploitation pour préserver le système.

A la fois à l’écoute de Garret Hardin, qui avait proclamé la Tragédie des Communs et fait valoir que si les Communs n’étaient pas protégés par des enclosures ils s’éroderaient,  Elinor était également ennuyée par son point de vue qui consistait à affirmer que la population devait être réduite par des mesures agressives, ce qui l’a inspirée pour renouveler son précédent travail sur la mise en commun des ressources :

Elinor Ostrom : Hardin a fait un discours sur le campus [de l’Indiana University à Bloomington], auquel je me suis rendue, et il a évoqué les choses de manière générale – mais à ce moment, le fait est qu’il était vraiment inquiet à propos de la population. Il a suggéré que tous les hommes et toutes les femmes devraient être stérilisés après avoir eu un enfant. Il était très sérieux en disant cela.

Margaret Levi : c’était réellement Garret Hardin ?

Elinor Ostrom : oui – et pas Russel [Hardin]. Garret Hardin. Je fus quelque peu surprise : « Ma théorie prouve que nous devrions faire cela », et les gens ont demandé : « Ne pensez-vous pas que c’est un peu violent ? » « Non ! C’est ce que nous devrions faire, sinon nous sommes fichus. » Bon, dans mon esprit, il est donc devenu totalitaire. J’avais ainsi vu un vrai cas où sa théorie ne fonctionnait pas.

Aussi bien Elinor que son mari Vincent s’auto-intitulaient « institutionalistes » parce qu’ils s’intéressaient à comment les institutions fonctionnent, et les étudiaient du point de vue de l’économie politique. Ils se sentaient concernés par deux problèmes essentiels : comment les ressources pouvaient être gérées d’une manière écologiquement durable, et comment un système autonome pouvait être encouragé. Vincent, qui est mort quelques jours seulement après Elinor, également du cancer, était un penseur à part entière fascinant, et a publié de nombreux livres.

Il y a, je pense, deux approches communes de la relation d’Elinor avec la gauche, la pensée radicale et l’anti-capitalisme. La première consiste à penser qu’elle a puisé dans l’économie libérale, en commençant par Adam Smith, était hostile à l’État et était essentiellement hayékienne, et en tant que telle, qu’elle n’a rien à voir avec le socialisme. L’approche opposée est de proclamer les communs comme l’alternative au capitalisme, de noter qu’elle a remporté un prix Nobel pour avoir théorisé sur les communs et, à cet égard, qu’elle était à gauche. Je pense que les deux approches ont tendance à trop simplifier son approche nuancée et inhabituelle : bien que sceptique sur le fait que l’Etat pourrait agir comme un chevalier blanc pour faire face à l’inégalité et à l’oppression, elle n’était cependant pas libertaire. En tant que théoricienne des communs, elle n’était pas une fondamentaliste des communs, comme elle ne les voyait pas comme une panacée pour tous les maux sociaux et écologiques.

Aussi, Ostrom ne s’est jamais identifiée à la gauche traditionnelle. Lorsqu’on lui a demandé si elle  contestait ceux qui accusaient ses théories d’être « implicitement socialiste », elle a répondu : « Oui. Je ne pense pas qu’ils soutiennent que le socialisme est une théorie « top-down ». Beaucoup de gouvernements socialistes sont très « top-down » et je pense que ma théorie affirme que tout gouvernement « top-down », que ce soit à droite ou à gauche, n’est probablement pas en mesure de résoudre la plupart des problèmes de durabilité des ressources dans le monde ». Cependant, elle n’était pas non plus conservatrice comme son amie Amartya Sen, mais était plutôt partisane d’une plus grande égalité sociale, en déclarant carrément à un journal allemand que d’être «né riche est toujours mauvais ».

Les Ostrom étaient certainement au courant de la critique de la planification centrale de Friedrich Hayek, mais ils étaient d’accord pour rejeter l’idée que les marchés étaient spontanément efficients. Ils croyaient que tous les niveaux de la société pouvaient tirer bénéfice d’une conception institutionnelle intelligente et expérimentale. Difficile à classer, avec leur propre approche unique, les Ostrom peuvent sembler déconcertants. Ni anarchistes, ni chantres du marché libre, ni partisans du contrôle « top-down », ils étaient au mieux très inhabituels et, au pire, tout à fait déroutants.

Je crois qu’Elinor Ostrom a fourni une ressource énorme pour tous ceux d’entre nous qui souhaitent voir ce que nous pouvons apprendre d’elle à propos d’une alternative au néo-libéralisme. Sa propre pratique académique était radicale : elle a cherché une économie au-delà du marché et de l’Etat, a préconisé une forme pratique de l’écologie politique, a examiné comment les communs pourraient fonctionner pour la communauté, et a également montré l’importance d’une conception institutionnelle prudente dans le changement social. Elle a également contesté le modèle de « l’homme et la femme économiques rationnels » et se faisait l’avocat des femmes, des minorités, des populations autochtones et des paysans.

Sa pratique académique était radicalement égalitaire et, à cet égard, donne une leçon pratique à toute la gauche. Sa recherche intégrait le respect des autres : elle demandait aux gens comment ils conservaient les communs et renforçait la base de connaissances. La quasi-totalité de son travail était collaboratif. Quand elle a téléphoné à son mari et lui a dit qu’elle avait gagné le prix Nobel, elle a dit : « Chéri, nous avons gagné un prix ». Une grande partie de leur travail est donc attribuable à un « nous » et non à un « je », et ils ont mis en place un atelier innovant qui, encore à ce jour, pratique une approche communautaire du travail scolaire. Elle a demandé aux participants de l’atelier de critiquer son projet de discours pour le Nobel, mis en place une bibliothèque de documents sur les communs en libre accès et libre usage, et était peer-to-peer avant même que l’expression ait été inventée.

Le titre de sa conférence pour le Nobel était « Au-delà des marchés et des États ». Même si elle n’a rejeté ni le marché ni l’État, elle a vu au-delà en reconnaissant qu’il y avait d’autres façons de gouverner l’activité économique humaine. Même à gauche, l’économie au-delà du marché et de l’état semble impossible. La gauche estime qu’il est difficile d’imaginer des alternatives au marché, et le consensus néo-libéral estime que le marché est la réponse à tous nos maux. Depuis le démantèlement du NHS jusqu’aux nouveaux traités commerciaux qui balayent les obstacles au bénéfice des sociétés, les valeurs de marché sont considérées comme une panacée. La recherche prudente et détaillée de Ostrom dans l’économie de non-marché est essentielle dans ce qu’elle suggère qu’il y a une vie au-delà de la panacée supposée du marché.

En particulier, elle a étudié les communs pour montrer que la propriété collective communale était possible dans de nombreuses circonstances. Utilisant un grand éventail de techniques pour étudier la gestion des ressources communes, elle a surtout étudié avec succès les communs avec une technique d’étude de cas historiquement fondée, et la constitution d’une liste de huit caractéristiques de conception des communs durables. Sa liste de huit caractéristiques n’a pas vocation à être normative, mais elle constitue une leçon pour la gauche anti-capitaliste. Créer des alternatives qui fonctionnent bien exige une étude minutieuse des alternatives réussies et de celles qui ont échoué pour concevoir des institutions qui peuvent potentiellement fonctionner. Espérer créer des solutions de rechange est un vain espoir sans recherche rigoureuse.

En tant qu’institutionnaliste, elle a considéré les structures démocratiques et économiques en fonction d’un ensemble de règles. Pour elle, la liberté humaine implique des gens plus conscients des règles qui existent et de leur permettre de comprendre que de nouvelles règles sont possibles. Cela semble une bonne base pour une politique pragmatique de libération. Il est clair aussi que le travail de refonte des règles institutionnelles du néo-libéralime vise à « marketiser » la société de plus en plus. Les alternatives au néolibéralisme, plutôt que d’être purement défensives, peuvent chercher à modifier les règles sociales pour créer une économie démocratique et diversifiée.

Ses recherches ont également porté sur la motivation humaine et la subjectivité. L’idée mise en avant par les économistes selon laquelle nous serions tous des égoïstes rationnels a été contestée par sa recherche minutieuse. Elle a montré que si les gens pouvaient se montrer intéressés et court-termistes, il était possible de promouvoir un comportement humain plus coopératif. Par-dessus tout, elle était très critique vis-à-vis d’une économie qui a simplifié et faussé la vie sociale humaine. Elle et Vincent ont fait valoir que la langue, la culture et l’écologie, devaient être pris en compte lors de l’élaboration d’institutions qui fonctionnent. En effet, il a noté, en rejetant une foi fondamentaliste dans l’économie dominante, que « des doctrines absurdes peuvent répondre aux normes de rigueur logique et à la preuve mathématique, mais donner des conséquences désastreuses quand elles sont utilisées pour agir. Les actions humaines doivent s’inspirer de principes généraux qui peuvent être appliqués à certains moments et lieux selon des exigences qui varient en fonction des circonstances écologiques et culturelles ».

Elinor Ostrom était une écologiste politique très pragmatique qui a fait valoir que nous devrions respecter les sept prochaines générations et défier le consumérisme, en notant : «Nous devons amener les gens loin de l’idée qu’il faut posséder une voiture de luxe et une immense maison… Certaines de nos mentalités à propos de ce que signifie avoir une bonne vie, ne vont pas, je pense, nous aider dans les 50 prochaines années. Nous devons réfléchir à la façon de choisir une vie utile où nous nous aidons les uns les autres d’une manière qui aide vraiment la Terre ». Dans le même temps, elle s’intéressait aux détails qui pourraient faire fonctionner une société plus verte, plutôt que d’émettre simplement des slogans généraux. Les Ostrom et leurs collègues ont montré que les alternatives à une société dominée par quelques individus étaient possibles. Pour ceux d’entre nous qui veulent créer une société démocratique qui va au-delà du profit à court terme, je dirais que leurs idées sont essentielles.

Je me suis profondément nourri de ses idées. Déclarer simplement qu’elle était un défenseur des communs et appliquer bien ou mal ses éléments structurels à des situations différentes est insuffisant, il est utile de lire son travail et de réfléchir. Gouverner les communs est essentiel, bien sûr, mais elle a laissé des centaines de documents, la plupart d’entre eux disponibles gratuitement sur la toile (http://dlc.dlib.indiana.edu/dlc). En tant que penseur sérieux se concentrant sur les questions les plus importantes, son travail est nécessaire si nous voulons développer des systèmes économiques qui respectent l’humanité, soutenir l’écologie et travailler démocratiquement. J’aimerais lui donner le dernier mot. En 1997, elle a résumé son approche qui contraste avec l’avidité affairiste et court-termiste habituelle, et je pense qu’elle est assez claire :

« Notre problème c’est comment élaborer des règles à plusieurs niveaux qui permettent aux humains de s’adapter, d’apprendre et de changer au fil du temps afin que nous maintenions les ressources naturelles de grande valeur dont nous avons hérité pour que nous puissions être en mesure de les transmettre. Je suis profondément reconnaissante aux peuples autochtones des États-Unis qui ont eu l’image des sept générations comme étant le temps opportun pour réfléchir à l’avenir. Je pense que nous devrions tous réintégrer dans notre esprit cette règle des sept générations. Lorsque nous prenons des décisions vraiment importantes, nous devrions nous demander non seulement ce que cela fera pour nous aujourd’hui, mais aussi ce que cela fera pour nos enfants, les enfants de nos enfants, et les enfants de leurs enfants dans l’avenir. »

Article initialement publié en anglais dans STIR magazine n°04, Hiver 2014 par Derek Wall sous licence Creative Commons BY-NC-SA 3.0

Derek Wall est le Coordinateur International du Green Party [Parti Vert] d’Angleterre et du Pays de Galles. Son dernier livre est The Commons in History [Les communs dans l’histoire, NdT] (MIT 2014) et il vient également de publier The Sustainable Economics of Elinor Ostrom: Commons, Contestation and Craft [L’économie durable de Elinor Ostrom : Communs, Contestation et Artisanat, NdT]. Il enseigne l’économie politique au Goldsmiths College, Université de Londres. Ecosocialiste engagé, il écrit aussi pour le Morning Star.

Traduction : Maïa Dereva

 

Blockchain : du rêve technocratique à l’outil émancipateur ?

Le 18 avril dernier, un article était publié dans Le Monde sous le titre Michel Bauwens : « Un rêve technocratique totalitaire ». Dans cet interview de la journaliste Jade Grandin de l’Eprevier, Michel Bauwens exprimait son point de vue à propos de la blockchain. Il a souhaité revenir sur cet article dans nos colonnes.

 

Pourquoi revenir sur cet article du Monde ?

Cet article ne présente qu’une petite partie de mon propos. Durant l’interview, j’ai voulu exposer deux aspects différents de la blockchain, mais la journaliste n’en a retenu qu’un seul, celui qui était le plus “à charge”. Je souhaite donc préciser un peu mieux ma pensée et revenir sur ce qui a été transcrit.

 

Tu démens donc tes propos critiques à propos de la blockchain ?

Non pas du tout. Selon moi, il y a bien des principes politiques très marqués qui sous-tendent cette technologie, qui peuvent être dangereux et dont il faut a minima avoir connaissance pour utiliser la blockchain en conscience.

A cause de sa proximité avec le design anarcho-capitaliste et austro-économiste de Bitcoin, la blockhain participe d’une idéologie qui ne reconnaît pas le collectif, se méfie de la gouvernance démocratique, et veut créer des systèmes entièrement tournés vers des individus qui établissent entre eux des contrats automatisés par des algorithmes.

Les principes qui sous-tendent le Bitcoin visent à créer un marché universel sans intermédiaire où toute personne est considérée comme un propriétaire souverain. et la blockchain a nécessairement hérité de ces principes.

 

La blockchain est pourtant censée développer la notion de confiance ?

Oui, mais il existe différentes visions de ce qu’est la confiance et à quel niveau elle doit s’appliquer. Dans une vision “trustfull”, le but est d’augmenter la confiance dans les personnes en créant une échelle de mise en confiance entre ces personnes. On retrouve cette vision dans des projets comme le Web of Trust ou les sites de couchsurfing où ce sont les individus eux-mêmes qui garantissent le degré de confiance en l’autre.

Mais avec la blockchain, on est dans une vision “trustlessness” où, puisqu’on ne peut pas faire confiance à l’humain, on déporte cette confiance dans la technologie. L’idée sous-jacente est que les individus sont séparés, et qu’ils font société en créant des contrats basés sur la confiance en un algorithme plutôt que dans l’humain.

Mon propos était donc simplement d’attirer l’attention sur ces valeurs sous-jacentes. Mais ce n’est pas parce qu’une technologie a un design basé sur des valeurs critiquables qu’elle ne peut pas être changée.

 

Selon quel principe affirmes-tu que cette technologie est susceptible d’évoluer ?

Comme je l’ai souligné dans le précédent article, aucune technologie n’est neutre, et la blockchain n’échappe pas à ce constat. Elle est un terrain de lutte entre ceux qui financent, développent, et utilisent cette technologie et qui lui donnent un visage différent en fonction des enjeux et des valeurs véhiculées. La technologie se construit sous forme de couches successives.

Par exemple, internet a d’abord été inventé par les militaires qui voulaient créer une technologie capable de résister à la destruction de la chaîne de hiérarchie grâce au design peer-to-peer. Puis les scientifiques et les activistes se sont emparés de cette technologie pour communiquer entre eux. En 1993, la technologie est sortie des sphères élitistes pour se démocratiser grâce aux navigateurs. Et enfin le commerce s’est aperçu du potentiel de cette technologie et l’a rendue beaucoup moins pair-à-pair pour en tirer des profits.

La blockchain est peut-être, à cette échelle, la deuxième couche après internet qui va permettre de faire baisser le coût d’auto-organisation des humains. Mais elle peut également s’organiser elle-même sous forme de couches.

 

Une technologie initialement basée sur des valeurs contestables n’est-elle pas mécaniquement vouée à rester imprégnée de ces valeurs ?

Je ne crois pas non. Je suis quelqu’un de pragmatique : si l’on attend LA technologie “pure”, ça me paraît difficile d’avancer. Je suis d’ailleurs assez sceptique par rapport aux stratégies des hackers qui cherchent à créer du “pair-à-pair pur”.

Toutes les technologies se construisent par une accumulation de couches de valeurs qui se superposent en même temps que les développements et les usages. Prenez l’exemple du Copyleft : c’est une véritable subversion du Copyright issue d’une attitude pragmatique visant à faire avancer une lutte sociale.

La blockchain pourrait donc devenir un des instrument de cette lutte si elle est appropriée par un système démocratique qui va chercher à renforcer les aspects émancipateurs qu’elle contient au même titre que n’importe quelle technologie.

 

Concrètement, quelle forme pourrait prendre cette évolution de la blockchain ?

Une fois qu’on a bien conscience des catastrophes potentielles du “tout automatisé” et du “tout distribué”, on peut imaginer que la blockchain soit localement mise au service de buts émancipateurs pour des communautés. Plutôt que de penser la blockchain comme un instrument économique global coupé de toute éthique et autonome par rapport à la société, on peut l’intégrer comme outil permettant de faciliter certains aspects de production et d’organisation dans des groupements d’humains dotés d’une gouvernance, de règles, etc,… comme les coopératives par exemple.

De mon point de vue, le plus grand potentiel de la blockchain réside dans la création de chaînes logistiques participatives et ouvertes. On peut ainsi imaginer une économie circulaire et ouverte où les transactions seraient simplement vérifiées par la blockchain.

Dans ce contexte, je me réfère par exemple aux travaux de Primavera De Filippi qui étudie ces technologies décentralisées émergentes pour imaginer les nouveaux modèles de gouvernance qui pourraient en découler.

 

A quel horizon pourrait se potentialiser cet aspect émancipateur ?

Ne nous emballons pas. Quand on s’intéresse de près à la blockchain et à ses applications autre que Bitcoin, on constate rapidement qu’il y a très peu de prototypes réellement fonctionnels, et qu’il n’existe quasiment aucun prototype pratique utilisé par de vraies communautés humaines. Le seul prototype opérationnel dont j’ai entendu parler est Everledger, un système de certification éthique de diamants.

Quant aux projets de microgrids (micro-réseaux électriques intelligents) fondés sur la technologie blockchain comme celui de Brooklyn, ils confondent le principe communiste (dans son sens “noble”) de “chacun selon ses besoins” avec le business de personne à personne. S’il y a bien un P2P technologique, il n’y a pas d’aspect communautaire ou collectif, c’est à dire de pair-à-pair social tel que je l’ai défini.

Comme souvent, il me semble également qu’on surestime les effets à court terme de cette technologie émergente, et que l’on sous-estime ses effets à long terme.

Même si elle fait beaucoup parler d’elle, nous sommes probablement dans le début de l’upcycle économique de la blockchain qui ne fonctionnera véritablement que dans 10 ou 15 ans. Je m’attends néanmoins à voir les premiers prototypes fonctionnels en 2017…

Propos recueillis par Maïa Dereva.

#NuitDebout : la bibliothèque éphémère bascule dans le Peer-To-Peer

Il y avait la présence de CRS, bien sûr, mais aussi la pluie. « Nous avions prévu des bâches pour protéger des livres, mais la pluie, définitivement, c’est notre point faible », plaisante un membre du collectif SavoirsCom1. L’opération #BiblioDebout accompagnait le mouvement #NuitDebout, qui depuis quelque temps maintenant, occupe la Place de la République. Une protestation contre la loi Travail de Myriam El Khomri, qui entraîne une mobilisation partout en France.

[…]

« Nous avons un fonds de 400 ou 500 livres : pour les déplacer, il faut un véhicule, et pour les installer, nous avons besoin d’une structure. Nous allons plutôt opter pour un modèle Peer-to-Peer. » Du téléchargement de livres ? Du tout : « Le P2P, sur internet, c’est l’absence de plateforme qui centralise : les contenus sont stockés par les différents utilisateurs, qui les mettent en partage. Ainsi, nous allons inciter chacun à devenir le véhicule des livres. » (voir sur SavoirsCom1)

Lire l’article complet sur Actualitte.com…

Comment le peer-to-peer va changer le monde

Ma thèse est que l’Internet marque le début d’une troisième révolution de la productivité. Car qu’est-ce que la production entre pairs? Il s’agit d’un système où chaque individu contribue sur une base bénévole à un projet qu’il veut soutenir. Prenez Wikipédia. Personne n’écrit un texte pour Wikipédia sous la contrainte ou pour gagner de l’argent. On le fait de son plein gré et parce qu’on aime ça. Ce modèle est stimulé par la motivation intrinsèque.

Autrement dit: la production entre pairs est une production passionnée et reflète un glissement de la motivation extrinsèque vers la motivation intrinsèque. En effet, la production entre pairs n’a pas besoin d’incitations externes pour fonctionner. C’est un système hyper-productif, parce que chacun collabore à un projet par passion. C’est le rêve de toute entreprise capitaliste. C’est pour cela que les entreprises font de leur mieux pour utiliser autant que possible l’auto-motivation de leurs employés.

Lire la suite sur le site atlantico.fr

Sauver le monde

Michel Bauwens

Avec la collaboration de Jean Lievens

Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer

LES LIENS QUI LIBERENT EDITIONS (19 mars 2015)

sauver_le_monde-coverPour la plupart des gens, le peer-to-peer évoque des réseaux où les utilisateurs peuvent échanger des documents. Michel Bauwens présente ici une vision bien plus large de ce concept qui est amené à s’étendre à tous les aspects de la vie. En effet, pour la première fois dans l’histoire, le peer-to-peer permet aux gens du monde entier de créer des choses ensemble : une encyclopédie (Wikipédia), tout type d’objet (avec les imprimantes 3D) ou bien de financer des projets (avec le crowdfunding).
Le modèle émergent du pair à pair veut contourner la logique de fausse abondance matérielle et de rareté artificielle de l’immatériel. L’auteur perçoit dans l’enchevêtrement apparent de phénomènes nouveaux tels que l’économie collaborative, l’open source, le crowdsourcing, les Fablabs, les micro-usines, le mouvement des makers, l’agriculture urbaine etc. , un modèle qui nous mène vers une société post-capitaliste, où le marché doit se soumettre à la logique des communs. L’auteur dessine donc ici les énormes possibilités du nouveau système de pair à pair qui, loin de n’être qu’un nouveau mode de production, annonce en fait une révolution de la productivité qui va changer la société sur tous les plans…
Car c’est bien le germe d’un nouveau paradigme qui est en train de voir le jour au sein du capitalisme. Pour sauver le monde, une relocalisation de la production et un développement de la collaboration mondiale sur le plan des connaissances vont révolutionner notre façon de produire, de penser et de vivre ensemble.

Quel avenir pour l’économie collaborative et le peer-to-peer ?

C’est un titre qui peut paraître ambitieux voire exagéré : dans son nouvel ouvrage, Michel Bauwens propose ni plus ni moins que de « Sauver le monde ». De quoi faire « ricaner les sceptiques de tout genre », reconnaît dans la préface le philosophe Bernard Stiegler. Pourtant, les thèses avancées par Michel Bauwens, théoricien de l’économie collaborative, s’inscrivent dans un horizon sombre : au cours des vingt prochaines années, l’automatisation pourrait provoquer le déclin de la société fondée sur le salariat, et nombre d’emplois risquent de disparaître. D’après une étude publiée dans la revue Nature Climate Change, plus de la moitié des plantes terrestres courantes et environ un tiers des animaux diminueront de moitié d’ici à 2080 à cause du changement climatique si les émissions de gaz à effet de serre continuent à augmenter au rythme actuel.

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La P2P Foundation, une approche pluraliste de la complexité

Une pensée ancrée dans un contexte historique

Quand on se penche sur l’histoire de la pensée, on constate que jusqu’en 1789, toute rhétorique était nécessairement dominée par la pensée religieuse : on se justifiait ou l’on critiquait en se référant à cette connaissance dite transcendante qui était réputée émettre les règles.

1789 constitue un pivot à partir duquel la pensée est devenue explicitement politique : on se réunissait autour d’idéologies partagées par le biais de la politique, et on tentait de changer le monde via la réforme ou la révolution.

A compter de 1989, avec la mort du grand système idéologique en concurrence avec le néo-libéralisme, on a vu émerger un troisième type de fonctionnement structuré autour des communs et des réseaux. Dans cette configuration, il n’y a plus de structuration tout à fait claire entre « eux » et « nous » mais une topologie plus complexe dans laquelle tout le monde est lié avec tout le monde,  et dans laquelle les individus peuvent être eux-mêmes plus complexes, partagés et contradictoires.

C’est donc aujourd’hui le temps de la complexité : les idéologies sont moins clivées, on prend conscience que les individus sont eux-mêmes des entités complexes, parfois paradoxales. En s’organisant de façon plus « moléculaire », on est passé du « batch processing », où l’on choisit ses représentants en bloc toutes les x années, à des réseaux complexes où l’on participe à différentes communautés auxquelles l’on contribue avec nos différentes facettes. La politique existe toujours mais la configuration a évolué et les approches idéologiques sont court-circuitées au profit d’objets sociaux que l’on construit ensemble, autrement dit des communs, pour lesquels une passion partagée permet d’aller au-delà des querelles idéologiques.

Le post-modernisme et la déconstruction ont détruit l’idée qu’il y avait un sujet et un objet et que le premier pouvait « objectivement » appréhender le monde des objets. Désormais la pensée évolue dans des réseaux de significations et la « vérité » se co-construit. Et c’est dans ce contexte que le pair-à-pair, en tant que dynamique humaine intersubjective telle que définie par la P2P Foundation, apporte un point de vue constructiviste. Plus les lumières individuelles et leurs perspectives uniques peuvent se combiner, plus claire peut devenir la connaissance d’un « objet » ou d’un système.

Après la fragmentation post-moderne, les sociétés sont en train de reconstruire du commun. Les systèmes pair-à-pair permettent à chaque individu d’apporter ses contributions dans des communs différents et d’être reconnu par les communautés en fonction de ces contributions sur le mode « On est ce que l’on donne ». L’identité se construit donc autour de nos contributions, et elle est reconnue par le biais de communautés contributives.

Une approche pluraliste et respectueuse des différences

C’est dans ce contexte que la P2P Foundation a mis en place un travail d’observation et de catalogage dans le but d’apporter des éléments de compréhension de cette complexité qui se développe. Ce travail est fondé sur l’idée qu’en tant qu’individus, nous sommes limités, et que nous ne pouvons avoir qu’un point de vue partial et partiel. La documentation, aussi variée que possible, permet de se construire ses propres conclusions. Le wiki est donc pluraliste et n’impose pas de ligne éditoriale, à la différence de Wikipedia par exemple, dont la communauté entend garantir une certaine « neutralité » de ses contenus.

Sur le plan politique, la P2P Foundation est un espace ouvert où tous les gens qui s’estiment être « pour » le modèle pair-à-pair que nous développons peuvent échanger leurs points de vue. En ce sens, c’est une communauté « multi perspectives » dans laquelle il n’y a pas qu’un seul point de vue. Ainsi, le dialogue s’instaure entre et avec des forces différentes dans la recherche d’un alignement (et non pas dans l’énonciation d’une vérité).

L’objectif est la recherche du commun dans cette évolution vers une société peer-to-peer. Les moyens d’arriver à ce type de société sont variés, et la P2P Foundation est un mouvement qui défend la pluralité des points de vue dans une dynamique constructive. Dialoguer ne signifie pas nécessairement que nous sommes d’accord avec toutes les idées et tout le monde. Nous cherchons seulement à nous enrichir mutuellement par l’échange. Nous fixons simplement la limite de nos interactions aux discours explicitement « contre » le pair-à-pair en tant que logique relationnelle. Mais quoi qu’il arrive, nous ne condamnons jamais la totalité d’un discours et ne jugeons pas les personnes.

Un réseau complexe, décentralisé et ouvert

Evidemment, cette position pluraliste peut provoquer des ambiguïtés déstabilisantes. Pour se sentir appartenir à la P2P Foundation, il faut pouvoir supporter cette pluralité, voire des contradictions ou paradoxes entre certains points de vue. Mais pour nous, cette incompatibilité des points de vue n’est pas un problème du moment qu’ils peuvent tous être exprimés.

Sur de nombreux sujets, comme celui du revenu universel par exemple, il ne nous paraît pas possible d’être simplistes. Ces sujets sont abordés autant par la droite que par la gauche, et on doit pouvoir reconnaître la qualité d’une analyse sans pour autant cautionner les solutions proposées. Aussi nous critiqueront plutôt les façons de penser « mono-paradigmatiques »,  « monothéistes » ou clivantes (« Tu es avec moi ou contre moi« ) que les contenus des discours eux-mêmes. Dans cette optique, il faut parfois du temps, celui de la rencontre et de l’écoute, pour conclure finalement à une éventuelle non compatibilité de certains points de vue véritablement trop radicaux ou sectaires.

La P2P Foundation a une structure en réseau, décentralisée et auto-organisée, dont les frontières ne sont ni étanches ni clairement identifiables dans la mesure où chaque individu est lui-même une entité complexe reliée à un écosystème riche. En ce sens, elle ne peut se faire le porte-parole d’un point de vue unique. Ce qui relie les contributeurs du réseau, c’est le commun de connaissances que nous co-créons pour favoriser et accompagner l’émergence d’une société des communs pair-à-pair basée sur la durabilité, l’ouverture et la solidarité.

Propos recueillis par Maïa Dereva

De nouvelles entreprises pour mieux répartir la valeur des communs

Michel Bauwens est un théoricien du Pair à pair, auteur et conférencier sur des sujets technologiques et culturels innovants. Il nous donne son point de vue sur les modèles économiques ouverts et les façons de les favoriser.

Quels sont les exemples les plus marquants d’initiatives libres ?

Il y a deux secteurs sur lesquels on a des expériences significatives : le logiciel et l’open manufacturing avec Arduino.

Dans le cas du logiciel libre, Linux et Ubuntu sont de bons exemples qui posent bien les questions de l’économie de la contribution. Les trois quarts des individus qui travaillent sur le noyau de Linux sont salariés par ailleurs. Dans ces systèmes, on construit du commun avec des bénévoles, quelques salariés et la contribution d’entreprises. On constate que peu de contributeurs volontaires vivent de leurs seules contributions.

On retrouve la même situation dans l’écosystème Arduino avec une différence concernant les institutions du commun. En effet, dans le logiciel libre, il y a des institutions du commun : Ce sont des associations à but non lucratif qui protègent les infrastructures, la viabilité et les conditions de production et de diffusion du commun. Ce sont les fondations Linux, Wikimedia, Bitcoin par exemple. Dans l’open hardware, la dépendance aux entreprises est plus grande. Cela est probablement dû à la dimension matérielle du produit qui en renchérit énormément le coût de fabrication, et les institutions du commun moins nombreuses, voire absentes.

Dans ces exemples, comment les contributeurs trouvent-ils une rémunération ?

Justement, c’est bien là le problème, ils ne la trouvent pas directement par leur implication dans la production de biens communs. Les individus doivent aller dans l’économie marchande pour pouvoir subvenir à leurs besoins.

On a besoin de structures intermédiaires entre les fondations et les entreprises marchandes pour résoudre cette question. Pour l’instant, ces structures intermédiaires n’existent pas encore. On pourrait imaginer des organisations coopératives qui seraient liées aux structures qui prennent en charge la construction du commun.

Un article de Michel Bauwens, Louis-David Benyayer et Karine Durand-Garçon

Lire la suite de l’article sur le site WithoutModel.com

Le peer to peer : nouvelle formation sociale, nouveau modèle civilisationnel

Cette article est paru dans la Revue du Mauss (rédacteur responsable de la Revue du Mauss : Alain Caille). Avec l’assistance de Rémi Sussan.

Introduction

La plupart des lecteurs sont familiers avec le concept de ‘peer to peer’ dans le domaine technologique, et spécifiquement, en tant que technologie de base pour le partage de fichiers, et connaissent les nombreuses controverses suscitées par l’échange (en fait : le ‘partage’) de contenus musicaux et audiovisuels. Notre propre conception du peer to peer, ou ‘pair à pair’ est bien plus large. Il s’agit en fait d’une dynamique intersubjective caractéristique des réseaux distribués. Le but de cet essai est de montrer qu’il s’agit d’une véritable nouvelle forme d’organisation sociale, apte à produire et échanger des biens, à créer de la valeur. Celle-ci est la conséquence d’un nouvel imaginaire social, et possède le potentiel de devenir le pilier d’un nouveau mode d’économie politique, voire d’un nouveau type de civilisation. Pour cela, nous allons d’abord définir le P2P, décrire en bref ces manifestations, et le différencier d’autres modalités d’échange intersubjectif tel que le marché, la hiérarchie, l’économie du don.

Définition préliminaire du P2P

Le P2P est la dynamique humaine intersubjective à l’œuvre dans les réseaux distribués. Un réseau distribué n’est donc pas ‘centralisé’ (tel que les anciens réseaux téléphoniques), ou même décentralisé (comme le système des aéroports américains, organisé autour de hubs obligatoires). Un réseau distribué peut avoir des nœuds plus importants que les autres, mais ceux-la ne peuvent être obligatoires et n’ont pas d’autorité sur les agents / participants. Des exemples récents sont l’Internet et les réseaux routiers. Avec ce système, les agents sont donc autonomes, libres d’agir et de contribuer (et donc aussi: de se retirer, de ne pas participer), et ne sont pas soumis ni contrôlés par une autorité hiérarchique, ni motivés par des signaux économiques comme le ‘prix’ ou le ‘salaire’. Pour que naissent ce type de relation intersubjective, les agents doivent être considérés comme équipotentiels, ‘égaux en puissance’, ayant la capacité de contribuer sans sélection préalable, et sont généralement unis autour d’un projet commun, ‘un objet’. Il s’agit de ce que certains sociologues ont pu appeler une ‘socialité orientée vers un objet’

Les processus P2P sont donc généralement associés à une production de valeur, la ‘peer production’, et sont autogouvernés, la ‘peer governance’. Les processus P2P n’ont pas de téléologie de profit, mais de valeur d’usage. Leurs ‘produits’ sont rarement vendus sur le marché mais sont la plupart du temps mis gratuitement à la disposition des utilisateurs et du public, sous des formes propriétaires nouvelles, de ‘bien public’ ou ‘bien communautaire’, « non-étatiques ».

L’émergence du P2P

La définition préliminaire peut paraître abstraite, mais le phénomène s’étend dans tous les domaines de la vie sociale. Le but n’est pas ici de donner une description exhaustive, comme je l’ai fait ailleurs mais de donner une idée de son énorme étendue. Il ne s’agit donc certainement pas d’un phénomène marginal, mais bien d’un phénomène émergent et interconnecté qui est caractéristique des secteurs de pointes de la société contemporaine (technologies, échange et production de savoirs)

Le P2P est premièrement la base infrastructurelle du système économique contemporain, c.a.d. du « capitalisme cognitif ». L’Internet et le Web sont aujourd’hui la base même de la communication et de la coordination des processus dans les entreprises, ainsi que de la communication du public. Son architecture a été spécifiquement conçue comme un réseau ‘point a point’. D’autre phénomène liés sont le partage de fichier, par le biais duquel le concept de peer to peer est apparu pour la première fois dans la conscience publique; le ‘grid computing’, le réseau mondial sans fil en construction (le Wireless Commons), et bien d’autres. Une nouvelle génération de ‘Communicateurs Viraux’ permettent de créer des réseaux distribués sans infrastructure préalable: ce sont les ressources supplémentaires de chaque ‘participant’ qui la créent.

Le P2P est aussi une nouvelle infrastructure médiatique. Avec l’apparition du Writeable Web, et spécifiquement de la blogosphère, il est dorénavant possible de ‘publier’ sans intermédiaire industriel; ce phénomène de démocratisation de l’édition et de l’expression créative est également en train de s’étendre au domaine audio, par le biais du podcasting,, et même à la vidéo, avec le webcasting. Toute la chaîne de production/publication, de distribution, et de ‘consommation /utilisation’ a été profondément ‘désintermediatisée’ (une nouvelle intermédiation peut se faire, mais ne passant plus par les acteurs classiques des médias de masse). Cette nouvelle infrastructure est en partie complémentaire des médias de masse, mais fonctionne aussi comme alternative, par les forces sociales et politiques n’ayant pas accès aux médias traditionnels.

En troisième lieu, toujours concernant l’infrastructure technologique, le P2P est devenue l’infrastructure collaborative mondiale. Il est aujourd’hui possible, avec une grande panoplie d’outils collaboratifs de produire des biens immatériels, ou de faire du ‘design’ de bien matériels, et même de partager des bien matériels, par le biais de groupe autonome de la société civile, de faire de la production sans l’intermédiaire d’usines ni d’entrepreneurs. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la modélisation graphique des ‘technologies de coopération’ de Howard Rheingold, pour se rendre compte de l’énorme développement et de la maturité de ce nouveau domaine. Pour le grand public, ce sont les outils de la famille Wiki qui sont les plus connus.

Il y a un quatrième aspect fondamental qui n’est pas technologique, mais légal. La General Public License, utilisée par le mouvement du logiciel libre, permet de créer des ‘biens publics’ qui ne peuvent pas être appropriés par des acteurs privés. Des outils similaires ont été développés pour la création de contenus créatifs, comme l’initiative des licences Creative Commons.

Quittons maintenant la sphère infrastructurelle pour voir ce que les processus P2P ont déjà ‘produit’. Nous passons ainsi a un deuxième niveau, celle des pratiques sociales. Premièrement, la sphère infrastructurelle elle-même a été créée en très grande partie par des processus de production P2P. L’Internet ne pourrait tout simplement pas fonctionner sans les logiciels libres. Des ‘collectifs cognitifs’ autonomes et collaboratifs ont créé non seulement des programmes, mais des millions de pages de contenu coopératif, dont le plus connu est probablement l’encyclopédie gratuite Wikipedia. Le deuxième mode de transports aux Etats-Unis, le car-pooling, se fait par le biais de ces mêmes principes. Des centaines de milliers d’internautes partagent leurs ressources informatiques (mémoire, fichiers, etc..) pour des projets d’intérêt public. Notons aussi l’extraordinaire essor du journalisme participatif et citoyen, dans un contexte de déclin généralisé des médias traditionnels. On peut donc bien parler, comme l’a fait déjà Yochai Benkler, d’un troisième mode de production, qui n’est ni géré par un mode hiérarchique ou par l’état, ni répondant a des impératifs de profit ou sont modulés par le biais des prix, dans un marché compétitif. Yochai Benkler, par le biais d’une analyse des coûts de transaction et d’information a pu démontrer que lorsque les coûts de départ sont distribués (outillages informatiques de millions d’utilisateurs) ou faibles, les processus de ‘peer production’ sont en fait plus efficaces que le marché. Cette peer production crée donc des biens publics, les « Information Commons », et des mouvements politiques de défense du Commun, bien analysés par Philippe Aigrain dans son livre Cause Commune. Il s’agit de tous ces mouvements qui visent a protéger les biens communs contre l’appropriation privée abusive: mouvements contre les prix prohibitifs des médicaments du Sida, protection de la propriété commune des ressources naturelles et contre la biopiraterie, mouvement pour l’accès libre a l’information scientifique, etc…

Nous arrivons donc maintenant dans l’arène politique. Il est clair que tous ces projets de production commune doivent également être gérés. La ‘peer production’ est donc inévitablement liée a de nouvelles formes de gouvernance: la ‘peer governance’, dont l’Internet même est un exemple. Quel est aujourd’hui le mouvement politique qui a émergé globalement, qui ne dispose ni de médias classiques et arrive pourtant a mobiliser des centaines de milliers de personnes? C’est évidemment le mouvement altermondialiste. Ces acteurs utilisent principalement l’infrastructure P2P pour s’organiser, et ont adopté des principes de gouvernance P2P. Contrairement à d’autres mouvements politiques du passé, ces aspects ‘égalitaires’ n’ont pas diminué, mais se sont renforcés au travers des années. Des observateurs on également noté que les nouvelles luttes sociales, prennent la forme de ‘coordinations’. Implicite dans les nouveaux formats politiques est le refus de la ‘représentation’, c.a.d. de la délégation du pouvoir.

Le P2P possède également des aspects ‘culturels’ très marquants, ce qui constitue un troisième niveau, représentant une nouvelle subjectivité et des nouvelles constellations de valeur.. L’aspect le plus connu en est celui des nouvelles attitudes de travail, telles que les a décrites Pekka Himanen dans son livre sur « L’éthique des Hackers ». Moins connu du grand public, on trouve aussi une évolution des pratiques religieuses et spirituelles, visibles là où les vérités pré-établies sont rejetées, ainsi que les formes autoritaires d’organisation qui les véhiculent.. Nombreux sont déjà les ‘peer circles’, spécialement parmi les mouvements néopaiens, un phénomène des grandes villes occidentales, mais qui est également perceptible dans d’autres traditions. Il s’agit aujourd’hui de développer une ‘spiritualité contributive et participative’ à travers des communautés de ‘pairs’, et non de suivre des traces établis de façon autoritaire.

Ce que nous ne pouvons pas développer ici, ce sont tous les nouveaux mouvements de pensée qui accompagnent cette émergence. Ces penseurs et écrivains sont l’expression d’une transformation des subjectivités et de l’imaginaire social, et d’un rejet du tout marché (et du tout Etat), qui est devenu endémique dans la société occidentale. Nous croyons donc que le P2P n’est pas simplement ‘déterminé’ par les nouvelles technologies et infrastructures, mais que l’émergence de ces processus est aussi le résultat d’une profonde transformation ontologique (nouvelle façon d’être et de sentir), épistémologique, et axiologique (nouvelle constellation de valeurs), dont les nouvelles technologies sont elles-mêmes l’expression, mais nous admettons que ces outils technologiques rendent en partie possible la généralisation de ces nouvelles pratiques sociales.

Pour conclure ce petit survol de l’émergence du P2P, nous croyons également que le P2P représentent une nouvelle éthique de vie, accompagne de nouveaux idéaux pour l’organisation de la société. Si l’espace ne nous permets pas de convaincre le lecteur du bien-fondé de cette synthèse, nous voulons quand même mentionner quelques de ces principes, autour de trois axes principaux:

  • Concernant la politique et gouvernance: le principe de démocratie absolue basé sur la non-représentation: il s’agit ici d’étendre les principes de démocratie, d’autonomie et de coopération libre vers la totalité de la vie sociale (toute en maintenant la différentiation moderne, c.a.d. en respectant des modes d’organisation différentes). Des processus de ‘peer governance’ peuvent exister a cote de la démocratie représentative, des modèles de ‘peer production’ peuvent coexister avec les modèles autoritaires, souvent encore de type féodal, de l’entreprise contemporaine.
  • Concernant l’économie: le principe d’une économie pluraliste basée en priorité sur l’existence d’un Commun, et secondairement sur un marché et un état reformé: il s’agit ici d’éviter le ‘tout-marché’, le ‘tout état’, mais également une possible dérive totalitaire de type communautaire qui serait base sur la totalisation du mode P2P.
  • Concernant l’environnement planétaire et cosmique: le principe de la relation participative avec l’environnement, le monde cosmique, et les totalités concrètes ou imaginaires

Quelques clarifications et caractéristiques importantes

Les processus P2P sont essentiellement liés à des pratiques de participation ‘maximale’. A partir de la création des sociétés de classe inégalitaires on pourra décrire l’histoire de la civilisation humaine comme une histoire de la participation:

  1. civilisation inégalitaire sans participation aucune dans le domaine du pouvoir politique
  2. civilisation sur base d’égalité formelle qui accepte la participation politique sur base de représentation
  3. processus d’élargissement de la participation dans divers autres domaines. C’est évidemment la phase actuelle
  4. Ce vers quoi l’évolution sociale devrait tendre si les processus P2P deviennent dominants: civilisation participative généralisée basée sur la création du Commun et sur la participation équipotentielle de tout un chacun

Il peut donc y avoir bel et bien des pratiques hiérarchiques dans les processus P2P, mais l’important est alors de savoir si l’existence d’éléments hiérarchique est employée pour promouvoir la participation, ou pour consolider l’existence d’une élite permanente. Par exemple, si un groupe de PDG crée un réseau collaboratif, il est probable que le processus a pour but de renforcer le pouvoir mutuel, non de l’ouvrir a une participation équipotentielle de tout un chacun. Par contre, les éléments hiérarchiques tel que le système d’adresse DNS, ou l’emboîtement hiérarchique des couches de protocole TCP/IP, ou le modèle client/serveur du Web, n’élimine pas la participation généralisée, mais la rend possible.

L’élément d’équipotentialité est crucial pour comprendre les processus P2P. Dans les processus sociaux modernes, la connaissance est en quelques sorte démocratisée, mais en même temps elle est aussi soumise a des processus de validation institutionnalisée. Participent a des projets, ceux dont la connaissance et l’expertise a été validée préalablement. Par exemple, pour écrire dans une revue scientifique, on doit démontrer son expertise formalisée par un diplôme, faire référence a ses écrits préalables, puis être jugés par des pairs. Dans les nouveaux processus de création de connaissance P2P, il n’y a pas de sélection préalable, pas de restriction aux ‘membres’ de l’institution.. La participation est ouverte, et c’est dans le processus de coopération même, que le triage se fait ‘a posteriori’. Généralement, les processus de création de valeur d’usage, comme le logiciel libre, sont donc ouverts a tous, à condition que l’équipotentialité soit présente, c.a.d. la capacité de coopérer dans ce contexte spécifique. Ainsi aussi, le Wikipedia est ouvert a tous. Dans l’ University of Openness, une application très radicale des principes P2P, tout un chacun peut créer une faculté, tout un chacun peut devenir un étudiant de cette faculté, qui est avant tout basé sur l’échange de savoir, et sur la recherche de savoir en commun. Les facultés disposent également d’une bibliothèque coopérative et diffuse, c.a.d. les livres de chacun mis à la disposition de tous. La validation est communautaire, se fait par le biais de l’intelligence collective dont dispose la communauté (et dont les membres sont informés également par les autres modes de validation institutionnelle). Notons que la participation a des projets P2P peut être automatique. C.a.d. que l’option défaut devient la participation, et que les ressources individuelles sont considérées comme communes ‘a priori’. C’est la non-participation qui devient donc elective. Par exemple, dans l’échange de fichier, la participation est automatiquement liée a la mise a disposition de sa propre mémoire dans le réseaux; concernant la méthode de diffusion a bande large BitTorrent, toutes personnes téléchargeant un fichier mets automatiquement a la disposition du système, ses propres ressources non utilisées. Les processus de P2P pratiquent donc en général des procédés de capture automatique, ainsi de nombreuses petites ressources distribuées font naître des méga-projets, qui depassent de loin les capacites de mobilisations des entreprises, meme multinationales.

Dans quelles mesures les processus P2P peuvent ils être distingués de la socialité de réseaux, tel que décrite par Manuel Castells ou Andreas Wittel ? Ces auteurs ne distinguent pas clairement les différents types de réseaux, et nous rappelons que les processus P2P sont caractéristiques des réseaux distribués. Prenons l’exemple de Marx observant la naissance du modèle industriel: il aurait pu décrire uniquement les usines, les relations autoritaires a l’intérieur de l’usine. Mais en même temps, les ouvriers créent une nouvelle culture de résistance, des coopératives, mutualités, syndicats et partis politiques populaires. Ces dernières pratiques ont durablement changé la société capitaliste et créé un modèle dans lequel l’économique a été, en tout cas pour un temps, soumis a des priorités sociales (le modèle social Européen ou Rooseveltien). L’approche P2P ne se contente donc pas d’analyser la socialité générale de notre société en réseaux, mais les processus spécifiques qui ont une intentionnalité participative, qui sont une réaction, une résistance et une création sociale vis a vis de la socialité de réseaux généralisée. L’objet des processus P2P est implicitement et explicitement de créer du Commun, et non du marché ou de l’état.

Il faut donc distinguer nettement les processus participatifs purs, résultant dans la création du Commun, de processus qui ’emploient’ l’infrastructure P2P, mais tentent de l’approprier dans l’économie marchande. Ainsi, l’ensemble du capitalisme cognitif repose aujourd’hui sur l’infrastructure communicationnelle P2P; les processus collaboratifs intra- et inter-entreprises seraient impossibles sans leur emploi; certaines entreprises, que nous appelons ‘netarchiques’ reposent explicitement sur la facilitation et l’exploitation des processus participatifs, tel que Amazon, Google, eBay etc… L’idéologie du ‘Bottom of the Pyramid development’, visant a une extension du marché vers les tout pauvres, est en quelque sort inspire par certains principes P2P. Plus loin, nous développerons les différences entre les processus P2P et le marché.

Récapitulons quelques principes supplémentaires

  • le P2P n’est pas sans structure, mais possède des structures dynamiques et changeantes, selon les différentes phases de constitution d’un projet
  • le P2P n’est pas sans ‘autorité’ mais là aussi l’autorité est dynamique, fonctionnellement spécialisée, souvent avec un leadership collectif, gardien des valeurs et de la vision du projet, mais dont l’influence dépend de l’engagement concret
  • la communication n’y est pas formalisée dans des processus de haut en bas et réciproquement, mais y est intégrée aux ‘protocoles’ même du système.
  • La coopération doit être libre et non forcée, et soit le retrait, soit le ‘forking’, la création d’un nouveau projet, doit être possible a tout instant.
  • Si les systèmes hiérarchiques sont caractérisés par le panoptisme, c.a.d. la capacité réservée à la hiérarchie de voir le système dans son entièreté; les processus P2P sont caractérisés par l’holoptisme, c.a.d. la capacité de chaque membre de voir le tout, aussi bien horizontalement (avec les autres participants), qu’avec le développement du système dans son entièreté. La transparence est inscrite dans le protocole même et accessible par les outils informatiques et la communication libre. Ces qualités sont exprimées dans des ‘collectifs cyber’ reposant sur une collaboration globale. Notons que la qualité d’holoptisme nous permets de distinguer le P2P des processus sociaux des insectes, où les participants n’ont pas cette capacité, et peuvent être sacrifiés au système; cette même qualité permets de distinguer le P2P des processus marchands, ou les individus n’ont pas accès a la connaissance du système dans son entièreté ,et sont seulement engagés dans leur propre transaction.

Si il n’y a pas a proprement parler de hiérarchie, de structure ou d’autorité fixe dans les processus P2P, ou est donc le pouvoir? Le pouvoir est dans la communauté, et cette communauté est non-representationelle. Elle refuse donc de déléguer ces pouvoirs. Ce que ces processus participatifs veulent éviter, c’est l’émergence « d’ individu collectif » dans le sens de Louis Dumont, qui peut se détacher des participants (tel l’entreprise ou la nation), et acquérir leur propre stratégie de pouvoir, éventuellement a l’encontre de ces propres membres. En éliminant ainsi les signaux de la hiérarchie et du marché, les projets Commun ont besoin de signaux qui doivent venir des relations sociales elles mêmes. Il y a donc la validation communautaire par le biais de multiples techniques d’auto-évaluation permanente; il y a l’invention de protocoles technologiques indépendants, qui vont tenter d’objectiver cette validation, par exemple, le protocole de Technorati.com qui permets de distinguer les entrées de blogs a partir de leur utilité démontrée par l’usage réel. Ce sont le résultats des ces algorithmes qui vont fréquemment faire un arbitrage ‘objectif’.

Notons finalement le processus de dé-marchandisation. Les projets communs produits par le biais des processus sociaux P2P, ne sont généralement pas destinés à la vente, il ne s’agit pas de ‘produit’ propose a un marché. Ils sont faits pour leur valeur d’usage. L’usage qui en est fait est lui-même le principal outil pour déterminer la valeur d’un projet et des protocoles informatiques peuvent être utilisés pour la mesurer.

Pour qualifier de processus ‘peer to peer’, nous pensons qu’il est justifié d’y ajouter une caractéristique morale, une ‘intentionnalité’, qui doit être celle de la participation et de la création du Commun. En effet il est possible de créer des projets collaboratifs fermés a la participation, et il est également possible de produire des produits sans viser de mettre la valeur d’usage en Commun. Il y aujourd’hui un nombre de sites ou des firmes privées qui rémunèrent les meilleures solutions a certains de leur problème, même si le processus de production de ces solutions est le fait de ‘collectifs cyber’ en compétition, comme l’intentionnalité est ici de ‘vendre’ la solution, cela peut être au plus un procédé ‘partiellement P2P’.

Le P2P et les autres modes intersubjectifs

Introduction : la typologie de Alan Page Fiske

Afin de pouvoir distinguer cette nouvelle formation sociale d’autre mode intersubjectif de création et d’échange de valeurs, nous employons la typologie de l’anthropologue Alan Page Fiske.

Il distingue quatre types de relations intersubjectives: 1) la participation commune; 2) la relation autoritaire; 3) l’échange égalitaire; 4) le marché. Voici un extrait qui explique ces distinctions importantes.

“People use just four fundamental models for organizing most aspects of sociality most of the time in all cultures . These models are Communal Sharing, Authority Ranking, Equality Matching, and Market Pricing. Communal Sharing (CS) is a relationship in which people treat some dyad or group as equivalent and undifferentiated with respect to the social domain in question. Examples are people using a commons (CS with respect to utilization of the particular resource), people intensely in love (CS with respect to their social selves), people who « ask not for whom the bell tolls, for it tolls for thee » (CS with respect to shared suffering and common well-being), or people who kill any member of an enemy group indiscriminately in retaliation for an attack (CS with respect to collective responsibility). In Authority Ranking (AR) people have asymmetric positions in a linear hierarchy in which subordinates defer, respect, and (perhaps) obey, while superiors take precedence and take pastoral responsibility for subordinates. Examples are military hierarchies (AR in decisions, control, and many other matters), ancestor worship (AR in offerings of filial piety and expectations of protection and enforcement of norms), monotheistic religious moralities (AR for the definition of right and wrong by commandments or will of God), social status systems such as class or ethnic rankings (AR with respect to social value of identities), and rankings such as sports team standings (AR with respect to prestige). AR relationships are based on perceptions of legitimate asymmetries, not coercive power; they are not inherently exploitative (although they may involve power or cause harm).

In Equality Matching relationships people keep track of the balance or difference among participants and know what would be required to restore balance. Common manifestations are turn-taking, one-person one-vote elections, equal share distributions, and vengeance based on an-eye-for-an-eye, a-tooth-for-a-tooth. Examples include sports and games (EM with respect to the rules, procedures, equipment and terrain), baby-sitting coops (EM with respect to the exchange of child care), and restitution in-kind (EM with respect to righting a wrong). Market Pricing relationships are oriented to socially meaningful ratios or rates such as prices, wages, interest, rents, tithes, or cost-benefit analyses. Money need not be the medium, and MP relationships need not be selfish, competitive, maximizing, or materialistic—any of the four models may exhibit any of these features. MP relationships are not necessarily individualistic; a family may be the CS or AR unit running a business that operates in an MP mode with respect to other enterprises. Examples are property that can be bought, sold, or treated as investment capital (land or objects as MP), marriages organized contractually or implicitly in terms of costs and benefits to the partners, prostitution (sex as MP), bureaucratic cost-effectiveness standards (resource allocation as MP), utilitarian judgments about the greatest good for the greatest number, or standards of equity in judging entitlements in proportion to contributions (two forms of morality as MP), considerations of « spending time » efficiently, and estimates of expected kill ratios (aggression as MP). “ (source: Fiske website)

P2P et le « Communal Shareholding »

Les projets P2P sont donc caractérisés par la participation de tous en vue d’une production du Commun. Les valeurs d’usage créées par les processus de peer production sont ouvertes à tous, sans restriction. Certes, il est théoriquement possible de vendre des logiciels libres, mais comme le même produit est toujours aussi disponible gratuitement, cette vente est irréaliste sans service associes. Il est donc plus juste de dire que les sociétés de logiciel libre, tel que Red Hat, vendent leur service, plutôt que le logiciel. Si certains programmeurs de logiciel libre sont maintenant payés, cela ne semble pratiquement jamais être une motivation principale dans l’engagement des participants. Le principe sous-jacent a ces projets ‘commonistes’, et la définition du communisme de Marx: tous contribuent selon leur capacité, tous utilisent selon leur besoin. Il n’y a donc pas de règle de réciprocité directe dans le P2P, la règle est: « donner préférablement un peu, recevoir beaucoup », puisque chaque participant, en y contribuant son apport personnel, a accès à la création collective. Le P2P est un processus ‘win-win-win’, trois fois gagnant: gagnant pour le participant, gapour la communauté de projet, et la société, qui profitent de la nouvelle valeur d’usage.

Si la peer production crée un nouveau domaine du Commun, des biens collectifs non-etatiques, elle diffère néanmoins en partie des biens collectifs préexistants.

Les nouveaux biens communs sont le fruit de l’abondance (du surplus de ressources informatiques, d’intelligence humaine et de volonté de coopération) et créent à leur tour une abondance, puisqu’ils génèrent essentiellement des biens non-rivaux, qui peuvent être copiés sans perte à coût marginal. Ils sont produits globalement pour un usage global. Ils sont d’accès ouvert, et non-restrictif. Le nouveau Commun n’est nullement caractérisé par une Tragédie des Communs, mais par une Comédie des Communs, car chaque participant enrichit les ressources communes. Même l’utilisateur le plus passif contribue (par le biais de la « capture de participation », voire supra). Le free riding n’y est aucunement problématique. Au contraire, chaque participant augmente les externalités positives du projet. La non-participation doit être vue d’une façon globale. Si dans chaque projet il y a quelques producteurs engagés et beaucoup d’autres plus passifs, globalement, un utilisateur passif trouvera toujours un projet P2P qui le motivera personnellement. Comme il s’agit de ressources non-rivales et qui ne peuvent donc être ni abusées ni monopolisées, une régulation étatique externe est rarement nécessaire, et l’autogouvernance (peer governance) est le plus souvent indiquée.

Dans les Communs physiques, les ressources sont généralement préexistantes, dans les Communs Informationnelles, la ressource est crée. C’est une pure création culturelle.

Il y a cependant des points communs entre les Communs Physiques et Informationnels:

  1. le régime de propriété, non-privé et non-étatique
  2. le processus d’externalité positive (la valeur augmente avec le nombre d’utilisateurs)

Table 1 : Communs Traditionnels vs. Le Commun Informationnel

Les Communs Traditionnels Le Commun Informationnel
Type de ressource Ressource ‘rivale’ Ressource ‘non-rivale’
Étendue Local Non-local
Acteurs Groupe Territoriaux Groupe d’affinité ‘globale’
Gouvernance Communautés Collectifs Cyber

Le P2P et l’économie du Don

Alan Page Fiske distingue bien le Communal Shareholding du Equality Matching. Si le premier concerne la participation à des ressources communes, le second est base sur la réciprocité, sur une forme d’échange non-marchande. C’est la différence entre ‘participation’ et ‘partage’. Dans l’économie du don des sociétés non-étatiques et non-marchandes, le don est personnel, crée une relation, une obligation entre le donneur et le receveur. Les processus P2P sont plutôt de nature ‘impersonnelle’. La Collaboration a un projet n’implique pas de relation nécessairement personnelle (bien que ce soit pas exclu), pas d’obligation personnelle envers les autres participants, et comme on l’a souligne, le départ y est toujours volontaire et possible a chaque instant.

Dans la modalité Equality Matching, la réciprocité est très importante: le non-retour d’un don crée soit une inégalité de prestige, une cassure de la relation, voire un conflit, il y a ‘dette non-payée’. Dans les sociétés féodales, le don est ‘redistributif’: par le biais de la compétition du don envers les institutions religieuses, le donateur augmente son prestige, et les ressources sont redistribuées par l’institution religieuses. Dans les économies du don, bien que ces sociétés soit non-capitalistes, le calcul est implicite (ou explicite), et l’objet devient facilement une ‘commodité’.

Les processus P2P par contre, sont caractérisés par le don ‘non-réciproque’. Il y a donc bien don: le don de l’individu (de son temps, de son intelligence et de sa créativité) au projet et sa communauté, le don du projet par la communauté a la société. Mais nous l’avons vu: le don n’est pas obligatoire, on peut être simplement utilisateur. Chaque utilisateur et donateur reçoit beaucoup plus (l’accumulation de la valeur d’usage du projet sur fonds de milliers d’améliorations régulières). Il y a donc dans un certain sens la création d’une dette sociale, mais qui peut être ‘acquittée’ par son engagement dans d’autres projets.

Le P2P n’est donc pas assimilable ‘en soi’ aux nombreuses tentatives contemporaines de création de mode d’échange non-marchands, tels les SELS, le commerce équitable, l’économie solidaire. Mais il leur est évidemment lié.

Lié par la volonté de donner. Lié par la volonté de créer une alternative non-marchande. Dans les projets P2P et les projets d’échange non-inégalitaire, les participants sont évidemment liés ‘spirituellement’ par leur engagement pour des valeurs communes, par la construction d’un nouveau type de société, par les buts et les valeurs du projet spécifiques. Ceci veut dire qu’il n’y a aucun problème de principe pour que les partisans des uns et des autres ne se retrouvent pas dans des idéaux communs. Le choix pour la participation non-réciproque ou pour le partage réciproque est largement une décision ‘technique’, de comparaison d’efficacité selon l’object social. Pour les produits rivaux, l’économie du don semble plus approprie, mais la où il y des biens non-rivaux, les processus P2P seront préférables.

Il est également clair que l’infrastructure technologique, légale et collaborative va grandement faciliter de nombreux projets d’économie sociale, la création d’un secteur ‘for benefit’ (pour le bien de tous) et non pas ‘pour le profit’.

P2P, le marché, le capitalisme

Il y a évidemment quelques ressemblances entre les processus P2P et le marché, qui font que certains auteurs d’obédience libérale tentent a l’assimiler.

Dans les deux cas, il y a effectivement un réseau distribué, ainsi que des agents autonomes. Mais là s’arrête la ressemblance. Dans un marché, il y échange entre valeurs présumées égales. Les ‘partenaires’ de la transaction sont neutres. Il y a dans le meilleur cas, une situation gagnant-gagnant, mais le marché ne peut tenir compte des externalités. Dans le P2P, la coopération n’est pas neutre, mais synergique, et elle vise à créer un bien commun (donc, le processus et gagnant-gagnant-gagnant). Les transactions marchandes sont informées par le prix (qui donne une information synthétique sur l’offre et la demande), et on peut ainsi décider sur la répartition des ressources. Tandis que la valeur d’usage des projets P2P est disponible gratuitement et ce sera l’usage lui-même qui informe directement sur l’intérêt d’un projet. Les firmes capitalistes sont gérées par des hiérarchies fixes, contrairement aux projets P2P. Le P2P peut servir à approvisionner tout être humain (à condition évidemment de disposer de ressources intellectuelles et informatiques), et pas seulement ceux qui disposent d’argent. Le marché ne vise donc pas la participation de tous.

Le marché n’est pas caractérisé par l’holoptisme, c.a.d. la connaissance du tout, mais n’opère pas différemment d’une société d’insectes, c’est en quoi il est ‘inhumain’. Nous savons qu’il n’opère pas très bien pour les besoins communs pour lequel on ne peut pas obtenir un retour directe (sécurité, santé publique, infrastructure de transport, etc..). Généralement, il conduit inexorablement aux anti-marchés monopolistiques caractéristiques du capitalisme.

Quel est donc la relation du P2P avec le capitalisme ?

Nous avons voulu démontrer que le capitalisme contemporain repose essentiellement sur des réseaux distribués. Il est également ‘collaboratif’, reposant sur les ‘groupes de projets’ et est le récipient d’une créativité sociale généralisée. L’innovation est aujourd’hui beaucoup plus dépendante de l’apport des consommateurs, que d’entrepreneurs innovants isolés, comme l’a démontré Eric von Hippel dans son livre « The Democratisation of Innovation’. La production est aujourd’hui un partenariat entre les différentes entreprises en réseau, et leurs consommateurs, qui sont à leur tour en relation avec le monde entier. L’entreprise n’est plus isolée comme acteur autonome. Il existe donc de fort aspects participatifs dans le capitalisme contemporain. Mais en même temps: celui-ci repose sur des modes hiérarchiques pour protéger la primauté du profit dans l’entreprise. En fait le ‘management by objectives’ ressemble beaucoup à un ordre féodal, même si l’autorité y est uniquement fonctionnelle. Mais dans le capitalisme tout est subordonné à la primauté du profit et de la croissance: les processus y sont donc instrumentalisés pour asseoir une domination et une exploitation, et non pour garantir une participation équitable. Tout comme l’Etat a été grandement instrumentalisé pour obtenir l’utopie néo-libérale d’un tout marché.

Mais le P2P change aussi en partie la nature du capitalisme. Selon l’hypothèse du capitalisme cognitif (Carlo Vercellone et al.), le mode d’accumulation repose sur les ressources immatérielles, captées par les brevets et les technologies de la propriété intellectuelle. Selon l’hypothèse du capitalisme vectoraliste de Mackenzie Wark, la nouvelle configuration de classe mets en branle une nouvelle classe de producteurs de valeur d’usage, la classe des hackers (à ne pas confondre avec les informaticiens, il s’agit ici de tous créateurs de valeurs immaterielles), et une classe qui monopolise les ‘vecteurs d’informations » sans laquelle la valeur d’usage ne peut être convertie en valeur d’échange. Mais nous avons aujourd’hui création d’un Commun Informationnel non-appropriable (lié a une lutte contre l’appropriation préalable), et l’Internet représente un vecteur de communication distribuée, en dehors du contrôle des capitalistes vectoralistes. C’est pourquoi nous croyons à l’importance d’une nouvelle couche ‘capitaliste’. Celle-ci n’a ni besoin de l’accumulation de propriété intellectuelle, ni des vecteurs informationnels, mais par contre, facilite et exploite les nouveaux réseaux participatifs (la valeur de Google, eBay, Amazon, est dépendante en très grande partie de la création commune de valeur par le biais de processus P2P).

Nombreux sont ceux parmi les commentateurs libéraux, qui tentent donc d’assimiler les processus P2P et de mise en Commun aux processus marchands. Par exemple, il est argumenté que la participation à ce type de projets est un donnant-donnant qui permet aux participants d’asseoir une réputation qui peut ensuite être monnayée dans l’économie marchande. Mais cela ne semble être confirme par aucune des études empiriques sur la participation, qui semble démontrer que la motivation principale est « l’apprentissage en commun ». Lawrence Lessig, un grand défenseur des Communs Informationelles, défend son initiative de license Creative Commons en argumentant qu’il s’agit de créer un vrai marché, bien qu’il n’ai pas d’offre et de demande organisée par les prix de marchandises. Et Eric Raymond décrit la production libre comme un Bazar, une institution marchande par excellence, mais la aussi, c’est une assertion qui ne peut être validée. Pourtant, l’engouement de libertaires anti-etatistes Americains peut être expliqué par le biais que prend la Liberté dans les processus P2P. Les processus P2P sont en effet basés sur:

  1. la reconnaissance de la Liberté individuelle, d’initier ou de participer a un projet, de s’y retirer
  2. l’Égalité y est représente par l’équipotence reconnue à tout participant, ainsi qu’à la distribution égalitaire des fruits du travail Commun
  3. Mais les processus P2P y ajoute un troisième facteur, la Fraternité, celle-ci prends racine dans la volonté de contribuer a la richesse commune et de trouver des solutions a la problématique globale; et dans les processus de gouvernance de pair a pair

Le P2P a donc une double nature: par le biais de son infrastructure informatique distributive et collaborative, il est instrumentalisé par le capital. Mais le P2P ne peut se réduire a cette instrumentalisation. Elle est une initiative du monde civil pour sortir de la dichotomie marché-etat, offrant un troisième mode d’organisation sociale.

En effet: 1) cette même infrastructure renforce l’autonomie du monde civil; 2) son mode de production ne répond ni a des impératifs de marché, ni a une hiérarchie étatique ou corporative; 3) son mode de gouvernance non hiérarchique se sépare de celui des entreprises, mais aussi du mode étatique; 4) Sa mise en commun de la propriété intellectuelle rend impossible l’appropriation privée et crée un ‘troisième domaine social’.

L’extension du mode P2P dans le monde de demain

Nous voulons ici réfléchir à une extension possible du mode P2P, et de son articulation présente et future dans la société. Mais avant récapitulons la phénoménologie P2P par le moyen des tables suivantes.

Comment le P2p s’insère dans le capitalisme cognitif ?

Table 2- La place du P2P dans la societe contemporaine

MARCHÉ ETAT P2P
Economie Capitalisme / Marché non-capitaliste Socialisme étatique / Régulation Peer Production / production du Commun par des pairs
Gouvernance Allocation des ressources par le marché et par les prix Planning centralisateur / Hiérarchie administrative Gouvernance P2P / Multistakeholders governance
Philosophies et idéaux politiques Libéralisme Socialisme d’état sociale-démocrate ou stalinien Socialisme civil ou ‘Common-isme P2P’
Origine sociale Entrepreneur / Propriétaires Capitalistes Fonctionnaires réformistes / Bureaucratie du mouvement ouvrier Monde civil

Figure 3 – Articulation des différents phénomènes P2P

Niveaux

  • Ecologie (agir avec le monde)
  • Socialité (agir avec les autres)
  • Economie (reproduction)
  • Gouvernance et Politique

1. Infrastructures

  • Informatique distribue – réseaux – communicateurs viraux
  • Media ‘de tous a tous’
  • Logiciels coopératif
  • propriété ‘commune’ / protocoles coopératifs

2. Pratiques sociales

  • Création du Commun Informationnel
  • Echange citoyen
  • Production P2P
  • Gouvernance P2P / Politique non-représentationelle

3. Idéaux socioculturels

  • Cosmologie relationnelle / participative (changement ‘ontologique’)
  • Connaissance dialogique post-médiatisée (changement ‘epistemologique’)
  • Economie pluraliste du Commun (changement ‘axiologique’)
  • Démocratie Absolue

Bien que les phénomènes P2P ont pris une extension remarquable et significative ces dernières années, ils sont encore largement cantonnés dans la sphère immatérielle. Nous devons nous poser la question de son étendue possible.

Il parait clair que le P2P a de très grandes chances de devenir le mode dominant dans la sphère immatérielle de l’échange de savoirs . Partout ou il y a ‘abondance’ ou ‘surplus’ d’intelligence humaine, et cela partout où l’accès à la base informatique coopérative est garantie (cette dernière étant donc une problématique sociale importante). Notons ici déjà l’existence de la base matérielle informationnelle ‘distribuée’. Tous les participants à des processus P2P disposent d’un surplus matériel de mémoire informatique, de cycles de computation qui sont ‘perdus’ en cas de non partage, et qui se renouvellent automatiquement après usage. Ce surplus est non seulement employé pour des échanges intellectuels mais pour des coopérations matérielles telles que la mise en commun de cycles de computation pour la recherché scientifique. Le deuxième mode de transport Américain, le carpooling, pratique éminemment ‘physique’, est également organisé sur ce même mode de partage ‘mise en commun’ et sans réciprocité.

Cependant la ou la production est purement ‘matérielle’ et ou les investissements de capitaux sont majeurs, l’extension du mode P2P semble difficile voire impossible. Pourtant, des modes hybrides semblent possibles. Par exemple, si la phase ‘design’, phase immatérielle était séparée de la phase productive, on pourrait imaginer des investisseurs publics ou privés faisant appel a des communautés P2P pour le développement et la recherche (voir Thinkcyle). Ces pratiques d’innovation sont en faits déjà assez bien développées. Une possible voie d’avenir est la ‘distribution’ du capital. Le projet Zona par exemple propose une banque participative, ou de nombreux petits investisseurs peuvent mettre ensemble leurs ressources. Aux Etats Unis de nombreux ‘gifting circles’ ce sont déjà développés. Mais ces développements seront probablement mineurs sans changements radicales des structures socio-économiques.

L’infrastructure P2P va aussi servir a l’extension de l’économie solidaire, et par exemple les monnaies locales, les initiatives de types SELS, les banques Grameen, et le ‘capitalisme P2P’ connu sous le vocable ‘Bottom of the Pyramid’.

Tous ces processus sociaux, lents mais quasiment inévitables et automatiques pourront être récupérés dans le système ‘existant’. Les pratiques du capitalisme ‘netarchique’ sont évidemment appelées à être développées considérablement.

Dans ce scénario beaucoup dépend de l’équilibre des forces politiques et sociales . Dans un scénario de renforcement du capitalisme cognitif, base sur l’accumulation d’un savoir privatisé, une destruction du Commun est envisageable. Un scénario d’équilibrage est aussi envisageable, si l’on croit que le modèle néolibéral peut se stabiliser et trouver des réponses aux crises écologiques.

Au-Delà du capitalisme ?

L’intérêt de l’analyse que j’ai proposée ici est qu’elle permet une nouvelle vision des alternatives politiques et sociales, un nouveau mode de civilisation.

Le capitalisme néolibéral ne semble pas capable, c’est le moins que l’on puisse en dire, de trouver des solutions fondamentales aux formidables crises de l’équilibre naturel. Mais les alternatives étatiques totalitaires ont été profondément discréditées. Une défense de l’état social industriel, tel que la propose la social-démocratie aujourd’hui, semble une politique d’arrière garde et défensive vis a vis des processus du ‘tout marché’.

Une reconceptualisation P2P offre a mon avis une alternative attractive. Elle est base sur la reconnaissance des profonds changements qui transforment nos sociétés, et sur l’émergence d’une nouvelle formation sociale qui vient directement de la société civile et est en phase avec des profondes mutations des valeurs et d’idéaux socioculturels. Le ‘commonisme P2P’ offre un langage profondément en phase avec l’expérience de vie des jeunes generations ainsi que les strates sociales utilisants les nouveaux moyens de production cognitif.

Le commonisme P2P offre :

  1. l’idéal de la Démocratie Absolue: une démocratie qui ne s’arrête plus uniquement au monde politique mais s’étend vers l’autonomie culturelle, économique, etc.…
  2. L’idéal de l’économie pluraliste centré sur le commun: 1) peut libérer l’état de l’emprise du capital en lui proposant une régulation qui reconnaît les trois mode de production 2) peut libérer le marché, institution millénaire qui ne nécessite pas de croissance absolue ‘en soi’, de l’emprise du capitalisme; 3) peut transformer l’état et le monde inter-étatique par l’introduction de mécanisme de ‘Gouvernance P2P’ (et le ‘multistakeholdership’). Cette conception sociale triangulaire permet d’éviter le tout marché, le tout état, mais aussi un totalitarisme de type communautaire ‘P2P’, en reconnaissant la différentiation du monde moderne.
  3. L’idéal d’une relation participative avec l’univers matériel dans sa totalité parait la seule issue contre l’instrumentalisation croissante du monde naturel, et parait le seul capable de re-instaurer un équilibre entre le monde humain et le monde naturel

Politiquement, une conceptualisation P2P pourrait intégrer :

  1. les partisans des vieux socialismes, mais aussi les nouveaux travailleurs de l’immatériel
  2. les partisans de la liberté, libéraux et libertaires sincères hostile aux ‘anti-marché’ du capitalisme monopolistique; et les communautaristes
  3. les défenseurs d’un marché non-capitaliste (‘natural capitalism’ de Hazel Henderson, David Korten, Paul Hawken; throughput-economics de Herman Daly, conception de Braudel) ou d’un capitalisme profondement socialise (Eric Olin Wright)
  4. les défenseurs de l’écologie politique
  5. les défenseurs des Communs physiques (mouvements indigènes), les mouvements contre l’appropriation du savoir, les défenseurs du Commun Informationnel (James Boyle, David Bollier, Philippe Aigrain)

L’avantage de la conceptualisation P2P est qu’il repose pas sur un utopisme (bien qu’il soit associe a des idéaux socioculturels), mais sur des pratiques sociales déjà existantes; il est donc éminemment ‘réaliste’, tout en refusant le capitalisme comme horizon ultime de l’humanité.

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