Posts de Maïa Dereva

Maïa Dereva

Touche à tout, de la biologie, à la psychologie, en passant par le commerce (équitable !) et le théâtre, mais toujours avec l'écriture en contrepoint : chroniqueuse, journaliste, webmaster éditorial, blogueuse,... et contributrice aux communs. Voir mon site.

Pire to pire : le fantasme de la perfection sociale

Décentralisation, distribution, peer-to-peer, blockchain : on assiste à un déferlement de termes censé ouvrir un nouvel horizon de libertés individuelles et collectives. Pourtant, quelque chose cloche dans les discours et un frisson me parcourt souvent l’échine à l’écoute de certaines vidéos ou à la lecture de certains articles…

Car cette liberté retrouvée semble à tout prix devoir être mise au service d’un but « noble » qui serait une espèce d’efficacité sociale, et d’une rationalisation de nos comportements. Il semble acquis que si « nous » communiquons mieux, et sans intermédiaires pour nous en empêcher, « nous » arriverons plus rapidement au but. Mais lequel ? Et qui est ce « nous » ? Tout se passe comme si, effrayés par l’autonomie à laquelle ils sont peut-être en train d’accéder, les chantres de la décentralisation inventent en même temps la méta-organisation qui remplacera la figure du père, à défaut de savoir s’en passer.

Le passage d’un système fondé sur la confiance en l’humain vers un système fondé sur la preuve (où la confiance est déléguée à la technologie) semble ainsi pouvoir panser toutes les plaies, éviter toutes les trahisons, désillusions, imperfections… et l’on imagine que ce système parfait, à la fois incorruptible et incontrôlable, rendra nos vies meilleures et nous mettra à l’abri des tricheurs, des abuseurs et des voleurs.

En pensant la gouvernance comme un simple moyen horizontal permettant de se coordonner sans être contrôlé par personne, les défenseurs de ces nouvelles technologies en oublient parfois l’étymologie même du terme : celui qui gouverne, c’est celui qui indique la direction, qui donne un sens, qui guide. Ils défendent donc avec ardeur un système qui va aider à coordonner les mouvements des rameurs de la galère, sans considérer que si le projet social de la-dite embarcation diffère de ce qu’ils ont imaginé, ils sont en train de fabriquer eux-mêmes l’instrument de leur propre aliénation : une boussole autogène !

On en arrive à des propositions dites « démocratiques » entièrement basées sur la machine, où l’évaluation du nombre et de la qualité des contributions individuelles deviendrait une monnaie d’échange universelle et infalsifiable. On imagine même que les individus pourraient participer aux prises de décisions de façon proportionnelle à leurs contributions. Le bon vieux système de bons points remis au goût du jour ! Tant pis pour ceux qui ne souhaitent ou ne peuvent pas contribuer ? Tant pis si nous devenons esclaves de notre propre auto-évaluation ? La vie deviendrait un grand jeu vidéo où je chercherais à accumuler plus d’étoiles sur mon profil que le voisin pour gagner des points de gouvernance ou de rétribution ?

En voulant s’affranchir de la tyrannie humaine, en la considérant comme incarnée par certains individus seulement – et en se considérant implicitement comme plus « vertueux » qu’eux, on est en train de la remplacer par une tyrannie invisible, impossible à identifier, impossible à dénoncer, parce qu’on a oublié que dans l’expression « tiers de confiance« , les deux termes ont leur importance. « Faire tiers », c’est assurer à chaque individu qu’il sera écouté, entendu, que le lien sera humanisé. C’est à ça qu’est censé servir le tiers, l’autre, celui qui n’est ni toi ni moi, et qui nous garantit de retrouver le chemin du dialogue le jour où nous l’aurons perdu.

A force de considérer les silos comme des prisons et les humains comme trop imparfaits pour être dignes de confiance, on en oublie les principes de base de la vie elle-même :

  • toute limite n’est pas nécessairement une tyrannie : un être vivant est constitué d’une membrane poreuse active qui délimite son intérieur et son extérieur ;
  • toute dépense d’énergie n’est pas forcément « rationalisée » : un être vivant dépense une énergie phénoménale juste pour préserver sa dérisoire homéostasie ;
  • c’est l’imperfection qui crée le nouveau : les « erreurs » de duplication du génome et l’épigénétique rendent la nature unique, imprévisible et résiliente ;
  • l’interdépendance des écosystèmes est locale et non pas globale, c’est cette diversité cloisonnée qui permet de préserver l’ensemble en cas d’effondrement d’une partie ;
  • etc…

On a remplacé les palabres et la poignée de main par la monnaie, et le capitalisme est né, jusqu’à son dernier avatar informatisé, sans émotion ni empathie, qui régit les vies de milliards d’humains via des micro-transactions dé-corrélées des réalités. Remplaçons la monnaie par la blockchain, et nos pires cauchemars ne sont rien à côté de ce qui risque d’émerger. La gouvernance, si elle n’est pas humaine, prend le risque d’un réductionnisme mortifère et le chemin d’un égalitarisme totalitaire qui n’aura rien à envier aux dictatures que le monde a connues jusqu’ici.

Il me semble donc que les communs et le pair-à-pair ne pourront se développer harmonieusement qu’à la seule condition que les individus intègrent profondément que «pair», contrairement à son homonyme informatique, n’est pas synonyme de ce qui est «identique à moi» mais parle de connexion et d’amour d’une radicale altérité.

Ce que la blockchain, qui n’est qu’un outil, ne nous dit pas, c’est comment nous allons réussir à faire société et quelle société nous voulons. Cette perspective passe peut-être par trouver ce que nous avons en commun, ce qui ne signifie pas effacer nos singularités et nos défauts via une hypothétique technologie de la transaction. Il ne s’agit pas non plus de fantasmer un monde sans limites régi par une sémantique universelle, mythique Tour de Babel moderne.

Il s’agirait plutôt d’apprendre à travailler et à gouverner ensemble avec nos imperfections et nos limites, dans le but de créer quelque chose en commun au cœur de la relation. C’est probablement très difficile à réaliser (sans doute le travail de toute une vie !), inefficace et bancal, mais peut-être aussi tellement plus gratifiant et créateur de sens qu’une chaîne de chiffres infalsifiable…

 

Illustration : Le Canard digérateur créé par Jacques de Vaucanson

L’émergence des Assemblées des Communs en France

Les biens communs, ou tout simplement communs, sont des ressources, gérées collectivement par une communauté, celle-ci établit des règles et une gouvernance dans le but de préserver, développer et pérenniser cette ressource.

Des logiciels libres aux jardins partagés, de la cartographie à l’énergie renouvelable, en passant par les connaissances et les sciences ouvertes ou les AMAPs et les épiceries coopératives, les « Communs » sont partout !

En France, le thème des « communs » comme possible structuration de la société réémerge graduellement depuis les années 90 et des livres en français sont publiés depuis les années 2000.

Le réseau étant essentiellement composé de représentants de communs informationnels, cette question est restée longtemps confinée au champ du numérique pour s’étendre de plus en plus ces dernières années et concerner des domaines comme les jardins partagés, les coopératives alimentaires ou les communs naturels (eau, énergie,…). Peu à peu, les pratiques ont évolué pour s’ancrer dans le coopératif et le contributif et ont trouvé un prolongement naturel évident dans le terme de « commun ».

Des événements clairement identifiés comme relatifs aux communs ont commencé à être organisés dès 2009 (« Brest en communs« ) pour essaimer en 2013 dans 5 pays avec 200 événements via l’événement francophone intitulé « Villes en Biens Communs » porté par 25 associations du réseau. La même année, Michel Bauwens a popularisé le concept de « Chambre des communs » proposé par David Ronfeldt en 2012 et l’a rapidement assorti du concept d' »Assemblée des Communs » dans un appel imaginant les « étapes suivantes » pour les réseaux P2P et les communs.

Des collectifs motivés ont fait avancer l’idée, comme celui de Toulouse qui a invité Michel Bauwens à venir parler de l’assemblée des communs sur place. Après un nouveau point d’orgue lors du « Forum des usages Coopératifs » de 2014, puis le festival auto-organisé « Le temps des Communs » en octobre 2015 qui a vu émerger 344 événements avec l’appui logistique de l’association VECAM, l’idée de fédérer les communs sous la forme d’assemblées pérennes était mûre.

Après ce festival, plusieurs assemblées des communs ont donc commencé à émerger explicitement à Lille, Toulouse, Brest, Rennes et d’autres grandes villes françaises. A ce stade, les assemblées sont toutes à l’état de préfiguration et que chacune d’elles est en train d’inventer son propre mode opératoire en tant que structure informelle. Pour le moment, la plupart ne se sont réunies qu’une ou deux fois seulement. Pourtant, elles disposent déjà d’un wiki pour documenter et échanger leurs pratiques, et d’un site internet pour communiquer vers l’extérieur.

L’objectif de ces assemblées est d’abord d’être un forum d’échanges d’expériences et de favoriser la rencontre des commoners. Elles souhaitent également promouvoir la mise en place d’une économie éthique qui pourrait créer des moyens de subsistance autour des communs. Elles essayent d’identifier et de développer les communs en les cartographiant et en créant du réseau.

Une des assemblées les plus actives est située à Lille (Nord de la France) où les assemblées se tiennent une fois par mois depuis octobre 2015. Là-bas, des nouvelles des différents communs sont ainsi régulièrement échangées, mais aussi des compétences, des idées et des savoirs sous la forme d’ateliers auto-gérés organisés par les membres présents. Tous les membres de l’assemblée ont la possibilité de proposer un atelier et les autres membres peuvent y participer si la proposition leur plaît.

Tous les citoyens sont invités à participer aux assemblées. Les profils sont d’ailleurs assez différents : du responsable associatif à l’élu local en passant par le commoner… on rencontre les acteurs du libre, des cartes ouvertes, des fablabs, des AMAP, des repair cafés,  du développement durable, des incroyables comestibles, enseignants, chercheurs et bibliothécaires : une belle convergence des acteurs locaux ! Lors d’un tour de table, qui vise à créer de la cohésion, chacun se présente et décrit le commun ou la structure à laquelle il participe.

Néanmoins, en aucun cas une personne ne représente une organisation. Chaque personne participe à l’assemblée en tant qu’individu (et elles témoignent souvent de leur soulagement à pouvoir le faire). Il existe ainsi de grandes disparités entre les différents participants qui constituent pourtant des complémentarités : certains connaissent la notion de communs depuis de nombreuses années tandis que d’autres découvrent le concept et sont ravis de participer aux ateliers d’initiation proposés par les premiers.

Le mode opératoire qui a été adopté jusqu’à présent est pair-à-pair et décentralisé. Néanmoins, les membres de l’assemblée sont très attentifs à laisser des traces écrites de leur travail (principalement dans le wiki) comme il est conseillé de procéder pour fonctionner en stigmergie, un mécanisme de coordination indirecte. Cela peut effrayer certaines personnes au début, voire être considéré comme inefficace car informel, mais en réalité, les ateliers sont opérationnels les uns après les autres et les objectifs sont atteints sans recourir à des votes ou à des réunions sans fin. Et c’est précisément cette « preuve de concept » documentée qui auto-légitime les assemblées.

La gouvernance est actuellement basée sur le consentement : tant que personne n’oppose d’objection argumentée, les dossiers avancent. Après six mois de fonctionnement et sept assemblées, aucune objection majeure n’a émergé. Et si cela devait arriver, l’assemblée favoriserait sans doute le dialogue plus que le vote. L’accent est mis sur l’accueil des élans contributifs et sur la confiance a priori. Les membres de l’assemblée préfèrent construire quelque chose ensemble plutôt que de « se battre contre ».

Pour le moment, l’assemblée lilloise est financièrement soutenue par une association locale pour la location des salles. Elle travaille en étroite collaboration avec la Chambre des Communs naissante dont la vocation à terme est d’assurer le soutien financier des activités de l’assemblée.

Malgré l’implication concrète de plusieurs personnes, la chambre des communs peine à se concrétiser et n’est encore qu’un concept car il semble plus facile de fédérer des individus que des structures établies qui sont souvent dépendantes d’institutions politiques et/ou associatives locales. Il existe néanmoins un site internet qui propose des explications pour aider à populariser ce concept et suivre l’avancée de la construction des chambres qui se fera sans doute naturellement une fois que la dynamique des assemblées sera suffisante.

A Lille et à Toulouse, des « chartes sociales » sont en cours d’écriture. Ces textes visent à formaliser les objectifs des assemblées (éthique, valeurs partagées, interactions avec le tissu local), leurs gouvernance, outils, méthodes, partenaires,…

C’est juste un début… mais il est prometteur !

Et si nous pouvions partager quelques conseils à des personnes ou des commoners souhaitant créer leur propre assemblée, nous dirions peut-être :

  • Fixez-vous quelques objectifs simples, agissez, et documentez ce que vous faites (plutôt que de vouloir écrire dans le détail ce qui devrait être fait).
  • Laissez les gens libres d’agir individuellement, leur créativité et l’intelligence collective vous surprendront.
  • Même si le mode opératoire est décentralisé, prenez soin de prévoir des temps collectifs pour faire connaissance et partager afin de favoriser la dynamique de groupe.
  • N’hésitez pas à inviter des élus locaux, des représentants associatifs qui n’appartiennent pas au réseau des communs pour commencer à créer des passerelles avec l’écosystème social local (ils sont d’ailleurs souvent très contents de découvrir de nouvelles pratiques).
  • Utilisez les outils numériques dès le début pour créer de l’émulation au sein de l’assemblée et entre les différentes assemblées.

Et si vous souhaitez participer, il y a forcément une liste de diffusion pour démarrer !

Merci à Michel Bauwens, Jose Ramos, Bernard Brunet, Michel Briand, Simon Sarazin, Pierre Trendel et tous les membres de l’assemblée des communs de Lille pour leur précieuses contributions directes ou indirectes à la rédaction de cet article.

Photo : Florent Lamiot – Assemblée des communs de Lille – Février 2016