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Shifting Economy : une boîte à outils pratique pour entrer dans les prochaines économies

Un document en anglais réalisé par Emmanuel Mossay et Michel de Kemmeter qui propose d’explorer :

  • Les 10 espaces économiques en croissance
  • 20 schémas pratiques pour visualiser le chemin de la transition
  • Les 14 étapes de la transition économique
  • 20 clefs pour réussir les processus d’inclusion
  • La description de 48 futurs métiers

Traduction de la préface :

L’Homo sapiens est en train d’évoluer vers la post-économie. La nouvelle économie doit gérer la rareté et la richesse, un double problème qui n’est pas intégré dans les principales théories économiques classiques. Il y aura
un choc important entre l’opulence, décrit par l’économiste John Kenneth Galbraith dans The Affluent Society, et la rareté sur la planète Terre. La seule planète que nous ayons. Il n’ y a pas de planète B.
L’Occident s’est fortement développé surtout au début de l’industrialisation, grâce au dualisme, un vieux paradigme provenant de Platon. Cette logique de contradictions, a été très utile parce qu’elle a forcé les Occidentaux de faire des choix entre « l’un ou l’autre », entre les solutions de rechange, entre le bien et le mal afin de le progrès et d’agir. La machine à vapeur en est un bon exemple, inventée trois siècles plus tôt en Chine comme divertissement, mais installée seulement au XVIIIe siècle au cœur de l’industrie dans le domaine de l’énergie par l’Europe et les Occidentaux. Le dualisme platonique est au cœur de la créativité mais a été et est toujours à l’origine de de nombreux conflits et même des guerres qui ont fait du XXe siècle le plus sanglant de l’histoire humaine.

La sagesse asiatique nous enseigne cependant un autre paradigme de base différent : le principe du Yin et du Yang, la complémentarité des oppositions doubles qui se fondent en une synthèse. De plus, dans l’écriture chinoise, il y a est un idéogramme unique pour les mots « crise » et « opportunité ».

Ce concept s’harmonise parfaitement avec la découverte de la physique quantique selon laquelle la lumière est à la fois une onde et un faisceau de particules, les photons. Niels Bohr, l’un des pères fondateurs de la physique quantique, a résumé cette intuition par l’expression latine « Contraria complementa sunt », qui remplace l’ancienne logique de l' »un ou l’autre » par le principe révolutionnaire « et / ou », qui ouvre la voie à des solutions coopératives.

Cette prise de conscience s’accentue progressivement dans la pensée occidentale et aura des conséquences de grande portée. Il nous conduira à une nouvelle approche holistique, explorant les énergies cachées de la diversité, des divergences, des oppositions et promouvant la synthèse et toutes sortes de compromis créatifs, dans un monde d’interdépendance, où les gouvernements nationaux sont trop petits pour les grands problèmes et trop grands pour les petits. La praxis économique a déjà adopté ce que l’on appelle la « Coopétition », quand la concurrence et la coopération ne sont plus exclusifs selon les principes darwiniens mais complémentaires, voire inclusifs selon les règles de la mécanique quantique.

La montée en puissance de cette approche inclusive et globale est un défi pour les dirigeants politiques et économiques qui font face aux défis locaux du populisme émergeant des craintes et de l’incompréhension de ce qui se passe dans le monde global d’aujourd’hui et le village mondial de demain. La définition nationaliste du terme « peuple » est devenue obsolète. Dans la plupart des pays, les « personnes » sont devenues une « population » à caractère multiculturel. Le nationalisme et le populisme sont parfaitement compréhensibles, mais ils sont devenus contre-productifs parce que plus orientés vers l’avenir. Le protectionnisme est la traduction économique et culturelle du nationalisme. Un certain protectionnisme existait déjà avant l’économie et la politique, même avant les êtres humains : les premières membranes protégeant les cellules vivantes, stressées dans notre corps. Ce vitalisme égoïste est toujours attirant mais suicidaire dans un monde changé dès que les nationalistes égoïstes proposent de construire des murs au lieu de ponts.

En ces temps de complexité croissante, la démocratie est prise entre toile et araignée. Certains citoyens disent
« Nous avons un vote, mais nous n’avons pas de voix ». C’est un sérieux avertissement adressé aux politiciens. Les problèmes sociétaux sont extrêmement complexes et le processus de prise de décision est très opaque. Les gouvernements, les autorités décident, « ils » règnent, légifèrent, imposent…

Il y a une « théification » de la politique qui va très loin, ce qui rend la gouvernance impersonnelle, abstraite et
ressemblant à une peinture non figurative. Nous devons réinventer la démocratie en introduisant des éléments de
la prise de décision participative, en informant et expliquant et en remplaçant les démagogues par des pédagogues.

Le plus important est de modifier les systèmes de vote démocratique. Un modèle pourrait être la promotion de
le « vote par points », un système électoral par lequel chaque électeur obtiendrait un nombre de voix pluriel, par exemple dix voix, qu’il pourrait librement exprimer et répartir sur différents partis et candidats selon des critères suivants l’intensité de ses préférences. Cela permettrait d’affiner les choix des électeurs. De même, au niveau micro-économique des entreprises et des sociétés, la coopération démocratique entre toutes les parties prenantes, transcendant leurs intérêts exclusifs, est en jeu dans l’ère post-économique. Encore plus herculéen est le gouvernement.

A une échelle beaucoup plus large, les institutions européennes souffrent également de plusieurs problèmes fonctionnels et ont à faire face à de grands défis. Une Communauté fiscale européenne devrait être créée conformément au principe « pas de représentation sans taxation ».
Aujourd’hui, le Parlement européen n’ a pas de pouvoir d’imposition, il lui est donc difficile de mettre en œuvre de nouvelles stratégies et de nouvelles lois. Nous devons également simplifier et clarifier les systèmes fiscaux. Dépenses budgétaires en matière de défense, de sécurité, d’énergie, de politique de développement, intégration des immigrés, recherche, communication numérique… doivent être euro-européens. Pour une Europe forte, un
budget public est nécessaire. Le budget des institutions de l’UE s’élève à 1% contre 27% aux Etats-Unis pour le budget des dépenses fédérales.

La zone euro, pour faire face aux distorsions de concurrence entre les Etats membres, doit imposer
des mesures sévères d’austérité impliquant la réduction des dépenses publiques, des salaires, de toutes sortes d’allocations.
La gestion des taux de change par pays n’est plus possible au sein d’une zone de monnaie unique.
Les mesures d’austérité considérées comme une « dévaluation interne » font que l’Union européenne est
impopulaire et peut mener à la déflation économique. Seule une politique budgétaire efficace menée par l’UE pourrait stabiliser la zone euro.
L’Europe doit s’unir face aux révolutions scientifiques et technologiques en cours.
L’histoire de l’humanité a en effet été guidée par les découvertes et les innovations scientifiques, à commencer par la découverte du feu, il y a 300 000 ans.
Aujourd’hui, les inventions scientifiques sont écrasantes dans tous les domaines. L’acronyme B. I. N. C. C. est utile pour résumer les révolutions scientifiques en cours :

  • Biogénétique, fabuleux progrès de la médecine, durée de vie moyenne de 100, 150, 200 ans ??
  • Technologies de l’information (applications informatiques, IA, réalité virtuelle et robots physiques, impression 3D). Emergence du « robot sapiens ».
  • Nanotechnologie. Demain, nous pourrons parler à chaque citoyen de la terre dans notre langue,
    et comprendre toutes les langues du monde grâce aux nano-ordinateurs (sans fil ou implantés dans notre propre corps)
  • Sciences cognitives, recherche et manipulation du cerveau humain.

Les conséquences socio-économiques du tsunami des innovations scientifiques et technologiques seront écrasantes et dramatiques pour la communauté mondiale et les membres de l’humanité.
La numérisation et la robotisation réduiront considérablement le temps de travail, les salariés seront remplacés par des salariés indépendants, l’existence des marchés mondiaux ira de pair avec le travail à domicile, les multinationales seront en concurrence mais aussi coopéreront dans de nombreux domaines, la propriété intellectuelle ne sera plus protégée, l’interconnectivité éliminera tout type d’intermédiaires sur les marchés, le commerce électronique prendra le relais du shopping. AIRBNB, Uberisation, économie circulaire, mise en commun, fabrication personnelle, cours en ligne ouverts, les universités du monde entier se répandront, les paiements en espèces disparaîtront. Le développement de l’énergie solaire et de la fusion nucléaire va bouleverser l’équilibre économique et politique mondial. La richesse se transformera en bien-être et la recherche du bonheur deviendra un objectif sociétal.

Une ère post-économique apparaîtra, mais il faudra néanmoins faire face à beaucoup d’ombres de progrès: démographie, vieillissement, climat, alimentation… la rareté, la RAM (résistance antimicrobienne), les armes de destruction massive, la difficulté de transformer le multiculturalisme en interculturalité….

Il va sans dire que le tsunami actuel d’innovations scientifiques et technologiques révolutionnera la communauté mondiale pour le meilleur et pour le pire. Par conséquent, la question ultime sera et est déjà la question de l’éthique. Comment transformer tous ces changements en progrès humain ? Comment gérer l’éthique en politique, en économie, dans les affaires? Et quelle est la « bonne éthique »? Qui peut décider de ces valeurs ? Quelles sont les règles applicables à tous ? On s’en tient au plus petit dénominateur commun ?

Bouddha, Jésus-Christ, Kant et d’autres dirigeants moraux ont dit : »Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse ». Mais cette règle est-elle suffisante pour améliorer la vie humaine sur terre ?

La ligne directrice de SHIFTING ECONOMY est la quête du but dans l’économie, la quête de l’éthique dans les affaires – avec des outils utilisables sur le terrain. C’est aussi une invitation à tous les décideurs à imaginer
et réaliser de nouveaux rêves pour relier les êtres humains, et transformer le chagrin du village planétaire en bonheur humain.

Mark Eyskens
Professeur émérite d’économie et ancien Premier ministre de Belgique

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Photo : Andres Musta (CC BY-NC-ND 2.0)

Elinor Ostrom, les communs et l’anti-capitalisme

En 2009, l’économiste politique américaine Elinor Ostrom devint la première femme à recevoir le Prix Nobel d’Economie. Au sens strict, elle n’était pas plus économiste que le prix était un Nobel puisqu’il s’agissait du Prix de la Banque de Suède. Née « pauvre », selon ses propres termes, en Californie, durant l’été 1933, elle a publié « Governing the Commons » [Gouverner les communs, NdT] en 1990 et est décédée d’un cancer en 2012. J’ai eu la chance de la rencontrer en personne et de pouvoir passer ces deux dernières années à faire un travail de recherche détaillé sur ses travaux. Je suis anti-capitaliste, et bien qu’elle n’aurait sans doute pas accepté cette appellation, je soutiendrai ici que ceux qui veulent créer une économie démocratique et écologique qui dépasse le marché et l’état, trouveront une énorme inspiration dans son travail.

L’objectif principal d’Ostrom était d’examiner comment les ressources communes pouvaient être gérées. Elle a expliqué que les ressources communes incluaient les lacs et la pêche parce qu’ils ne pouvaient pas être facilement divisés en propriétés privées, et  qu’ils devaient donc être gérés par une forme de convention collective. Son travail et celui de son mari Vincent Ostrom, a commencé par l’étude des nappes phréatiques autour de Los Angeles. Immortalisé dans le film de Roman Polanski « China Town », différents utilisateurs étaient sur le point de prélever trop d’eau dans le système. Si une quantité trop importante d’eau avait été prélevée, la nappe phréatique aurait tellement baissé que de l’eau salée aurait été aspirée, détruisant le système. Les Ostrom ont constaté que les utilisateurs de l’eau ont formé des associations et que, en dépit de la difficulté du défi, ils ont trouvé des moyens de co-exploitation pour préserver le système.

A la fois à l’écoute de Garret Hardin, qui avait proclamé la Tragédie des Communs et fait valoir que si les Communs n’étaient pas protégés par des enclosures ils s’éroderaient,  Elinor était également ennuyée par son point de vue qui consistait à affirmer que la population devait être réduite par des mesures agressives, ce qui l’a inspirée pour renouveler son précédent travail sur la mise en commun des ressources :

Elinor Ostrom : Hardin a fait un discours sur le campus [de l’Indiana University à Bloomington], auquel je me suis rendue, et il a évoqué les choses de manière générale – mais à ce moment, le fait est qu’il était vraiment inquiet à propos de la population. Il a suggéré que tous les hommes et toutes les femmes devraient être stérilisés après avoir eu un enfant. Il était très sérieux en disant cela.

Margaret Levi : c’était réellement Garret Hardin ?

Elinor Ostrom : oui – et pas Russel [Hardin]. Garret Hardin. Je fus quelque peu surprise : « Ma théorie prouve que nous devrions faire cela », et les gens ont demandé : « Ne pensez-vous pas que c’est un peu violent ? » « Non ! C’est ce que nous devrions faire, sinon nous sommes fichus. » Bon, dans mon esprit, il est donc devenu totalitaire. J’avais ainsi vu un vrai cas où sa théorie ne fonctionnait pas.

Aussi bien Elinor que son mari Vincent s’auto-intitulaient « institutionalistes » parce qu’ils s’intéressaient à comment les institutions fonctionnent, et les étudiaient du point de vue de l’économie politique. Ils se sentaient concernés par deux problèmes essentiels : comment les ressources pouvaient être gérées d’une manière écologiquement durable, et comment un système autonome pouvait être encouragé. Vincent, qui est mort quelques jours seulement après Elinor, également du cancer, était un penseur à part entière fascinant, et a publié de nombreux livres.

Il y a, je pense, deux approches communes de la relation d’Elinor avec la gauche, la pensée radicale et l’anti-capitalisme. La première consiste à penser qu’elle a puisé dans l’économie libérale, en commençant par Adam Smith, était hostile à l’État et était essentiellement hayékienne, et en tant que telle, qu’elle n’a rien à voir avec le socialisme. L’approche opposée est de proclamer les communs comme l’alternative au capitalisme, de noter qu’elle a remporté un prix Nobel pour avoir théorisé sur les communs et, à cet égard, qu’elle était à gauche. Je pense que les deux approches ont tendance à trop simplifier son approche nuancée et inhabituelle : bien que sceptique sur le fait que l’Etat pourrait agir comme un chevalier blanc pour faire face à l’inégalité et à l’oppression, elle n’était cependant pas libertaire. En tant que théoricienne des communs, elle n’était pas une fondamentaliste des communs, comme elle ne les voyait pas comme une panacée pour tous les maux sociaux et écologiques.

Aussi, Ostrom ne s’est jamais identifiée à la gauche traditionnelle. Lorsqu’on lui a demandé si elle  contestait ceux qui accusaient ses théories d’être « implicitement socialiste », elle a répondu : « Oui. Je ne pense pas qu’ils soutiennent que le socialisme est une théorie « top-down ». Beaucoup de gouvernements socialistes sont très « top-down » et je pense que ma théorie affirme que tout gouvernement « top-down », que ce soit à droite ou à gauche, n’est probablement pas en mesure de résoudre la plupart des problèmes de durabilité des ressources dans le monde ». Cependant, elle n’était pas non plus conservatrice comme son amie Amartya Sen, mais était plutôt partisane d’une plus grande égalité sociale, en déclarant carrément à un journal allemand que d’être «né riche est toujours mauvais ».

Les Ostrom étaient certainement au courant de la critique de la planification centrale de Friedrich Hayek, mais ils étaient d’accord pour rejeter l’idée que les marchés étaient spontanément efficients. Ils croyaient que tous les niveaux de la société pouvaient tirer bénéfice d’une conception institutionnelle intelligente et expérimentale. Difficile à classer, avec leur propre approche unique, les Ostrom peuvent sembler déconcertants. Ni anarchistes, ni chantres du marché libre, ni partisans du contrôle « top-down », ils étaient au mieux très inhabituels et, au pire, tout à fait déroutants.

Je crois qu’Elinor Ostrom a fourni une ressource énorme pour tous ceux d’entre nous qui souhaitent voir ce que nous pouvons apprendre d’elle à propos d’une alternative au néo-libéralisme. Sa propre pratique académique était radicale : elle a cherché une économie au-delà du marché et de l’Etat, a préconisé une forme pratique de l’écologie politique, a examiné comment les communs pourraient fonctionner pour la communauté, et a également montré l’importance d’une conception institutionnelle prudente dans le changement social. Elle a également contesté le modèle de « l’homme et la femme économiques rationnels » et se faisait l’avocat des femmes, des minorités, des populations autochtones et des paysans.

Sa pratique académique était radicalement égalitaire et, à cet égard, donne une leçon pratique à toute la gauche. Sa recherche intégrait le respect des autres : elle demandait aux gens comment ils conservaient les communs et renforçait la base de connaissances. La quasi-totalité de son travail était collaboratif. Quand elle a téléphoné à son mari et lui a dit qu’elle avait gagné le prix Nobel, elle a dit : « Chéri, nous avons gagné un prix ». Une grande partie de leur travail est donc attribuable à un « nous » et non à un « je », et ils ont mis en place un atelier innovant qui, encore à ce jour, pratique une approche communautaire du travail scolaire. Elle a demandé aux participants de l’atelier de critiquer son projet de discours pour le Nobel, mis en place une bibliothèque de documents sur les communs en libre accès et libre usage, et était peer-to-peer avant même que l’expression ait été inventée.

Le titre de sa conférence pour le Nobel était « Au-delà des marchés et des États ». Même si elle n’a rejeté ni le marché ni l’État, elle a vu au-delà en reconnaissant qu’il y avait d’autres façons de gouverner l’activité économique humaine. Même à gauche, l’économie au-delà du marché et de l’état semble impossible. La gauche estime qu’il est difficile d’imaginer des alternatives au marché, et le consensus néo-libéral estime que le marché est la réponse à tous nos maux. Depuis le démantèlement du NHS jusqu’aux nouveaux traités commerciaux qui balayent les obstacles au bénéfice des sociétés, les valeurs de marché sont considérées comme une panacée. La recherche prudente et détaillée de Ostrom dans l’économie de non-marché est essentielle dans ce qu’elle suggère qu’il y a une vie au-delà de la panacée supposée du marché.

En particulier, elle a étudié les communs pour montrer que la propriété collective communale était possible dans de nombreuses circonstances. Utilisant un grand éventail de techniques pour étudier la gestion des ressources communes, elle a surtout étudié avec succès les communs avec une technique d’étude de cas historiquement fondée, et la constitution d’une liste de huit caractéristiques de conception des communs durables. Sa liste de huit caractéristiques n’a pas vocation à être normative, mais elle constitue une leçon pour la gauche anti-capitaliste. Créer des alternatives qui fonctionnent bien exige une étude minutieuse des alternatives réussies et de celles qui ont échoué pour concevoir des institutions qui peuvent potentiellement fonctionner. Espérer créer des solutions de rechange est un vain espoir sans recherche rigoureuse.

En tant qu’institutionnaliste, elle a considéré les structures démocratiques et économiques en fonction d’un ensemble de règles. Pour elle, la liberté humaine implique des gens plus conscients des règles qui existent et de leur permettre de comprendre que de nouvelles règles sont possibles. Cela semble une bonne base pour une politique pragmatique de libération. Il est clair aussi que le travail de refonte des règles institutionnelles du néo-libéralime vise à « marketiser » la société de plus en plus. Les alternatives au néolibéralisme, plutôt que d’être purement défensives, peuvent chercher à modifier les règles sociales pour créer une économie démocratique et diversifiée.

Ses recherches ont également porté sur la motivation humaine et la subjectivité. L’idée mise en avant par les économistes selon laquelle nous serions tous des égoïstes rationnels a été contestée par sa recherche minutieuse. Elle a montré que si les gens pouvaient se montrer intéressés et court-termistes, il était possible de promouvoir un comportement humain plus coopératif. Par-dessus tout, elle était très critique vis-à-vis d’une économie qui a simplifié et faussé la vie sociale humaine. Elle et Vincent ont fait valoir que la langue, la culture et l’écologie, devaient être pris en compte lors de l’élaboration d’institutions qui fonctionnent. En effet, il a noté, en rejetant une foi fondamentaliste dans l’économie dominante, que « des doctrines absurdes peuvent répondre aux normes de rigueur logique et à la preuve mathématique, mais donner des conséquences désastreuses quand elles sont utilisées pour agir. Les actions humaines doivent s’inspirer de principes généraux qui peuvent être appliqués à certains moments et lieux selon des exigences qui varient en fonction des circonstances écologiques et culturelles ».

Elinor Ostrom était une écologiste politique très pragmatique qui a fait valoir que nous devrions respecter les sept prochaines générations et défier le consumérisme, en notant : «Nous devons amener les gens loin de l’idée qu’il faut posséder une voiture de luxe et une immense maison… Certaines de nos mentalités à propos de ce que signifie avoir une bonne vie, ne vont pas, je pense, nous aider dans les 50 prochaines années. Nous devons réfléchir à la façon de choisir une vie utile où nous nous aidons les uns les autres d’une manière qui aide vraiment la Terre ». Dans le même temps, elle s’intéressait aux détails qui pourraient faire fonctionner une société plus verte, plutôt que d’émettre simplement des slogans généraux. Les Ostrom et leurs collègues ont montré que les alternatives à une société dominée par quelques individus étaient possibles. Pour ceux d’entre nous qui veulent créer une société démocratique qui va au-delà du profit à court terme, je dirais que leurs idées sont essentielles.

Je me suis profondément nourri de ses idées. Déclarer simplement qu’elle était un défenseur des communs et appliquer bien ou mal ses éléments structurels à des situations différentes est insuffisant, il est utile de lire son travail et de réfléchir. Gouverner les communs est essentiel, bien sûr, mais elle a laissé des centaines de documents, la plupart d’entre eux disponibles gratuitement sur la toile (http://dlc.dlib.indiana.edu/dlc). En tant que penseur sérieux se concentrant sur les questions les plus importantes, son travail est nécessaire si nous voulons développer des systèmes économiques qui respectent l’humanité, soutenir l’écologie et travailler démocratiquement. J’aimerais lui donner le dernier mot. En 1997, elle a résumé son approche qui contraste avec l’avidité affairiste et court-termiste habituelle, et je pense qu’elle est assez claire :

« Notre problème c’est comment élaborer des règles à plusieurs niveaux qui permettent aux humains de s’adapter, d’apprendre et de changer au fil du temps afin que nous maintenions les ressources naturelles de grande valeur dont nous avons hérité pour que nous puissions être en mesure de les transmettre. Je suis profondément reconnaissante aux peuples autochtones des États-Unis qui ont eu l’image des sept générations comme étant le temps opportun pour réfléchir à l’avenir. Je pense que nous devrions tous réintégrer dans notre esprit cette règle des sept générations. Lorsque nous prenons des décisions vraiment importantes, nous devrions nous demander non seulement ce que cela fera pour nous aujourd’hui, mais aussi ce que cela fera pour nos enfants, les enfants de nos enfants, et les enfants de leurs enfants dans l’avenir. »

Article initialement publié en anglais dans STIR magazine n°04, Hiver 2014 par Derek Wall sous licence Creative Commons BY-NC-SA 3.0

Derek Wall est le Coordinateur International du Green Party [Parti Vert] d’Angleterre et du Pays de Galles. Son dernier livre est The Commons in History [Les communs dans l’histoire, NdT] (MIT 2014) et il vient également de publier The Sustainable Economics of Elinor Ostrom: Commons, Contestation and Craft [L’économie durable de Elinor Ostrom : Communs, Contestation et Artisanat, NdT]. Il enseigne l’économie politique au Goldsmiths College, Université de Londres. Ecosocialiste engagé, il écrit aussi pour le Morning Star.

Traduction : Maïa Dereva

 

De nouvelles entreprises pour mieux répartir la valeur des communs

Michel Bauwens est un théoricien du Pair à pair, auteur et conférencier sur des sujets technologiques et culturels innovants. Il nous donne son point de vue sur les modèles économiques ouverts et les façons de les favoriser.

Quels sont les exemples les plus marquants d’initiatives libres ?

Il y a deux secteurs sur lesquels on a des expériences significatives : le logiciel et l’open manufacturing avec Arduino.

Dans le cas du logiciel libre, Linux et Ubuntu sont de bons exemples qui posent bien les questions de l’économie de la contribution. Les trois quarts des individus qui travaillent sur le noyau de Linux sont salariés par ailleurs. Dans ces systèmes, on construit du commun avec des bénévoles, quelques salariés et la contribution d’entreprises. On constate que peu de contributeurs volontaires vivent de leurs seules contributions.

On retrouve la même situation dans l’écosystème Arduino avec une différence concernant les institutions du commun. En effet, dans le logiciel libre, il y a des institutions du commun : Ce sont des associations à but non lucratif qui protègent les infrastructures, la viabilité et les conditions de production et de diffusion du commun. Ce sont les fondations Linux, Wikimedia, Bitcoin par exemple. Dans l’open hardware, la dépendance aux entreprises est plus grande. Cela est probablement dû à la dimension matérielle du produit qui en renchérit énormément le coût de fabrication, et les institutions du commun moins nombreuses, voire absentes.

Dans ces exemples, comment les contributeurs trouvent-ils une rémunération ?

Justement, c’est bien là le problème, ils ne la trouvent pas directement par leur implication dans la production de biens communs. Les individus doivent aller dans l’économie marchande pour pouvoir subvenir à leurs besoins.

On a besoin de structures intermédiaires entre les fondations et les entreprises marchandes pour résoudre cette question. Pour l’instant, ces structures intermédiaires n’existent pas encore. On pourrait imaginer des organisations coopératives qui seraient liées aux structures qui prennent en charge la construction du commun.

Un article de Michel Bauwens, Louis-David Benyayer et Karine Durand-Garçon

Lire la suite de l’article sur le site WithoutModel.com