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Evolution des modes d’échanges dans le contexte de la théorie P2P

Karatani, dans « The Structures of World History », propose un argument clé selon lequel la structure sous-jacente clé est moins le mode de production, que le «mode d’échange». Le point de vue du mode d’échange lui permet de parler du lien Capital-État-Nation, au lieu de croire que l’Etat et la nation sont des épiphénomènes (superstructures). Par exemple, ce changement dans la compréhension des structures et de leur évolution, contribue à expliquer la nature contradictoire du capitalisme, en insistant sur l’innovation dans le domaine de l’échange, fondée sur l’invention de l’échange neutre et de l’intérêt mutuel, au-delà de l’exploitation nue de la condition de travail, et de sa subordination hiérarchique permanente.

Karatani distingue quatre «modes d’échange» :

  • Le mode A qui consiste en la réciprocité et le don
  • Le mode B qui consiste à prendre des mesures et à protéger
  • Le mode C qui consiste en l’échange des produits de base, et
  • Le mode D qui transcende les trois autres.

L’aspect transcendant et incluant du mode D permet de constater qu’il :

  • est relatif à la condition nomade qui est entièrement basée sur l’actionnariat communal
  • est relatif à l’aspect économie du don des sociétés de clans
  • est relatif à l’aspect distribué des structures médiévales
  • rend hommage aux avantages du marché et même au capitalisme
  • nous aide à distinguer les aspects de mode de production et de mode d’échange de la production basée sur les communs par les pairs

Kojin Karatani dans son livre, “The Structure of World History: From Modes of Production to Modes of Exchange”, Duke University Press, 2014, fait une innovation théorique importante qui fait écho aux travaux de 2005-6 de la théorie P2P.

En théorie P2P, nous utilisons la grammaire relationnelle de Alan Page Fiske (Voir le modèle de typologie en anglais), qui sont des modes d’attribution, c’est-à-dire des modes d’échange, et nous avons proposé que si les quatre modes existent dans la plupart des sociétés à presque toutes les époques, c’est la variation relative de leur domination qui change au fil du temps.

Nous rejoignons Katakani en ce qui concerne l’économie du don dans les sociétés tribales, mais nous avons mentionné que l’actionnariat communal était probablement le mode principal en petits groupes ; Ensuite, il y aurait eu le classement par l’autorité dans les sociétés de classes pré-capitalistes, qui est devenu le prix du marché sous le régime du capitalisme, et comme nous l’avons soutenu, il est prévu que l’actionnariat communal redevienne dominant en raison de tous les changements que nous voyons autour des technologies peer-to-peer, de la dynamique relationnelle et de la production par les pairs. C’est la revendication centrale très basique de l’œuvre de la Fondation P2P, et c’est ce qui nous distingue de beaucoup d’autres qui reconnaissent le p2p sans reconnaître sa centralité émergente.

Karatani fait un mouvement similaire, en faisant valoir que les modes de production n’expliquent pas adéquatement l’évolution de la société, mais que les modes d’échange le font. Il reconnaît le mode A, pré-capitaliste, les sociétés tribales de pré-classes, le mode B, la règle et de la protection, le mode C, le capitalisme et le mode D un retour à la logique de la réciprocité du mode A, mais qui transcende et inclut des fonctionnalités de tous les précédents modes. Ceci est très proche de notre propre utilisation de la théorie intégrale.

Néanmoins, l’approche de Karatani résout et éclaire un certain nombre de questions. Tout d’abord, il souligne l’erreur de Marx de ne pas voir la différence entre les structures nomades, avec la liberté de se déplacer et sans accumulation de biens, mais avec mise en commun des ressources, et les sociétés tribales claniques, qui utilisent la réciprocité directe organisée, qui lie les gens à leurs sociétés. Ainsi les sociétés nomades sont dans le «pur don» de la mise en commun (à savoir l’actionnariat communal de Fiske), tandis que les sociétés tribales plus grandes et sédentaires utilisent la réciprocité. Dans ce contexte, Fiske permet plus de clarté en distinguant les deux, que leur regroupement en un seul mode simple A. Il y a un grand nombre d’avantages à distinguer plus clairement le mode de production du mode d’échange.

Par exemple, dans la représentation de l’évolution de la coopération, dérivée des travaux d’Edward Haskell, nous insistons sur l’évolution des modes accusatoires (domination de pure classe par le travail forcé), aux modes neutres (les marchés), aux modes synergiques (peer to peer). De toute évidence, en tant que mode de production, le capitalisme est encore un mode de domination de classe pure, basée sur le chantage de vendre son travail à un propriétaire du capital, et d’être dans une position dépendante et subordonnée. Mais quand on regarde le mode d’échange, il est impossible de ne pas reconnaître cette innovation et comment cela modifie profondément la subjectivité des participants, y compris les travailleurs, qui doivent vendre leur propre travail comme une marchandise. Il est beaucoup plus facile d’expliquer à certains publics de gauche sceptiques, qui ne veulent pas entendre quoi que ce soit de positif sur les marchés et le capitalisme, que l’on peut si utilement distinguer les modes d’échange et les modes de production, et la façon dont on en fait la motivation première, ce qui influe sur le comportement de ces derniers. Je pense que c’est une grande avancée théorique de Karatani, que nous pouvons utiliser. Cela nous aide également à faire la même chose pour la production par les pairs elle-même, quels sont ses «modes de production», et quels sont ses modes d’échange ? Bien que j’utilise la théorie de l’allocation de Fiske, je parle surtout de la production par les pairs comme un mode de production, et je crois que nous pouvons repenser cette représentation en différenciant ses divers aspects. Un autre grand point soulevé par Karatani est que le mode D ne se contente pas de revenir en arrière en mode A, mais transcende activement des éléments des trois modes précédents; ceci est crucial, et nous devons systématiser cette idée.

Par exemple,

  • A propos de la condition nomade qui est entièrement sur l’actionnariat communal
  • A propos de l’aspect économie du don des sociétés de clans
  • A propos de l’aspect distribué des structures médiévales

Il est difficile d’ignorer que l’une des caractéristiques essentielles des technologies peer to peer est la «libération des limites du temps et de l’espace», en d’autres termes, elle permet et facilite une existence nomade universelle. Cela ne signifie pas que tout le monde se rendra partout tout le temps, bien sûr, mais qu’un nombre toujours plus grand de personnes ne seront pas lié à leur territoire, qui comprend le territoire dans le sens virtuel, à savoir «organisation», ce qui est maintenant vrai à la fois pour la production immatérielle et matérielle. Comme Karatani relie très précisément la mise en commun des ressources à l’état nomade, cela renforce notre argument initial sur le retour de l’actionnariat communal comme mécanisme de base pour l’allocation. L’actionnariat communal dans la langue de Karatani, est un «don pur», à savoir sans les exigences de réciprocité directes de l’économie du don. Pourtant, avec l’actionnariat communal, nous voyons aussi une forte reprise des pratiques de l’économie de cadeau. Dans une compréhension pluraliste du mode D, cela fait beaucoup plus de sens que dans l’attente d’un simple retour à l’actionnariat communal.

De même, lorsque Douglas Rushkoff fait valoir que la Renaissance qui est issue du Moyen Age, considérait comme un idéal la centralisation de l’Empire romain, et a entrepris de recréer des structures centralisées pour les 400 années suivantes ; mais le fait que la Renaissance numérique regarde et réintroduise beaucoup de pratiques et de formes «distribuées» et « orientées local » des temps médiévaux, fait beaucoup plus sens si nous voyons le mode D comme un mode d’intégration. Plus important encore, il donne une justification supplémentaire à notre modèle triarchique des sociétés civiles organisées autour des communs, des markerspaces coopératifs, et fait fonctionner notre modèle d’Etat partenaire (que nous n’avons pas inventé, mais déduit du renforcement des institutions réelles des communautés p2p partout dans le monde). Si le mode D est intégratif, il donne un argument plus fort pour affirmer que la dynamique du marché et ses avantages ne peuvent pas simplement être refusés et supprimés, mais peuvent être utilisés dans un nouveau contexte. Mutualiser formes basées sur le marché, comme les modèles d’agriculture soutenue par la communauté, décrits et défendus par Silke Helfrich par exemple peut aussi faire beaucoup plus de sens. Mais aussi l’existence continue de l’Etat. Karatani dit que si la trinité Nation-état-capital est si forte, c’est parce que chacun est toujours venu en renfort quand les autres ont été menacés. Il voit le retour du mode D comme la réalisation du rêve de Kant d’une république du monde, le seul modèle qui peut éviter de nouvelles guerres mondiales entre des blocs régionaux luttant pour des ressources rares.

Le P2P montre le rôle clé que les communautés productives trans-locales, trans-nationales, y compris les coalitions entrepreneuriales mondiales éthiques qui émergent, peuvent jouer dans un scénario trans-national, sachant que je ne crois pas personnellement qu’une république simplement inter-nationale peut fonctionner. Face à la force de cette trinité, l’accent tant sur le plan local urbain, qu’au niveau transnational, fait beaucoup de sens en tant que stratégie de transition, puisque les tentatives de changer l’état-nation-capital semblent impossible aujourd’hui. Karatani fait le constat fort, et selon moi réaliste, que les fonctions d’intégration des communautés de la nation ne sont pas susceptibles de disparaître, ni les fonctions de redistribution de l’Etat.

Traduction : Maïa Dereva

L’évolution des modes d’échange selon Kojin Karatani

The Structure of World History: From Modes of Production to Modes of Exchange

Kojin Karatani (auteur), Michael K. Bourdaghs (traducteur)

karataniDans ce grand travail qui participe du changement de paradigme, Kojin Karatani  re-lit systématiquement la vision de l’histoire du monde de Marx,  en déplaçant l’accent de la critique des modes de production à celle des modes d’échange. Karatani cherche à comprendre à la fois la triade Capital-Nation-État, le système de verrouillage qui est la forme dominante de société mondiale moderne, et les possibilités de son dépassement. Dans la structure de l’histoire du monde, il retrace les différents modes d’échange, y compris la mise en commun des ressources qui caractérise les tribus nomades, les systèmes d’échange de cadeaux développés après l’adoption de l’agriculture sédentaire, l’échange de l’obéissance contre la protection qui se pose avec l’émergence de l’état, les échanges de produits de base qui caractérisent le capitalisme, et, enfin, un futur mode d’échange basé sur le retour de l’échange de cadeaux, mais modifié pour s’adapter à l’époque contemporaine. Il fait valoir que cette dernière étape marquant le dépassement du capital, de la nation, et de l’état est mieux comprise à la lumière des écrits de Kant sur la paix éternelle. La structure de l’histoire mondiale est à bien des égards la pierre angulaire de la brillante carrière de Karatani, mais il signale aussi de nouvelles directions dans sa pensée. (Source)

Voici sa préface :

Ce livre est une tentative de repenser l’histoire des formations sociales du point de vue des modes d’échange. Jusqu’à présent, dans le marxisme cela a été repris dans la perspective des modes de production – autrement dit du point de vue de qui possède les moyens de production. Les modes de production ont été considérés comme la «base économique», tandis que la politique, la religion et la culture ont été considérées comme la superstructure idéologique. Dans la façon dont il divise l’économie de la politique, ce point de vue est ancré dans la société capitaliste. En conséquence, ce point de vue se heurte à des difficultés pour tenter d’expliquer les sociétés pré-capitalistes : dans les sociétés asiatiques ou féodales, sans parler des sociétés de clans qui ont précédé ces dires, il n’y a pas de scission entre le contrôle politique et le contrôle économique. En outre, même dans le cas des sociétés capitalistes contemporaines, la visualisation de l’état et de la nation comme de simples superstructures idéologiques a conduit à des difficultés, parce que les agents actifs étatiques et la nation fonctionnent chacun de leur côté. Les marxistes croyaient que les superstructures idéologiques tels que l’Etat ou la nation allaient naturellement dépérir lorsque l’économie capitaliste serait abolie, mais la réalité trahit leur attente, et ils ont échoué dans leurs tentatives pour faire face à l’état et à la nation.

En conséquence, les marxistes ont commencé à insister sur l’autonomie relative de la superstructure idéologique. En termes concrets, cela signifiait compléter la théorie du déterminisme économique avec les connaissances provenant de domaines tels que la psychanalyse, la sociologie et la science politique. Ceci, cependant, a donné lieu à une tendance à sous-estimer l’importance de la base économique. De nombreux chercheurs en sciences sociales et les historiens ont rejeté le déterminisme économique et ont affirmé l’autonomie des autres dimensions. Même si elle a conduit à une spécialisation disciplinaire accrue, cette position est devenue de plus en plus répandue et acceptée comme légitime. Mais elle a donné lieu à la perte de toute perspective systématique totalisante pour comprendre les structures dans lesquelles la politique, la religion, la philosophie, et d’autres dimensions sont étroitement liées, ainsi qu’à l’abandon de toute tentative de trouver un moyen pour remplacer les conditions existantes. Dans ce livre, je me tourne de nouveau vers la dimension de l’économie. Mais je définis la situation économique non pas en termes de modes de production, mais plutôt en termes de modes d’échange.

Il existe 4 modes d’échange :

  • Le mode A qui consiste en la réciprocité et le don
  • Le mode B qui consiste à établir des règles et à protéger l’échange
  • Le mode C qui consiste en l’échange des produits de base, et
  • Le mode D qui transcende les trois autres.

Ces quatre types coexistent dans toutes les formations sociales. Ils ne diffèrent que sur lequel des modes est dominant. Par exemple, en une société capitaliste, le mode d’échange C est dominant. Dans le Capital, Marx considérait l’économie capitaliste, non seulement en termes de modes de production, mais aussi en termes d’échange des produits de base – il a théorisé comment la superstructure idéologique pourrait être produite à partir du mode d’échange C. En particulier dans le volume 3 du Capital, il s’est attaché à expliciter la façon dont une économie capitaliste est avant tout un système de crédit et donc abrite toujours la possibilité de crise.

Mais Marx n’a accordé que peu d’attention aux problèmes des sociétés précapitalistes. Il serait stupide de le critiquer sur ce point. Notre temps et notre énergie seraient mieux dépensés à expliquer comment les superstructures idéologiques sont produites par des modes d’échange A et B, de la même manière que Marx l’a fait pour le mode d’échange C. Voilà ce que j’ai essayé de faire dans ce livre. Une autre question que je pose est de savoir comment une société dans laquelle le mode d’échange A est dominant a émergé en premier lieu.

Depuis Marcel Mauss, il est généralement admis que le mode d’échange A (la réciprocité du don) est le principe dominant régissant les sociétés archaïques. Mais ce principe n’a pas existé dans les sociétés de groupes de chasseurs-cueilleurs nomades qui ont existé depuis les temps les plus reculés. Dans ces sociétés, il n’était pas possible de stocker des marchandises, et elles étaient regroupées, réparties à parts égales. Il s’agissait d’un don pur, qui n’avait pas besoin d’un contre-don réciproque. En outre, la puissance de régulation des membres individuels par le groupe était faible, et les liens du mariage n’étaient pas permanents. En somme, c’était une société caractérisée par une égalité qui découlait de la libre mobilité de ses membres individuels. La société de clans, fondée sur le principe de réciprocité, a surgi après que les bandes nomades ont fixé des règles. Ces règles fixes ont rendu possible une augmentation de la population ; elles ont également donné lieu à des conflits avec des étrangers.
De plus, parce qu’elles ont rendu l’accumulation de richesses possibles, ces règles ont inévitablement conduit à des disparités de richesses et de pouvoir. La société de clans contenait ce danger en imposant des obligations de don – contre-don. Bien sûr, ce n’est pas quelque chose que la société de clans avait intentionnellement prévu. Le mode d’échange A est apparu sous la forme d’une contrainte, comme « le retour du refoulé » de Freud. Ceci, cependant, a conduit à une lacune pour la société de clans : ses membres étaient égaux, mais ils n’étaient plus libres (c’est à dire librement mobiles). En d’autres termes, les contraintes liant les individus à la collectivité ont été renforcées.

En conséquence, la distinction entre le stade des peuples nomades et celle des règles fixes est crucial. Comme cela est bien connu, Marx a émis l’hypothèse d’un «communisme primitif» existant dans les temps anciens et a vu l’émergence d’une société communiste d’avenir comme la restauration de ce communisme primitif après la promotion du capitalisme. Aujourd’hui, cette position est largement rejetée comme un point de vue historique quasi-religieux. De plus, si nous nous appuyons sur des études anthropologiques des sociétés primitives qui existent actuellement, nous sommes forcés de rejeter cette idée du communisme primitif. Nous ne pouvons pas, cependant, rejeter l’idée tout simplement parce qu’elle ne peut pas être prouvée empiriquement – ou du moins nous ne devrions pas. Mais les marxistes ont largement éludé cette question.

Le problème ici est, tout d’abord, que Marx et Engels trouvent leur modèle du communisme primitif dans la version de Lewis H. Morgan de la société de clans. À mon avis, ils n’auraient dû s’inspirer de la société de clans, mais des sociétés nomades qui les ont précédées. Pourquoi Marx et Engels ont-ils négligé la différence entre les sociétés nomades et claniques ? Cela est étroitement lié à leur vision de l’histoire des formations sociales en termes de mode de production. En d’autres termes, quand on les observe dans la perspective de propriété commune des moyens de production, il n’y a pas de différence entre les sociétés nomades et claniques. Cependant, lorsque nous les considérons en termes de modes d’échange, nous voyons une différence décisive – la différence, par exemple, entre le pur don et le don fondé sur la réciprocité.

Deuxièmement, quand on les observe dans la perspective des modes d’échange, nous sommes en mesure de comprendre pourquoi le communisme n’est pas simplement une question de développement économique, ni d’utopisme, mais pourquoi on devrait considérer à la place le retour du communisme primitif. Bien sûr, ce qui revient n’est pas le communisme de la société de clans, mais celui de la société nomade. J’appelle ce mode d’échange D. Il marque le retour du mode refoulé d’échange A au stade où les modes d’échange B et C sont dominants. Il est important de noter, cependant, que la société de clans et son principe de gouvernance de l’échange A constituent déjà le retour du refoulé : dans une société aux règles fixes, celles-ci représentaient des tentatives pour préserver l’égalité qui existait sous le nomadisme. Naturellement, cela n’est pas arrivé à la suite de la volonté ou de l’intention du peuple : c’est advenu comme un devoir obligatoire qui ne laissait pas d’autre choix.

Le mode d’échange D n’est pas simplement la restauration du mode A – qu’il n’est pas, c’est la restauration de la communauté. Le mode d’échange D, en tant que restauration de A dans une dimension supérieure, n’est en fait possible qu’avec la négation de A. D est, en somme, la restauration de la société nomade. Pourtant, cela ne semble pas non plus n’être que le résultat du désir humain ou de l’intention, mais apparaît comme une obligation édictée par Dieu ou le ciel, ou comme une idée régulatrice. En termes concrets, D arrive sous la forme d’une religion universelle, qui nie les religions fondées sur la magie ou la réciprocité.

Mais il n’est pas nécessaire que le mode d’échange D prenne une forme religieuse. Il existe des cas où le mode d’échange D est apparu sans signes extérieurs religieux -, par exemple, l’Ionie du VIIe au Vie siècle avant J.C., ou l’Islande du Xe au XIIe siècle, ou la partie orientale de l’Amérique du Nord au XVIIIe siècle. Ce que ces régions ont en commun est que toutes étaient des poleis formées par les colonialistes : des communautés d’alliance établies par des personnes qui étaient devenus indépendantes de leurs Etats ou communautés d’origine. Dans ces systèmes, si la terre devenait rare, plutôt que d’accomplir le travail salarié sur le territoire d’une autre personne, les gens se déplaçaient vers une autre ville. C’est pour cette raison que les disparités dans la propriété foncière ne se posaient pas. Parce que les gens étaient nomades (libres), ils étaient égaux. En Ionie, on appelait cela l’isonomie. Cela signifie non seulement l’égalité politique formelle, mais l’égalité économique réelle.

Bien sûr, ces communautés étaient de courte durée : elles s’arrêtaient quand elles atteignaient les limites de l’espace disponible pour la colonisation. Ces exemples montrent que le communisme dépend moins de la propriété partagée des moyens de production que du retour du nomadisme. Mais en réalité, dans le monde entier, des mouvements socialistes qui visaient à passer sur le mode d’échange D ont été généralement réalisés sous le couvert de religions universelles. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le socialisme est devenu «scientifique» et a perdu sa teinte religieuse. Mais la question clé ici n’est pas de savoir si le socialisme est religieux ; elle est de savoir si le socialisme est destiné au mode d’échange D. Le socialisme au XXe siècle a seulement été capable de créer des sociétés dominées par les modes d’échange B et C, et par conséquent, il a perdu de son attrait. Mais tant que les modes d’échange B et C restent dominants, la volonté de les transcender ne disparaîtra jamais. Dans une forme ou une autre, le mode d’échange D va émerger. Que cela prenne ou non une forme religieuse est sans importance. Ce mouvement est fondamentalement enraciné dans ce qui a été réprimé de la société nomade. Il a persisté tout au long de l’histoire du monde, et ne disparaîtra pas dans le futur- même si nous sommes incapables de prédire la forme dans laquelle il apparaîtra.

Traduction : Maïa Dereva