Archives de date "juillet 2016 [f2016ven, 29 Juil 2016 11:27:19 +000007 31 29+00:00 29 31+00:00 29+00:0019 ven, 29 Juil 2016 11:27:19 +00002016-07-29T11:27:19+00:001127000+00:0019 07+00:00719000000+00:00vendredivendredi+00:0019]"

Et si on réinventait le modèle économique des appels à projets ?

Article initialement publié sur le blog wedogood.co sous Licence CC BY SA 3.0

Après avoir été nous-mêmes candidats à plusieurs appels à projets, nous nous sommes rendus compte que bien souvent leurs formats se ressemblent et… très souvent, le fonctionnement des appels à projets nous pousse à nous mettre en concurrence les uns avec les autres en tant que projets innovants, porteurs de changements. Dans l’économie naissante qu’est la notre, de l’impact positif, de la diffusion des nombreuses solutions créatives en émergence, de la collaboration, nous n’avons pas été tout à fait satisfaits de ce système.

Et chez WE DO GOOD, chercher l’innovation, la collaboration là où elle n’est pas encore née, ça nous passionne !

Alors voilà, on s’est penché sur le sujet : Comment créer un appel à projets qui crée de la solidarité, de la coopération entre les projets ? Où les candidats gagnent à tous les coups, avec des prix vraiment utiles et adaptés ? Où le fonds d’amorçage ne provient pas d’acteurs n’agissant pas (encore) pour une économie positive ?

Et enfin comment faire tout cela sans écarter le fait d’impliquer les citoyens à la réussite des lauréats… et ce sur le long terme ?

Alors, en interne et avec d’autres acteurs comme Zero Waste France (acteur clé d’une thématique que nous avions envie d’explorer), nous avons créé un appel à projets d’un nouveau genre : plus agile, plus collaboratif !

Ce mois-ci, le premier Challenge Zéro Déchet est donc lancé ! Voici ce qui le différencie, ses spécificités, comment nous avons choisis de répondre aux enjeux que nous avions perçu concernant les appels à projets.

1er atypisme : tous gagnants

La 1ère innovation de ce challenge c’est de faire en sorte que tous les projets soient “gagnants”. Comment ?

  • Chaque candidat bénéficiera au moins de visibilité et d’une implication financière,soit en devenant investisseur dans le projet lauréat du prix financier, soit en bénéficiant de ce prix (voir le 2ème atypisme pour plus de détails).
  • Nous laissons l’opportunité aux candidats de choisir les prix qui leur correspondent le mieux. Le but est de contribuer au développement des projets, là où ils en ont vraiment besoin et non pas “d’imposer” un prix. Chaque projet choisit donc le type de prix dont il a besoin entre accompagnement, financement et visibilité. De plus, les candidats peuvent sélectionner différents types de prix si leurs besoins sont multiples.

2ème atypisme : un prix financier contributif

Il faut bien le dire, un des leviers clefs pour les porteurs de projets c’est bien les fonds qui leur permettent de se lancer, de se déployer. Alors le prix financier est apparu dès le départ comme un enjeu important à traiter.

L’innovation financière de ce challenge réside donc dans la constitution du prix financier. Le prix financier est constitué de la somme des participations remises à l’inscription par chacun des candidats. Il s’agit d’un montant accessible à tous (50 € par candidature) mais qui, mis bout à bout, peut devenir un réel levier pour les lauréats. Ainsi, plus il y a de candidats, plus le prix financier est important ! Les entrepreneurs/ses sont ainsi incité(e)s à ce qu’il y ait le plus possible de leurs amis-projets dans la boucle. Cela peut faire “peur” à certains, car on pourrait se dire que plus il y a de projets, plus il y a de concurrents, mais ici ce n’est pas la logique.

D’une part, plus il y a de candidats, plus le prix financier sera important. Cela permettra de contribuer significativement au développement d’un projet ayant un réel impact en termes de réduction des déchets. Chaque nouveau candidat a donc intérêt à en motiver d’autres. D’autre part, concernant le risque de “concurrence” : soit mon besoin est clair et le prix adapté à mon besoin, alors je risque assez peu, soit ce n’est pas le cas, et je gagnerai quelque chose d’une autre façon. Comment ?

Avec cette première cagnotte constituée par les participations à l’inscription, l’idée est de pouvoir impliquer chacun des candidats dans la réussite du projet lauréat du prix financier. La clé de cette implication : les royalties ! Le prix financier n’est pas un don mais un investissement d’amorçage dans une future campagne de financement participatif sur WEDOGOOD.co. Ainsi, chaque candidat devient investisseur et directement impliqué à la réussite du projet lauréat. Il n’y a alors plus de perdant, chaque projet recevra ensuite les royalties du lauréat.

Et oui, car pourquoi s’arrêter à une cagnotte en don alors qu’on peut en faire un levier pour une implication plus large des différentes parties prenantes, ainsi que de la société civile !

Avec cette campagne, c’est l’occasion pour le lauréat de travailler sur sa communication, de mobiliser ses futurs clients ou usagers, de toucher le grand public et de l’impliquer dans le projet. Un vrai challenge pour mettre toutes les chances de réussite de son côté pour la suite ! Par ailleurs, il ne sera pas seul dans ce challenge car tous les candidats et partenaires seront déjà impliqués. Une chance d’autant plus grande pour faire une belle levée de fonds.

En somme : une véritable expérimentation collaborative

Le collaboratif et le contributif sont les clés de cette expérimentation ! Plus de quinze partenaires se sont engagés dans le Challenge Zéro Déchet, en offrant de nombreux prix pour le développement des futurs projets lauréats. Chacun participera à le sélection finale en choisissant les projets qu’il souhaite récompenser et avec qui ils souhaitent collaborer.

Alors, qui est prêt à jouer le jeu de la coopération ?

#PourUneSociétéZeroDechet #PourUneEconomieCollaborative

Découvrir le challenge Zéro Déchet

Pensez-y : la réussite de ce Challenge nous permettra de démontrer la pertinence de ce nouveau type d’appels à projets : plus agile, plus collaboratif… et peut-être de réitérer par la suite ?! Alors si vous aussi vous voulez collaborer et agir pour une société #ZeroDechet : partagez, relayez l’information autour de vous, le Challenge Zéro Déchet est lancé !

Article initialement publié sur le blog wedogood.co sous Licence CC BY SA 3.0

Refonder la légitimité. Vers l’aethogénèse

Un article de  initialement publié sur le site « la Revue du Cube« .
Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

TRADUCTION DE LA CONFÉRENCE PRONONCÉE LORS DE :
« Consciousness Reframed – The Matter of the Immaterial »  / Art & consciousness in the post-biological era / The 18th International Research Conference In The Planetary Collegium’s Series / Shanghai, November 20-22, 2015. English version : noemalab.eu / À paraître en anglais et en chinois dans un numéro spécial de la revue : Technoetic Arts Journal, 2016.


Je ne dirai pas un mot sur la première singularité de l’Univers (le supposé Big Bang). Je ne dirai pas grand chose non plus de la seconde Singularité qui a eu lieu sur la terre et probablement aussi sur beaucoup d’autres planètes : l’explosion de codes appelée « abiogénèse » qui désigne la transition « d’un monde sans biologie vers un monde avec biologie ». La plupart des espèces qui ont émergé au cours de l’abiogénèse ont disparu ou muté, tandis qu’un petit nombre ont proliféré jusqu’à nos jours.

Je m’intéresserai surtout à la troisième Singularité : l’origine du langage humain, et surtout à ce qui pourrait conduire à la quatrième, conséquence de l’émergence possible de deux classes d’espèces vivantes artificielles : les Intelligences Artificielles Générales1)Artificial General Intelligence – AGI et les Multiplexeurs de l’Esprit2)Mindplex(es), selon l’expression de Ben Goertzel (Yudkowsky & Goertzel 2003).

L’origine politique du langage

L’anthropologue évolutionnaire Cadell Last a nommé récemment « atechnogénèse » le passage « d’un monde sans technologie à un monde avec technologie » (Last 2015). Nous vivons ce passage sur la planète Terre et il s’est sans doute produit ailleurs aussi. Selon lui, l’atechnogénèse conduirait à la naissance d’une forme de vie technologique à l’échelle cosmologique.
A la suite de Claude Lévi-Strauss et de André Leroi-Gourhan, nous pouvons facilement imaginer que l’atechnogénèse sur notre planète remonte à l’émergence du genre Homo lui-même, c’est-à-dire, à l’émergence d’un proto-langage chez certains hominidés conjointement à leur invention des premiers outils. Le chercheur en Sciences Cognitives Jean-Louis Dessalles précise ce lien entre langage et technologies : il avance des arguments solides qui suggèrent que l’invention des armes a constitué La Singularité qui a déclenché l’explosion de nos codes symboliques (Dessalles 2014).

Selon sa théorie, l’arme dans sa version la plus préhistorique aurait brutalement rendu obsolète l’ordre social fondé sur la domination physique. Pour la première fois, les armes auraient permis aux hominidés de tuer à moindre risque, non seulement les bêtes sauvages, mais surtout leurs pairs dominants.

« Dès lors que pour une raison quelconque, le meurtre est devenu facile chez nos ancêtres hominidés, le droit absolu du plus fort est instantanément devenu obsolète. »

La crise politique induit par cette menace armée des dominés envers les dominants aurait fait peser une pression énorme sur notre espèce, au point de devenir un facteur de la Sélection Naturelle. Les individus dont le comportement pouvait contribuer à la survie collective auraient été privilégiés, à savoir ceux qui étaient capables d’identifier les signes inattendus de danger pour la tribu, et de les communiquer à leurs pairs, par un geste de la main, un son, puis plus tard par un langage de plus en plus articulé.

Comme analysé par Dessalles, le langage aurait été la Stratégie Evolutivement Stable3)Stratégie évolutivement stable – SES nous ayant permis d’échapper à la crise politique déclenchée par l’invention des armes. Le langage aurait renversé la force brute pour devenir notre principale activité ainsi que le moteur de notre organisation sociale.

La quatrième Singularité ?

Si les armes ont joué le rôle de facteur déclenchant dans l’apparition de notre langage, ces deux éléments ont continué à évoluer conjointement au point de devenir presque inséparables. Nous vivons maintenant dans leur enchevêtrement complexe. Plus raffinée encore que les armes militaires, je crois que la mère de toutes les armes relève du langage lui-même. Elle est invisible, immatérielle et essentiellement d’ordre logique. Il s’agit de la monnaie.

Alors que les armes primordiales auraient permis aux dominés de menacer les dominants, l’arme monétaire est au contraire placée essentiellement entre les mains des dominants (qui ne doivent pas être confondus avec les élites, on le verra). La monnaie n’est pas seulement un code d’interaction sociale favorisant une classe au détriment d’une autre ; en tant que moteur du développement technologique, elle est devenue depuis peu un instrument de domination totale. En effet, le capital – traditionnellement considéré comme l’accumulation des stocks et des moyens de production – s’est récemment dématérialisé sous la forme de valeurs économiques et symboliques complexes, activées par des robots et des intelligences artificielles qui travaillent pour un nombre toujours plus réduit de personnes, à savoir la classe « vectorielle » : celle qui possède les vecteurs de nos interactions (Wark 2004). Entre ses mains, l’arme monétaire est à la fois l’objectif et l’instrument d’une cyberguerre systémique globale.

Qui n’a pas encore remarqué que cette concentration exponentielle laisse autour d’elle de vastes zones désertiques, où la monnaie comme les autres valeurs économiques et symboliques sont maintenues sous perfusion dans le meilleur des cas ? Le code monétaire, basé sur la création de la monnaie par la dette (Graeber 2013), apparaît donc de plus en plus comme un système d’exploitation carnivore qui conduit inévitablement à la destruction. Tout se passe comme si son emballement permettait à une sorte de système quasi vivant d’exercer une prédation systémique sur notre espèce. En d’autres termes, l’arme monétaire peut tuer aveuglément et en toute sécurité nos semblables humains (ainsi que les animaux), quelles que soient leurs aptitudes sociales ou intellectuelles, au point que l’ordre ancien basé sur le langage semble être devenu obsolète.

Ainsi, notre espèce parait être soumise à un nouveau stress politique, semblable à celui qui a conduit à l’invention du langage, mais en sens inverse (dominants > dominés). Que représente donc un phénomène d’une telle amplitude, si ce n’est l’annonce d’une nouvelle Singularité ?

De nombreux chercheurs pensent que la crise économique qui concentre toutes les autres crises, conduit tout droit à une Singularité. Certains envisagent une reconstruction ex-nihilo du système sur la base d’un processus de création monétaire fondé sur l’humain (Laborde 2010). D’autres imaginent se passer de monnaie en mettant en relation l’offre et la demande par d’autres moyens (Heylighen, 2015). On ne compte plus les propositions de Modèles de Monnaies Alternatives4)Alternative Currency Model – ACM : Bitcoin, Ethereum, MaidSafe, Bitnation, OpenUDC, Ucoin, Bitproof, les hypothétiques monnaies de Facebook ou de Google, etc. qui constituent autant de germes d’ordres monétaires possibles. Certains pourraient être salutaires, mais d’autres pourraient aussi opérer une domination pire encore que le système actuel.

Si ces modèles monétaires sont de nouvelles armes, elles devraient être contrôlées a priori dans une certaine perspective. Mais dans la pratique, les Organisations Autonomes Distribuées5)Distributed Autonomous Organization – DAO fondées sur ces modèles monétaires poussent partout comme des générations spontanées d’espèces vivantes artificielles dans une sorte d’écologie de transition. Ces espèces sont en concurrence les unes avec les autres, étant donné qu’elles essaient toutes de proliférer sur le même champ de nos relations économiques. Nous savons qu’elles vont se combiner, muter ou disparaître jusqu’à ce qu’un nouvel écosystème revitalisé émerge.

Parmi les différents scénarios que j’explorerai dans la dernière partie de cet article, se cache la voie de notre Stratégie évolutivement Stable. Comment la détecter ? La sélectionner et la construire? Je soutiendrai que tout est une question de légitimité.

Les Perspectives Anoptiques comme modèle de conscience cognitive

Pour nous aider, nous pouvons tenter d’observer un fait passé relativement inaperçu depuis le début de la révolution industrielle, en particulier depuis l’émergence des télécommunications ; à savoir l’émergence de deux perspectives invisibles structurant la topologie des réseaux. Comme ces perspectives sont invisibles, je propose de les appeler Perspectives Anoptiques (c’est à dire non optique) par analogie à la Perspective Optique de la Renaissance (Auber, 2001).

Filippo Brunelleschi (1377-1315 Avril, 1446) était un ingénieur italien et un personnage clé dans le domaine de l’architecture. Il est célèbre pour son expérience dite de « la tavoletta » illustrant pour la première fois autour de 1413 la géométrie de la Perspective Optique.

Filippo Brunelleschi (1377-1315 Avril, 1446) était un ingénieur italien et un personnage clé dans le domaine de l’architecture.
Il est célèbre pour son expérience dite de « la tavoletta » illustrant pour la première fois autour de 1413 la géométrie de la Perspective Optique.

Tout comme l’expérience de Brunelleschi a montré les principes de construction de la Perspective Optique au début de la Renaissance, l’observation et la pratique d’une expérience d’art en réseau très simple, appelée le Générateur poïétique6)Poietic Generator, peut nous laisser deviner les principes des Perspectives Anoptiques.

Le Générateur poïétique. 1) Première projection urbaine. Bruxelles 2013, 2) Maquette pour une performance collective, Shanghai Institute of Visual Art, 2015.

Le Générateur poïétique. 1) Première projection urbaine. Bruxelles 2013, 2) Maquette pour une performance collective, Shanghai Institute of Visual Art, 2015.

Le Générateur poïétique permet à un grand nombre de personnes d’interagir collectivement en temps réel en réseau. L’expérience peut fonctionner soit sur un réseau centralisé, soit sur un réseau distribué pair-à-pair. Dans les deux cas, le Générateur poïétique crée apparemment le même type d’interaction humaine : une boucle de rétroaction entre les individus et le groupe produit l’émergence de formes imprévisibles qui peuvent être vues et interprétées par tous, et sur lesquelles chacun peut agir.

Le Générateur poïétique peut être considéré comme un modèle générique de multiples systèmes complexes tels que les marchés financiers, les réseaux de type écologique, urbain, informationnel, etc. dans lesquels chacun est impliqué quotidiennement. Mais contrairement à ces réseaux « réels », souvent opaques quant à leurs règles et leurs infrastructures, le Générateur poïétique, lui, est parfaitement transparent : tout y est connu ou connaissable, en particulier le fait qu’il fonctionne de manière centralisée ou bien distribuée. En effet, les réseaux qui déterminent l’ensemble des valeurs économiques et symboliques, peuvent fonctionner selon ces deux architectures. Si dans la plupart des cas, c’est l’architecture centrée qui s’est imposée, c’est pour des raisons que la suite laisse deviner.

Dans le cas d’une architecture de réseau centré, on peut parler d’une Perspective Temporelle (PT). En effet, le centre est le lieu physique où le temps subjectif du réseau émerge à chaque instant via l’interaction entre ses membres. On peut voir ce lieu physique comme un « Point de fuite temporel ». Il peut s’agir, par exemple, d’un serveur.

point-de-fuite

Dans le cas d’une architecture distribuée pair-à-pair, on peut parler d’une Perspective numérique (PN) car c’est un code numérique arbitraire qui garantit l’émergence du temps subjectif du réseau en chacun de ses nœuds. On peut voir ce code comme un « code de fuite ». Il peut s’agir, par exemple, d’une adresse IP de groupe, d’un hashtag, d’un blockchain, et si l’on se place dans le cadre d’un réseau biologique, d’une molécule, d’une séquence d’ADN, etc.

Ces deux nouvelles Perspectives Anoptiques (PT et PN) dévoilées par le Générateur poïétique, partagent de nombreux attributs topologiques et symboliques avec la Perspective Optique.

En particulier, dans les deux architectures de réseau, le point/code de fuite est le symbole de l’infini et de l’inconnaissable. En effet, même si ceux-ci sont parfaitement localisés et définis (le serveur est quelque part, le code source du réseau est accessible et lisible par tous), l’émergence de l’image globale et les phénomènes qui s’y déroulent restent parfaitement imprévisibles.

Le point/code de fuite est également l’homologue d’un certain point de vue, analogue à l’œil du peintre dans la Perspective Optique. Ce point de vue définit l’ensemble des règles du réseau. Dans le cas de l’expérience du Générateur poïétique, il s’agit tout simplement de mon propre point de vue.

Enfin, de la même façon que la Perspective Optique s’appuie sur des règles de construction géométriques, les Perspectives Anoptiques, quant à elles, sont construites sur des principes cognitifs. À cet égard, il est possible de définir des critères de légitimité pour la construction des Perspectives Anoptiques, tout comme les peintres et les architectes de la Renaissance ont défini les règles qui permettent de construire une Perspective Optique légitime.

La légitimité des Perspectives Anoptiques peut être observée dans les conditions qui déterminent la boucle de rétroaction entre les agents locaux et l’émergence globale. En première approximation, on peut considérer que, si la boucle de rétroaction est soigneusement réalisée sans aucune manipulation externe ; c’est à dire si chaque agent du réseau peut observer sa propre action parmi celles de tous les autres, alors il est possible de prétendre que la Perspective Anoptique obtenue est légitime. Dans ce cas, on peut observer cette légitimité dans les patterns qui émergent du point/code de fuite : le réseau global, tel un pur organisme vivant, se comporte alors comme un système autopoïétique doué d’une clôture opérationnelle (Maturana et Varela 1992).

Au contraire, la légitimité de la Perspective Anoptique n’est pas atteinte dans le cas où certaines manipulations externes cassent ou perturbent la boucle de rétroaction en injectant des données étrangères, ou bien en modifiant, cachant ou retenant certaines actions des agents. Dans ce cas, nous pouvons dire que les agents sont «aliénés» (au sens cybernétique défini par Heinz von Foerster) ; c’est-à-dire que ceux-ci ne peuvent observer ou reconnaître leur propre trace dans le tout. On peut observer les marques de ces manipulations dans les patterns émergeant du système, bien que cela reste difficile parce que le réseau se comporte “comme” un organisme vivant; c’est à dire un organisme quasi-vivant qui imite la vie selon un certain modèle de la vie injecté par le ou les auteur(s) de la manipulation, consciemment ou inconsciemment.

Ces manipulations des boucles de rétroaction sont appelées par mon amie Florence Meichel : « Noloop7)Meichel F. Noloops ». Elle trouve des noloops dans tous les recoins de l’activité humaine (dans l’industrie, les médias, la finance, la politique, les religions, les sciences, et surtout dans les «réseaux sociaux»). Cela n’est pas étonnant. En effet, dans un contexte où les «couplages structurels de troisième ordre » entre les systèmes (Maturana et Varela, 1992) sont partout, les noloops sont la norme. La pratique des «réseaux sociaux» (qui sont en fait des «silos sociaux» interconnectés) en donne une très bonne illustration. Certains phénomènes de noloop sont bien connus et tolérés en quelque sorte. D’autres sont cachés et sont très problématiques d’un point de vue éthique (songeons aux algorithmes menteurs de Volkswagen, etc.).

Sur cette base, je vais essayer de définir plus précisément la notion de légitimité des Perspectives Anoptiques, non pas en termes philosophiques, moraux, politiques ou juridiques, mais en termes cognitifs.

Trois critères de légitimité (A, AB, ABC)

Les noloops appellent une réflexion sur la « tricherie » et sur l’« autonomie ». Ces notions peuvent être considérées dans le cadre du modèle de langage humain élaboré par Dessalles que je prends le risque de résumer ici de manière lapidaire en une seule phrase : « la signalisation des événements inattendus permet aux individus de renforcer leur réseau social afin de réduire leurs chances d’être tués par surprise ».

Certains pairs choisissent une stratégie de « signalisation honnête ». Leur principale qualité est de « détecter les incohérences ou de restaurer la cohérence ». Les pairs qui montrent cette capacité, entre autres qualités, sont acceptés en priorité comme membres du groupe et, au fur et à mesure, ils en forment l’« élite ».

A l’inverse, certains individus choisissent de tricher afin d’obtenir une position dominante à moindre coût. Les tricheurs de base sont ceux qui signalent à tort et à travers des événements non pertinents pour tenter d’obtenir un peu d’attention ou certains avantages de la part d’autres individus. Les tricheurs de ce type sont facilement neutralisés par les élites qui ont la capacité de « rétablir la cohérence ». Ils n’ont aucun mal à détruire la réputation des premiers.

Il existe bien sûr d’innombrables autres stratégies de triche qui sont beaucoup plus difficiles à détecter. Les contre-mesures sont également nombreuses. Cependant, une chose n’est pas considérée à ce jour dans le cadre théorique proposé par Dessalles, à savoir : les stratégies de triche peuvent impliquer les vecteurs de l’activité de signalisation ; c’est-à-dire aujourd’hui : les réseaux et la technologie en général. Nous pouvons essayer de classer ces stratégies de « triche vectorielle » à la lumière des Perspectives Anoptiques. Ainsi, la triche peut intervenir aux trois niveaux principaux de ces perspectives :

1) au niveau des pairs,
2) au niveau du réseau,
3) au niveau du point/code de fuite.

En voici quelques exemples pris parmi les pratiques contemporaines :

Niveau des pairs : Signalisation exagérée, faux signal, injection de bruit, transaction haute fréquence, identités multiples, vol d’identité, virus, comportement moutonnier, harcèlement, etc.

Niveau du réseau : Espionnage, filtrage en temps réel, portes dérobées, Deep Packet Inspection, manipulation de compteurs et graphes sociaux, coupure de réseau intentionnelle, etc.

Niveau du point/code de fuite : Biais Institutionnel, hégémonie culturelle, incitation et fiction manipulatoires, système de Ponzi, algorithmes menteurs, injection de modèles non pertinents, corporatisme, vedettariat, monopole, prise de pouvoir, coup d’état, aveuglement paradigmatique, etc.

Toutes ces stratégies de tricherie appliquées aux vecteurs de notre activité de signalisation ont tendance à nous empêcher d’évaluer les situations et à nous induire en erreur. Dans la situation d’aliénation où nous sommes, même si notre capacité à « rétablir la cohérence » est grande, nous ne pouvons pas être reconnus comme tels par le groupe (et éventuellement accéder à une position d’élite). Dans les niches écologiques définies par ces tricheries, les positions dominantes sont donc accaparées par les tricheurs (qu’ils trichent consciemment ou non).

La généralisation des stratégies de “triche vectorielle” donne une explication cognitive à la nouvelle crise politique traversée par notre espèce en phase aiguë de technogénèse : ces stratégies permettent aux dominants, non seulement d’établir une prédation systémique sur les dominés, mais aussi de neutraliser définitivement les élites qui pourraient/devraient rétablir la cohérence. Cela conduit à une rupture globale de cohérence ; une inadéquation complète entre le comportement de nos organisations et leur environnement.

Dans ces conditions dramatiques, les pairs doivent trouver d’urgence des contre-mesures pour désamorcer la “triche vectorielle” et recouvrer leur autonomie et leur capacité de jugement. Trois critères pourraient aider les agents/pairs/utilisateurs à évaluer la légitimité de tout réseau (de type centré [PT] ou distribué [PN]) auquel il/elle appartient :

A) Tout agent A a-t-il le droit réel d’accéder au réseau s’il en fait la demande? A peut-il quitter le réseau librement ?
AB) Tout agent B (présent ou futur, y compris les agents qui conçoivent, gèrent et développent le réseau) est-il traité comme A ?
ABC) Si trois agents A, B et C (trois étant le début d’une multitude) appartiennent à un réseau qui répond aux deux premiers critères, constituent ils des pairs? Autrement dit, sont-ils en mesure de se reconnaître, de se faire confiance, de se respecter les uns les autres, de construire des représentations communes et du sens commun ?

Exprimé autrement :

Le critère A vise à éviter toute forme de prise d’otages : les individus restent libres d’entrer et de sortir. Les réseaux qu’ils pratiquent sont appréciés en vertu de ce critère pour leur “valeur d’échange” et leur “valeur d’usage”. Au contraire, les réseaux qui pour des raisons techniques sont irréversibles, ou ceux construits pour maximiser leur “valeur d’otage” à des fins spéculatives et prédatrices sont écartés.

Le critère AB propose d’évaluer la symétrie du réseau en termes de réciprocité. Les réseaux dont le design produit mécaniquement des concentrations de pouvoir sont abandonnés.

Le critère ABC est le plus complexe. Il propose de s’interroger sur la notion de “pair” sans apporter de réponse définitive. Suffit-il qu’un pair fasse partie de mon réseau pour que je le considère comme tel ? Inversement, un pair qui ne ferait pas partie de mon réseau ne peut-il pas néanmoins être considéré comme tel ? Un pair est-il nécessairement humain ? Peut-il être non-humain ? Si oui, dans quelle proportion ?

A ces questions, personne n’échappera à l’heure de l’atechnogénèse et il est probable que les réponses seront contingentes et évolutives. Néanmoins un début de réponse générique est donné dans le cadre des Perspectives Anoptiques. En effet, en dernier ressort, ce critère ABC propose de s’interroger sur les projections imaginaires que nous opérons sur les réseaux et autres artefacts technologiques. On sait que dans une certaine mesure, ceux-ci jouent le rôle d’ “objets transitionnels” (Winnicott), d’ “objets pulsionnels” (Freud) ou d’ “objets a” (Lacan). Dit en termes de Perspectives Anoptiques, nous ne pouvons pas ne pas projeter sur leur points/codes de fuite, notre désir, notre manque, notre besoin de symbolique, en bref, ce qui nous relie à l’Autre et nous en différencie. Or, on l’a vu, ces points/codes de fuite anoptiques sont parfaitement inconnaissables. En conséquence, c’est le deuil partagé de leur maîtrise et de leur connaissance qui constitue paradoxalement le socle commun de nos liens sociaux.

Concrètement : de la même manière qu’à l’époque Baroque, on a occulté le point de fuite des tableaux peints “en perspective” avec le Christ, la Sainte-Vierge, ou la colombe du Saint-Esprit, aujourd’hui, nous superposons aux points/codes de fuite des réseaux des notions abstraites et des mots d’ordre politiques; selon les cas : “le marché”, “la performance”, “la compétitivité”, “la communication”, etc. Demain peut-être, on plaquera des notions telles que : “l’allongement de la vie”, voire “la vie éternelle”. De fait, ces mots d’ordre excluent les pairs qui ne situent pas dans “le marché, qui ne sont ni “performants” ni “compétitifs”, ceux savent vivre sans l’illusion de la “communication” ou de la “vie éternelle”. De fait donc, le réseau effectue une sélection des pairs. Or, comme on va le voir, la stricte légitimité des Perspectives Anoptiques voudrait que ce soit l’inverse : que les pairs sélectionnent les réseaux.

Pour conclure ce paragraphe, notons que les critères de légitimité exprimés ci-dessus (A, AB, ABC) s’inscrivent dans la lignée de nombreuses tentatives au travers desquelles les hommes ont cherché à rétablir une certaine cohérence. Notamment, ces critères proposent une reformulation appropriée aux réseaux, d’anciens principes quelque peu oubliés comme ceux de la République Française : LIBERTÉ – ÉGALITÉ – FRATERNITÉ. On peut aussi considérer que ces critères de légitimité tentent de généraliser les principes du logiciel libre (Richard Stallman, 1983) à l’ensemble des systèmes informationnels.

Quatre scénarios d’évolution

La culture de la Perspective Optique a pris environ deux siècles pour se répandre dans le monde après l’expérience de Brunelleschi dans les années 1400. Cela a eu un énorme impact. La Perspective Optique est rapidement devenue le principal outil que nous ayons eu pour nous projeter dans le temps et l’espace, c’est à dire pour évaluer les distances, le temps et l’énergie nécessaires pour les traverser, ainsi que des ressources qui pourraient être recueillies. Cette culture était certainement l’outil intellectuel pertinent au temps des conquérants, des explorateurs et des constructeurs.

Ce n’est plus le cas à présent. Comme l’a annoncé la déconstruction de l’espace opérée par certains artistes du XXe siècle, les Perspectives Anoptiques qui président au développement des réseaux ont pris le pas désormais sur la Perspective Optique qui organise notre perception de l’espace.

Malgré les avertissements de ces artistes, la Perspective Optique reste malheureusement le mode de représentation et l’imaginaire dominants de notre société. En particulier, cet imaginaire incohérent avec la nature du milieu dans lequel nous vivons désormais, affecte directement le système monétaire actuel. Tout se passe en effet comme si nos relations sociales ainsi que nos esprits étaient considérés comme des territoires qui peuvent être conquis, occupés et exploités. À cet égard, le capitalisme émotionnel (Pierre & Alloing 2015), – c’est-à-dire l’industrialisation totale de nos émotions -, semble constituer une description pertinente de cette dérive éthique.

La culture de la Perspective Anoptique pourrait proposer une contre-mesure à cette dérive. Pour comprendre les phénomènes qu’elle peut déclencher, plaçons-nous encore une fois dans le cadre théorique de Dessalles8)Théorie de la Simplicité :

A partir de ses hypothèses sur l’origine et la fonction du langage humain, Dessalles déduit un modèle mathématique de notre activité de signalisation validé par des données réelles. En résumé : le niveau de notre activité de signalisation et notre attractivité personnelle sont liés d’une manière surprenante. On peut observer trois groupes de personnes sur ce diagramme :

L’axe des ordonnées mesure le niveau de signalisation individuel. L’axe des abscisses mesure la dimension socialement recherchée appelée “Qualité”, à savoir l’attractivité potentielle de l’individu qui conditionne la taille de son réseau social personnel. A partir de Dessalles, J-L. (2014). Optimal Investment in Social Signals. Evolution, 68 (6), 1640-1650. P.9.

L’axe des ordonnées mesure le niveau de signalisation individuel. L’axe des abscisses mesure la dimension socialement recherchée appelée “Qualité”, à savoir l’attractivité potentielle de l’individu qui conditionne la taille de son réseau social personnel. A partir de Dessalles, J-L. (2014). Optimal Investment in Social Signals. Evolution, 68 (6), 1640-1650. P.9.

La partie gauche de la courbe comprend les individus qui affichent une faible attractivité et ne bénéficient que d’un réseau social personnel limité. Ces individus déploient une faible activité de signalisation.

La partie centrale comprend des individus en compétition les uns avec les autres quant à leur activité de signalisation afin d’accroître leur attractivité personnelle et donc la taille de leurs réseaux sociaux respectifs.

Dans la partie droite de la courbe, l’attractivité personnelle importante des individus n’impacte pratiquement plus leur activité de signalisation qui reste limitée relativement à leur statut social. Les individus de ce groupe ne sont que très faiblement en compétition les uns avec les autres.

Ainsi, cette modélisation directement déduite des caractéristiques de notre langage, montre combien la forme de notre hiérarchie sociale est elle-même un aspect de notre Stratégie Evolutivement Stable (ESS). Dès lors, la question est de savoir si l’industrialisation généralisée (vectorisation) de notre activité de signalisation sociale mise en oeuvre par des réseaux centralisés ou distribués, aura une incidence sur notre ESS, et si une certaine prise de conscience des Perspectives Anoptiques à l’oeuvre sur ces réseaux pourra produire un certain changement ?

Au seuil de la quatrième Singularité, quatre scénarios d’évolution de notre actuelle ESS sont proposés ci-dessous à la discussion :

Quatre scénarios d’évolution de notre ESS actuelle (courbe S noire ), au seuil de la quatrième Singularité. S’ (rouge) : concentration opérée par les réseaux centralisés S’’ (pointillés rouges) : centralisation autour d’une Intelligence Artificielle Générale (AGI) Z (vert) : Acculturation aux Perspectives Anoptiques et développement d’un Système Immunitaire Global. Z’’ (pointillés verts) : Mindplexes, Cerveau Global (Global Brain)

Quatre scénarios d’évolution de notre ESS actuelle (courbe S noire ), au seuil de la quatrième Singularité. S’ (rouge) : concentration opérée par les réseaux centralisés S’’ (pointillés rouges) : centralisation autour d’une Intelligence Artificielle Générale (AGI) Z (vert) : Acculturation aux Perspectives Anoptiques et développement d’un Système Immunitaire Global. Z’’ (pointillés verts) : Mindplexes, Cerveau Global (Global Brain)

Scénario n° 1. La concentration de l’économie entre les mains de quelques-uns a tendance à transformer la courbe initiale S noire en la courbe rouge S ‘. Cela signifierait :

  • Section S’1 : une plus grande proportion d’individus peu attractifs avec un réseau social pauvre et un faible niveau de signalisation.
  • Section S’2 : plus de concurrence encore entre les individus de la classe compétitive, celle-ci étant proportionnellement plus limitée en nombre.
  • Section S’3 : proportionnellement moins d’individus dans la classe non compétitive dont les membres sont d’autant plus attractifs qu’ils sont moins nombreux.

Cette transformation S-> S ‘ne modifie pas la forme de la courbe S. En conséquence, il n’y a pas dans ce scénario de transformation fondamentale de notre ESS, malgré toutes les prétendues “disruptions” promises par la technologie. De même si l’on extrapole S’ en S’’ :

Scénario n° 2. S’’ suggère qu’une ou plusieurs Intelligences Artificielles Générales (AGI) – éventuellement contrôlées par quelques rares dominants érigés en demi-dieux – ont pris le contrôle de toute l’espèce humaine et ont transformés tous les individus en zombies asociaux. Beaucoup s’accorderont pour dire que cela n’est pas vraiment un scénario souhaitable. Cependant, certaines personnes imaginent que la délégation de tous les aspects de la vie aux machines soit la seule et unique solution pour résoudre les problèmes humains.

Scénario n° 3. Ce scénario oblige à faire une hypothèse audacieuse : imaginons par exemple qu’un scandale fasse éclater au grand jour les conséquences éthiques désastreuses des réseaux centralisés et de leur perspective temporelle illégitime (l’exploitation par quelques-uns des émotions des masses). Imaginons que par la suite, la culture des Perspectives Anoptiques commence à se propager dans le monde, propulsée par la nécessité vitale des peuples à recouvrer une certaine autonomie. Imaginez que ces événements conduisent à un point de basculement où le deuxième type de Perspective Anoptique (la Perspective Numérique) devienne dominante. Ainsi, S pourrait évoluer vers sa forme inverse, à savoir la courbe Z verte. Cela signifierait :

  • Section Z1: une socialisation rapide des individus situés en bas de l’échelle.
  • Section Z2: moins de compétition dans une classe moyenne plus nombreuse. Ô joie !
  • Section Z3: Une élite compétitive remplaçant les dominants non compétitifs.

L’inversion de forme S-> Z suggère donc que nous aurions changé de stratégie afin de rétablir la cohérence et l’autonomie de notre société. Notre langage se serait adapté pour prendre à nouveau le pas sur la force brute et l’utilisation abusive de notre armement, notamment la monnaie.

Scénario n° 4. On peut aussi extrapoler Z en Z’. La courbe Z’ (pointillés verts) suggère la formation de sortes de Mindplexes, c’est-à-dire des combinaisons entre intelligences artificielles et esprits humains. Les Mindplexes ouvriraient la voie vers un Cerveau Global9)Global Brain Institute où un langage radicalement nouveau, comme par exemple celui développé par Pierre Lévy10)IEML (Information Economy Meta-Language) est un langage de ce type proposé par Pierre Lévy., serait pratiqué entre les êtres humains et entre les humains et les machines. Selon Francis Heylighen, le Cerveau Global serait une sorte de retour à l’Eden (Heylighen 2014).

Cette hypothèse de transformation Z->Z’ mettrait définitivement le monde sous le règne de la Perspective Numérique régissant les réseaux distribués. Son code de fuite serait un modèle de monnaie alternative (ACM) ou plus généralement un protocole d’échange pouvant être considéré comme une nouvelle arme imposant le nouvel ordre social. Dans ce cas cependant, il n’est pas difficile d’imaginer à quel point les questions de légitimité resteraient épineuses en raison de la complexité indescriptible des réseaux distribués. Seule la conscience aiguë et permanente de tous les agents pourrait prévenir les possibles prises de pouvoir par certains systèmes illégitimes ou par des espèces artificielles prédatrices. En d’autres termes, si un jour, le Cerveau Global devient une réalité, il aura besoin d’un Système Immunitaire Global pour assurer sa viabilité.

Vers l’aéthogénèse

L’hypothèse évolutionnaire explorée ici déroge au cadre admis de la théorie Darwinienne dont la notion d’avantage collectif ne fait pas partie. En effet, pour Darwin et ses successeurs, la pression sélective pèse exclusivement sur les individus. Néanmoins, Darwin lui-même, a noté que la pression sélective sur les individus peut conduire paradoxalement à la sélection de comportements anti-sélectifs. Cet “effet réversif” (Tort 1983) induit donc une forme de sélection des organisations sociales vues comme des espèces quasi vivantes.

Il est fait ici l’hypothèse que les êtres humains sont dotés de ressources cognitives spécifiques leur permettant de d’envisager les perspectives créées par leur propre technologie : après la Perspective Optique que nous avons su mettre à profit pour le développement de notre espèce, ce serait le tour des Perspectives Anoptiques. En tant qu’agents des réseaux structurés par les Perspectives Anoptiques , nous sommes restés jusqu’à présent (sur la courbe S), le plus souvent dans la position de “sélectionnés”, laissant le soin à ces perspectives de façonner notre imagination et nos jugements. Mais en prenant conscience des dîtes perspectives et en questionnant leur légitimité, nous pourrions choisir d’évoluer (vers les courbes Z et Z’) en nous plaçant en position de “sélectionneurs” des espèces collectives quasi-vivantes dont nous faisons partie.

Le Système Immunitaire Global auquel nous participerions ainsi, sélectionnerait ces espèces artificielles selon leur Légitimité jouant le rôle d’avantage évolutionnaire. Ce Système Immunitaire serait une mise à jour pertinente et proportionnée de notre stratégie Evolutivement Stable qui pourrait conduire vers une nouvelle ère que je propose d’appeler “Aethogénèse”, c’est à dire le passage d’un monde sans éthique à un monde avec éthique. L’ Aethogénèse, en tant que quatrième Singularité, déclencherait une nouvelle explosion de codes respectant les êtres de toutes les espèces, à commencer par la nôtre.

Olivier Auber

Image d’en-tête : Abraham Bosse: Les perspecteurs. Paris, Pierre des Hayes, 1647-48. BNF.

BIBLIOGRAPHIE

Auber O. (2001). Du Générateur poïétique à la Perspective Numérique. Revue d’Esthétique n°39 dirigée par Anne Cauquelin. Éditions Jean-Michel Place.

Dessalles J.L. (2014). Why talk?. In D. Dor, C. Knight & J. Lewis (Eds.), The social origins of language, 284–296. Oxford University Press.

Dessalles, J-L. (2014). Optimal Investment in Social Signals. Evolution, 68 (6), 1640-1650.

Goertzel B. (2003). Mindplexes. The Potential Emergence of Multiple Levels of Focused Consciousness in Communities of AI’s and Humans. Dynapsyc.

Graeber D. (2013). Dette : 5,000 d’histoire, Les Liens qui libèrent Ed.

Heylighen, F. (2016). Towards an Intelligent Network for Matching Offer and Demand: from the sharing economy to the Global Brain. Technological Forecasting & Social Change, in press. Retrieved from globalbraininstitute.github.io

Heylighen, F. (2014). Return to Eden? Promises and Perils on the Road to a Global Superintelligence. In B. Goertzel & T. Goertzel (Eds.), The End of the Beginning: Life, Society and Economy on the Brink of the Singularity. Humanity+ Press.

Laborde S. (2010). Théorie Relative de la Monnaie. trm.creationmonetaire.info

Last, C. (2015). Big Historical Foundations for Deep Future Speculations: Cosmic Evolution, Atechnogenesis, and Technocultural Civilization. Foundations of Science.

Maturana U, Varela F. (1992). Tree of Knowledge, The biological roots of human undestanding. Revised Edition.

Pierre J., Alloing C. (2015). Questionner le digital labor par le prisme des émotions : le capitalisme affectif comme métadispositif ? HAL

Stallman R. (1983). GNU General Public License.

Tort P (1983), La pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier, p. 165 et 166-197 (« L’effet réversif et sa logique”).

Wark, McKenzie (2004). A Hacker Manifesto. Harvard University Press.

Références   [ + ]

1. Artificial General Intelligence – AGI
2. Mindplex(es), selon l’expression de Ben Goertzel (Yudkowsky & Goertzel 2003)
3. Stratégie évolutivement stable – SES
4. Alternative Currency Model – ACM : Bitcoin, Ethereum, MaidSafe, Bitnation, OpenUDC, Ucoin, Bitproof, les hypothétiques monnaies de Facebook ou de Google, etc.
5. Distributed Autonomous Organization – DAO
6. Poietic Generator
7. Meichel F. Noloops
8. Théorie de la Simplicité
9. Global Brain Institute
10. IEML (Information Economy Meta-Language) est un langage de ce type proposé par Pierre Lévy.

Essai d’approche systémique des communs et de l’ESS

Si des proximités entre communs et économie sociale et solidaire (ESS) sont souvent repérées, ne serait-ce que par les valeurs auxquelles ces deux concepts se réfèrent, leur façonnage pour leur donner un véritable sens commun paraît encore problématique. Aussi je propose de les articuler avec une approche systémique, l’hypothèse étant qu’un tel système, à la fois économique, social et environnemental, serait à terme en capacité de réellement mettre en difficulté le système néolibéral.

Nous sommes dans une situation on ne peut plus paradoxale :

D’un côté le système néolibéral  d’une logique implacable avec un regroupement d’intérêts particuliers considérés comme universels en favorisant la finance mondialisée et l’enclosure des ressources naturelles, y compris l’eau, tel que le suggère Peter Brabeck, PDG de Nestlé : « Les ONG ont un avis extrême quant au problème de l’accès à l’eau. Elles souhaitent que l’accès à l’eau soit nationalisé, c’est-à-dire que tout le monde puisse avoir accès à l’eau. Mon point de vue n’est pas celui-ci. Il faut que l’eau soit considérée comme une denrée, et comme toute denrée alimentaire, qu’elle ait une valeur, un coût.1)Dans “We Feed the World” (‘’Le marché de la faim’’). 2005, documentaire d’Erwin Wagenhofer et Jean Ziegler » Cette logique conduit, en fait, au maintien de grandes inégalités mondiales et locales. On se retrouve là, face à un mur impressionnant par sa solidité et sur lequel se heurte toute opposition politique et sociale depuis deux siècles.

D’un autre côté, issue de la société civile, une logique d’expérimentations, de solidarités, de mises en communs, révèle d’autres modes de vie, d’autres manières de faire, laissant apparaître un possible imaginaire social qui pourrait générer un flux créatif nous éloignant de « Ce cauchemar qui n’en finit pas » 2)Pierre Dardot, Christian Laval. Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie. Paris : 2016, La Découverte. Est-ce pour autant, même à l’état embryonnaire, l’amorce d’un autre système en mesure de s’opposer en pratique, et non seulement dans le dire, à l’actuel système dominant dont l’un des porte-parole, Warren Buffet, déclare : « Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner3)Interview sur CNN le 25/05/2005 et dans le New York Times le 26/11/2006 . » Ce à quoi Monique et Michel Pinçon répondent4)Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy. Paris : 2010, La Découverte : « Que faire des riches ? Nous répondons, contre toute attente probablement : suivre leur exemple ! Voilà des gens qui ont une imminente conscience de leur classe, qui est solidaire quand la mode est à l’individualisme, qui sont organisés et mobilisés, qui défendent énergiquement leurs intérêts. Faisons comme eux, battons-nous ! » Ce que font déjà, et depuis bien longtemps, bon nombre de gens, mais sans vraiment parvenir à bouleverser un ordre solidement établi.

Les conditions d’un affrontement apparaissent en effet tellement disproportionnées, qu’il y a de quoi se décourager et douter d’une possible inversion systémique… « La population s’enfonce dans la privatisation, abandonnant le domaine public aux oligarchies bureaucratiques, managériales et financières. […] Les gens croient fermement (et ne peuvent que croire) que la loi, les institutions de leur société, leur ont été données une fois pour toutes par quelqu’un d’autre : les esprits, les ancêtres, les dieux ou n’importe quoi d’autre, et qu’elles ne sont pas (et ne pouvaient pas) être leur propre œuvre. » 5)Cornélius Castoriadis. Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II. Paris : 1986, Seuil

Si, comme le suggère C. Castoriadis6)Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V. Paris : 1997, Seuil, la première chose à faire est bien de « s’interroger sur les fondements des lois et des institutions », on ne peut cependant pas, poursuit-il, « rester fascinés par ces interrogations, mais faire et instituer » ; autrement dit, se réapproprier du pouvoir pour libérer de la créativité sociale dans « des espaces d’autonomie, d’auto-organisation et de coopération volontaire » 7)André Gorz. Adieux au prolétariat : au-delà du socialisme. Paris : 1980, éd. Galilée, là où apparaissent des communs. Une mise en parallèles de quelques caractéristiques des deux systèmes permet de repérer ce qui les différencie nettement :

tableau-communs-ess

Proposition de définition d’un commun :

En dissociant commun et bien, c’est déjà écarter l’idée qu’un bien commun serait une chose considérée comme naturelle, par exemple affirmer que l’eau est un bien commun universel ; on peut certes le revendiquer mais sans pour autant admettre que cela va de soi, l’histoire et l’actualité sociale et politique se chargeant de le démontrer ; c’est ensuite en faire un nom, puis un concept ainsi défini :

Un COMMUN est une construction sociale générée par un processus reliant :

  • un collectif agissant (avec pour règle de base le volontariat)
  • une ressource (matérielle ou immatérielle), bien public ou bien privé
  • un ensemble de droits d’accès, de bon usage de cette ressource à protéger (règlements définis en interne et (ou) par des instances externes).

Il peut être éphémère (actions d’alerte, de témoignage…), ces membres ne cherchant pas à l’instituer (ou très peu) dans un cadre administratif contraignant, tout en pouvant être instituant par les idées développées. “Nuit debout” et les zones à défendre (ZAD) sont, me semble-t-il, des exemples-type de ces communs investissant un espace public ou privé (squat…) pour mettre en œuvre des pratiques alternatives qui, pour le moins, provoquent les institutions gouvernantes et sensibilisent l’opinion sur des problématiques sociétales importantes8)Cf. Pierre Thomé, « Quand le Gouvernement et le Parti socialiste s’embourbent à Notre-Dame-des-Landes », blog, nov. 2012..

Il peut être institué en l’inscrivant dans un cadre économique, social, écologique avec un objectif de production de biens consommables ou de services. C’est cette deuxième approche qui est privilégiée dans le schéma qui suit.

communs-ess

La nature des éléments constitutifs du système est précisée par :

  1. le champ d’action (les ressources),
  2. La dimension statutaire (l’institué),
  3. les interactions entre ces éléments et avec les différents acteurs concernés répartis en trois sphères :
    • Les acteurs autonomes : citoyens qui s’interrogent et veulent interroger, non seulement par le dire mais aussi par le faire, les façons dont sont gouvernées, voire accaparées, les ressources. Autonomie en opposition à hétéronomie tel que le définit C. Castoriadis9)Op.cit. : « tension/contradiction entre d’un côté, la libération de la créativité sociale (cette libération étant une caractéristique centrale d’une démocratie véritable) et de l’autre, les dispositifs institutionnels et les dispositions anthropologiques “raisonnables” chargées de prévenir l’hubris, la démesure. » Le processus débute avec ces acteurs réunis en collectifs qui, conspirant10) Conspirer dans son sens étymologique : respirer avec ou aspirer à pour “consorter”11)Consorter : partager le même sort, appellation moyenâgeuse des communs, encore en usage dans le Valais suisse , envisagent d’emprunter le chemin du FAIRE ensemble. C’est ainsi que naît un COMMUN, auquel peuvent parfois s’associer des acteurs publics (généralement des collectivités territoriales) très concernés par la nature même de la ressource objet du commun (gestion de l’eau et de son assainissement, énergie renouvelable, agriculture périurbaine, forêts et pâturages communaux, espaces publics, etc.)
    • Les acteurs publics, en charge des fonctions régaliennes (dont la Justice, garante des libertés) et de la mise en œuvre de l’intérêt général (ou supposé tel) en réglementant (trop parfois ?) l’usage des ressources. L’approche quelque peu idéalisée d’un “bon gouvernement”12) « Des aspirations et des réflexions s’expriment aujourd’hui dans de nombreux secteurs de la société civile et dans le monde militant […] en distinguant les qualités requises des gouvernants et les règles organisatrices de la relation entre gouvernés et gouvernants. Réunies, celles-ci forment les principes d’une démocratie d’exercice comme bon gouvernement » Pierre Rosanvallon. Le Bon gouvernement. Paris : 2015, Seuil, permet de se représenter ce que pourraient être des politiques publiques favorisant le développement d’espaces d’autonomie, y compris pour la formation, permettant de multiplier les communs dans la gouvernance des ressources.
    • Les acteurs économiques privés : il semble nécessaire de distinguer ceux du grand Marché mondial recherchant surtout le développement de leur richesse en accaparant le maximum de ressources, et ceux de l’économie réelle, celle de bon nombre de PME (de 10 à 250 salariés) et TPE (moins de 10 salariés) sensibles au développement local et qui génèrent actuellement le plus d’emplois. Certaines de ces PME ou TPE peuvent se rapprocher de l’ESS si elles respectent les critères définis par la loi de juillet 201413)Loi sur l’Economie Sociale et Solidaire du 31 juillet 2014 : « la loi économie sociale et solidaire encourage un changement d’échelle de l’économie sociale et solidaire, fonde une stratégie de croissance plus robuste, donne aux salariés le pouvoir d’agir et soutient le développement durable local. » , et intégrer des communs. Enfin les entreprises d’origine de l’ESS (associations, coopératives, mutuelles…) font partie intégrante de ces acteurs économiques tout en étant positionnées légèrement en marge car pouvant avoir un rôle d’interpellation systémique dans cette sphère du privé.

Les ressources, avec en premier lieu celles dont la vie dépend : l’eau, la terre (arable, forêts…), l’air, le soleil, sont au centre du système. Si les humains n’ont aucune influence directe sur l’astre solaire, sinon d’en modifier quelque peu les effets par la pollution, en revanche leur rôle est prépondérant dans l’usage des ressources propres à la Planète Terre. Se pose alors la question de la gouvernance de ces ressources : qui en est détenteur, qui décide des règles de leur usage ?

Les ressources de la connaissance relèvent du même processus. On peut également l’élargir à des domaines, tels que le logement, la santé, l’éducation, la culture…, pouvant être à l’origine de nombreux communs : habitat coopératif, maison de santé, média, école alternative, etc.

Ces ressources sont en droit :

  • Soit des biens publics, tels des pâturages communaux, nombreux dans les Alpes, avec droit d’usage (bail, convention, charte) concédé à des éleveurs rassemblés dans un commun (groupement pastoral par exemple) à charge pour eux de ne pas surexploiter l’herbage, de l’entretenir et éventuellement de payer une redevance.
  • Soit des biens privés : par exemple les actuels 11 000 sociétaires de Terre de liens (constitutifs du commun) sont, de fait, copropriétaires du foncier agricole acquis par la Foncière Terre de liens, celui-ci étant loué (baux de carrière) en fermage à des agriculteurs produisant en bio ; toute spéculation foncière est exclue statutairement.

Ces communs, surtout si une production de biens marchands est prévue, s’inscrivent dans un cadre législatif adapté à leur objet, le cadre de l’ESS étant le plus souvent utilisé avec ses différentes possibilités : association, coopérative, dont la Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) qui favorise un multi sociétariat avec un fonctionnement collégial. Cette proximité institutionnelle avec l’ESS va bien au-delà de sa dimension statutaire, en effet les acteurs des communs en partagent volontiers les fondements essentiels : but poursuivi autre que la seule distribution de bénéfices ; gouvernance démocratique ; développement de l’activité et création d’emplois ; circuits courts rapprochant autant que faire se peut producteurs et consommateurs ; juste prix ; protection de l’environnement…

Enfin, le fruit commun est le résultat de la production et de sa vente ; sa répartition, outre les charges habituelles d’une entreprise, pose généralement la question de l’échelle des salaires et de l’utilisation des bénéfices hors réserve impartageable. Il est amené à entrer en concurrence avec d’autres producteurs, ainsi les neuf Scic Enercoop, fournisseurs d’énergie renouvelable, sont des concurrents directs d’EDF…


La jonction communs/ESS laisse entrevoir un ensemble qui pourrait faire système, c’est une ébauche car beaucoup de paramètres restent à approfondir et à vérifier, en particulier à propos des interactions entre les différents éléments constitutifs. Cependant, si l’on valide l’hypothèse que ce système existe à l’état embryonnaire, serait-il à terme en mesure de faire de l’ombre au système néolibéral à l’origine d’un “cauchemar qui n’en finit pas” et dont on ne sait plus trop comment y mettre fin, les antidépresseurs habituels n’ayant pas vraiment d’effet !

Plusieurs indicateurs invitent à une prudence relative. En effet, que représentent les actuels 2 500 hectares de terre arable propriétés de Terre de liens (sur 29 millions d’hectares de surface agricole utile en France) ? Les actuels 35 000 clients Enercoop (sur 28 millions d’abonnés EDF) ? Le chiffre d’affaires des magasins Biocoop ou du GRAP14)Groupement Régional Alimentaire de Proximité en région lyonnaise…, comparativement à celui de la grande distribution alimentaire avec ses rayons bio de plus en plus importants ? Pas grand-chose en statistiques, mais beaucoup par la démonstration empirique d’autres possibles.

Par ailleurs, l’existence de communs, tels que définis ici, dépend de l’initiative de collectifs de citoyens volontaires, parfois d’élus locaux. Malgré leur multiplication, le nombre de personnes impliquées constitue de très petites minorités dans le monde, peut-être 1 % ? avec un poids économique, politique et médiatique insignifiant par rapport à celui du 1 % des plus riches. Donc, et quelle que soit la métaphore retenue : “l’avant-garde révolutionnaire” ou le “je fais ma part” du colibri, il paraît difficile actuellement de projeter une importante mobilisation populaire capable de propulser et de généraliser un autre système que l’actuel dominant le monde.

Aussi dans l’immédiat, ne doit-on pas considérer l’alliance communs/ESS comme étant dans une phase expérimentale permettant de vérifier des hypothèses et modéliser un système dans sa triple dimension économique/sociale/écologique, avec, ici et dans le monde, des modes de gouvernance des ressources matérielles et immatérielles impliquant localement producteurs et consommateurs ? En espérant une extension par capillarité mais aussi une prise en compte réelle par les actuelles instances politiques, ce qui est encore loin d’être le cas… « On ne changera pas le monde avec des mots, mais on peut au moins choisir ceux qui diront et accompagneront les changements nécessaires » 15)Alain Rey. La Guerre des communs. Dans Libres savoirs. Les biens communs de la connaissance. Association Vecam, 2011, G&F éditions. Nous en sommes là, je crois bien…

Pierre Thomé, juin 2016
Article original republié avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Références   [ + ]

1. Dans “We Feed the World” (‘’Le marché de la faim’’). 2005, documentaire d’Erwin Wagenhofer et Jean Ziegler
2. Pierre Dardot, Christian Laval. Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie. Paris : 2016, La Découverte
3. Interview sur CNN le 25/05/2005 et dans le New York Times le 26/11/2006
4. Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy. Paris : 2010, La Découverte
5. Cornélius Castoriadis. Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II. Paris : 1986, Seuil
6. Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V. Paris : 1997, Seuil
7. André Gorz. Adieux au prolétariat : au-delà du socialisme. Paris : 1980, éd. Galilée
8. Cf. Pierre Thomé, « Quand le Gouvernement et le Parti socialiste s’embourbent à Notre-Dame-des-Landes », blog, nov. 2012.
9. Op.cit.
10. Conspirer dans son sens étymologique : respirer avec ou aspirer à
11. Consorter : partager le même sort, appellation moyenâgeuse des communs, encore en usage dans le Valais suisse
12. « Des aspirations et des réflexions s’expriment aujourd’hui dans de nombreux secteurs de la société civile et dans le monde militant […] en distinguant les qualités requises des gouvernants et les règles organisatrices de la relation entre gouvernés et gouvernants. Réunies, celles-ci forment les principes d’une démocratie d’exercice comme bon gouvernement » Pierre Rosanvallon. Le Bon gouvernement. Paris : 2015, Seuil
13. Loi sur l’Economie Sociale et Solidaire du 31 juillet 2014 : « la loi économie sociale et solidaire encourage un changement d’échelle de l’économie sociale et solidaire, fonde une stratégie de croissance plus robuste, donne aux salariés le pouvoir d’agir et soutient le développement durable local. »
14. Groupement Régional Alimentaire de Proximité
15. Alain Rey. La Guerre des communs. Dans Libres savoirs. Les biens communs de la connaissance. Association Vecam, 2011, G&F éditions

Le code est la loi ?

Blockchain, libertarisme et régulation

Il y a un événement important qui vient d’avoir lieu et qui ne concerne pas seulement l’avenir de la blockchain mais le fantasme libertarien d’une monnaie sans Etat, comme le Bitcoin, préservée de toute intervention d’une quelconque démocratie, où seulement le code serait la loi.

La technologie de la blockchain inaugurée par le Bitcoin consiste dans une sorte de registre public enregistrant des transactions que tout le monde peut lire et que personne ne peut effacer, sans avoir besoin d’un tiers (notaire, banque) pour certifier ces opérations qui se font sur un mode complètement décentralisé et anonyme, en P2P (au prix d’une importante capacité de calcul et consommation d’énergie). Cette technologie est en plein boom actuellement (on parle d’explosion cambrienne des blockchains), intéressant de nombreux acteurs comme les assurances. Le plus grand avenir lui est promis bien qu’on en soit encore aux expérimentations.

Or, la blockchain vient de rencontrer son premier véritable accroc, mettant en pièce son idéologie libertarienne pour corriger un bug et récupérer de l’argent volé, cela au nom de la grande majorité des utilisateurs. Tout-à-coup, on est revenu sur terre avec tous les problèmes qu’on connaît bien, de police comme de régulation des marchés. Que le libéralisme soit beaucoup plus productif que l’étatisme n’implique absolument pas que les marchés ni la monnaie pourraient marcher sans Etat et la prétention d’une loi immuable se heurte rapidement au réel. Comme disaient les anciens Grecs « les lois sont comme des toiles d’araignées qui n’attrapent que les petites mouches mais laissent passer les guêpes et les plus gros bourdons« . On ne peut faire barrage aux puissances réelles, ce dont la blockchain vient de faire l’expérience.

Tout vient d’une base logicielle popularisant la blockchain (ethereum) avec laquelle avait été monté un projet de Decentralized Autonomous Organization (DAO) destiné à servir de fonds d’investissement en P2P avec la monnaie « Ether » (équivalente du Bitcoin) et qui avait levé 150 millions de dollars afin de prouver l’invulnérabilité de cette technologie. L’opération était ouvertement idéologique : « C’est une forme d’organisation incorruptible qui appartient aux personnes qui ont aidé à la créer et à la financer, et dont les règles sont publiques ». Or, voilà que se trouvent contredites à la fois l’invulnérabilité et l’absence d’autorité centrale, tout cela parce qu’un petit malin avait trouvé un bug lui permettant de subtiliser 50 millions. Le bug ne remet pas en cause la blockchain elle-même, seulement une mauvaise programmation des contrats. Sauf que tout informaticien sait que les bugs sont inévitables et qu’il faut donc qu’il y ait quelqu’un pour les corriger. Il y a eu des résistances à cette hérésie mais les sommes en jeu ont eu raison des réticences et une modification logicielle a été proposée, vite adoptée par presque tous. Il y a malgré tout des irréductibles.

Il est intéressant de voir les arguments avancés par les fanatiques du code comme seule loi, notamment contre l’intervention politique et la dictature de la majorité contre les minorités (plutôt compréhensible lorsque c’est un Russe qui parle), mais il est plus intéressant encore de voir comme cette utopie ne résiste pas au réel et rencontre la nécessité de la régulation et de l’adaptation. Il y a sans doute une place marginale pour une monnaie anarchiste mais si la blockchain a un avenir de masse, cela ne peut être que de façon sécurisée par des Etats (ou des banques) même s’ils peuvent être aussi très perturbateurs à servir des intérêts spécifiques. On n’aura pas un nouveau monde sans Etat régit par des automates, il faudra toujours rester dans le provisoire en parant au plus pressé. C’est en tout cas l’occasion de voir, sur un objet neuf, à la fois comment les puissances matérielles s’imposent et la nécessité du politique, le rôle de la démocratie ou de l’opinion, avec tous les problèmes que cela pose effectivement et dont on ne se débarrassera pas avec des algorithmes…
schc3a9ma-dao

Article de Jean Zin initialement paru sur le blog jeanzin.fr 
Reproduit avec l’aimable autorisation de son auteur.
copyleft Copyleft

Appel à communication – Tribune Fonda démocratie contributive

Faites-nous part de vos idées pour la préparation d’un numéro de la Tribune fonda dédié à la démocratie contributive.
Le numéro 232 de La tribune fonda*, revue trimestrielle qu’édite la Fonda, sera consacré à la démocratie contributive.

Fort de notre conviction selon laquelle la vitalité associative est le moteur d’une renaissance démocratique, il s’agira d’éclairer le rôle actif que peuvent jouer les citoyens et les collectifs (associations ou autres) dans notre démocratie et d’explorer les modèles favorisant une construction commune entre pouvoirs publics et société civile.
Ce numéro permettra également de dresser un panorama de toutes les initiatives qui entendent replacer le citoyen au centre de la vie politique, en le consultant, en développant son pouvoir d’agir, en l’incitant à participer à ou développer des actions collectives…

Ce nouveau numéro est prévu pour le mois de décembre. Nous vous invitons à prendre part à son élaboration, en nous présentant une (ou plusieurs) initiative(s) et/ou en nous soumettant une proposition d’article, à partir des liens ci-dessous.

Cet appel est ouvert jusqu’au 12 septembre 2016.

*Cette publication de la Fonda propose des éclairages croisés, en mobilisant des expertises plurielles sur des sujets de société qui interrogent l’avenir des associations. Elle est principalement lue par des responsables associatifs, et a précisément pour vocation de les outiller pour éclairer leurs choix.
Si vous souhaitez recevoir les articles de la Tribune Fonda dès leur parution, vous pouvez vous abonner ici.

Appel à une Assemblée Européenne des Communs

Des initiatives citoyennes et communautaires travaillent à faire vivre des Communs urbains, ruraux, scientifiques ou numériques, et à promouvoir un futur conduit par la participation démocratique, l’équité sociale et la soutenabilité environnementale. Au cœur de ces actes de « mise en Communs », on trouve des relations sociales satisfaisantes et joyeuses qui régénèrent notre environnement relationnel et physique. Nous rejetons l’idée selon laquelle nous serions seulement des individus consommateurs égoïstes ou des compétiteurs dans la jungle du marché. Nous nous considérons au contraire comme des gardiens-citoyens actifs et coopératifs, travaillant pour des quartiers, des villes et des sociétés saines et justes.

Alors que les institutions européennes sont en perte de crédibilité et en crise profonde, nous, en tant que citoyens européens, voulons nous réapproprier l’Europe. Nous sommes préoccupés par le fait que tant de nos gouvernements aient tendance à favoriser les intérêts particuliers des forces dominantes des marchés au lieu de s’impliquer dans la recherche du bien commun des peuples et de la planète.
Au niveau mondial, nous sommes inquiets des menaces que font peser sur notre futur les inégalités sociales croissantes et les exclusions, ainsi que le changement climatique. Nous regrettons que les privatisations massives et la marchandisation nous aient déjà privés de tant de biens communs partagés qui sont essentiels à notre bien-être physique, social, culturel et à notre dignité.

Nos expériences avec les Communs

La pratique des Communs correspond aux initiatives locales ascendantes basées sur la coopération en réseau, déjà mises en pratique par des millions de personnes en Europe et dans le monde.
Ces initiatives créent des systèmes autogérés qui répondent à des besoins vitaux. Elles opèrent souvent en dehors de l’économie de marché dominante et des politiques publiques étatiques, tout en expérimentant de nouvelles structures hybrides.

Comme communeurs et communeuses…

  • Nous créons et renforçons des communautés en utilisant et en partageant des savoirs, des arts, de la culture, de l’agriculture et de la technologie.
  • Nous construisons des habitats partagés, soutenons l’agriculture locale, vivons dans des éco-villages et utilisons des infrastructures basées sur la communauté et possédées par elle (pour l’énergie, l’eau, le wifi, la culture et le financement).
  • Nous prenons soin des ressources naturelles et nous les gérons collectivement  (l’eau, les forêts, les semences, les animaux).
  • Nous créons et partageons librement de la musique, des images, des logiciels, du matériel pédagogique, de la connaissance scientifique et ainsi de suite.
  • Nous avons déjà réussi à rendre accessibles à tous certaines données de l’État et des collectivités, (par exemple des données concernant la recherche sur fonds publics, la santé et la technologie).
  • Nous essayons d’ouvrir les institutions démocratiques existantes, grâce à de nouveaux outils de démocratie participative et en améliorant la transparence.

Nous appelons à…

Nous appelons la mise à disposition des ressources pour tous, ainsi qu’à la liberté de créer, gérer, développer et faire perdurer nos Communs.
Nous appelons les gouvernements nationaux, les collectivités locales et les institutions de l’Union Européenne à faciliter la protection et la croissance des Communs, à éliminer les barrières et les « enclosures », à ouvrir l’accès à la participation citoyenne, et à prioriser le bien commun dans toutes les politiques.
Cela nécessite de quitter les structures traditionnelles de gouvernances verticales pour un processus horizontal participatif visant des décisions collectives de conception et de suivi de toutes les formes de communs. Nous appelons les communeurs et les communeuses à soutenir un mouvement européen qui fasse de la promotion de la solidarité, de la coopération, de la connaissance ouverte et du partage d’expérience des forces visant à défendre et renforcer les Communs.
C’est pourquoi, nous appelons et nous lançons une invitation à rejoindre un processus participatif et inclusif dans toute l’Europe pour bâtir et faire vivre une Assemblée des Communs. Ensemble, nous pouvons continuer à construire un réseau vibrant de projets bienveillants et régénérants qui revendiquent les « Communs européens » pour les peuples et les environnements naturels.

Omnia sunt communia!


Ce texte est une traduction de l’appel original rédigé en anglais.
Certains termes sont difficiles à traduire, le vocabulaire du monde des communs est encore en mutation….
Pour nous aider à mettre en place les équipes de traduction de l’Assemblée européenne des Communs (et plus généralement, toutes les traductions utiles pour le mouvement des Communs) vous pouvez nous rejoindre sur Transifex.

Emission « Tout compte fait » : Le tout gratuit : est-ce possible ?

Emission diffusée le 13 février 2016 lors de laquelle France 2 a présenté différents « utopistes » qui ont ouvert des façon de vivre différentes, dont Jean-François Noubel (extrait présenté ici).

Le tout gratuit : est-ce possible ?

A rebours d’une société ancrée dans l’ultra consommation, ils ont choisi un mode de vie alternatif : celui du don. Il s’agit d’un mode de vie avec moins de déchets et une meilleure utilisation des ressources. « Gratuivores » ou « freeganistes », ils consomment différemment, échangent des objets et luttent contre le gaspillage alimentaire. En France, Jean-Francois Noubel est l’icône de ce mouvement. Depuis 4 ans, l’ancien co-fondateur d’AOL France ne travaille pas et vit intégralement du don : argent, loyer, repas, vêtements… Alors l’économie du don est-elle une utopie ou une réalité ? Comment vivre concrètement dans le partage ? Rencontre avec ces nouveaux hérauts de la gratuité.

Pour voir l’émission complète, aller sur http://www.france2.fr/emissions/tout-compte-fait/diffusions/13-02-2016_458930

Prendre soin de soi, de l’autre et de la Terre. Et si notre changement de regard amenait le Nouveau Monde ?

Conférence publique à Néris-les-Bains, le 22 juillet à 20 h 30.

Quelle sera la troisième ville de France à s’engager sur la voie de l’autonomie alimentaire après Albi et Rennes ?

À votre avis ? Vous avez une idée ?

Nous assistons à un changement de paradigme rendu possible grâce à l’agriculture urbaine de 3e génération, en mode open-source, conduisant à un changement de regard individuel et collectif, et par conséquent un changement de réalité socio-économique susceptible de générer un nouvel art de vivre sans précédent, comme on a pu s’en rendre compte dans le film documentaire « Demain » pour celles et ceux qui ont eu la chance de le voir.

Comment une ville peut-elle atteindre l’autonomie alimentaire en 4 ans ? Quelle méthode simple mettre en oeuvre pour créer des cercles vertueux générant abondance, harmonie, santé et joie de vivre ?

Ce sont autant de questions auxquelles François Rouillay aura le plaisir de répondre à l’aide d’images et d’exemples concrets de réalisations au cours de la conférence-débat sur les villes de Demain, en présence de Sabine Becker, ingénieure urbaniste et permathérapeute, au théâtre municipal de la magnifique station thermale de Néris-les-Bains.

Le support didactique de conférence sera offert aux participants qui en feront la demande.


https://www.facebook.com/NerislesBains/

prendre-soin-de-soi

Communs et économie : quelle cohabitation dans une perspective de transition ?

« On parle de (bien) commun chaque fois qu’une communauté de personnes est animée par le même désir de prendre en charge une ressource (dont elle hérite ou qu’elle crée) et qu’elle s’auto-organise de manière démocratique, conviviale et responsable pour en assurer l’accès, l’usage et la pérennité dans l’intérêt général et le souci du ‘bien vivre’ ensemble ainsi que du bien vivre des générations à venir. »

Proposée par Alain Ambrosi et rappelée par Lionel Maurel, dans un texte lumineux qui analyse (au travers du prisme méthodologique élaboré par Elinor Ostrom) l’expérience « #BiblioDebout », cette définition claire et synthétique permet de se représenter la diversité des ressources (naturelles, matérielles et immatérielles) que nous pourrions appréhender comme des communs.

Pour autant le développement et/ou la préservation de ces communs (par exemple un projet citoyen d’énergie renouvelable, des jardins partagés, un tiers-lieu open-source, du mobilier urbain pour échanger/donner des livres/des objets disposés dans l’espace public, un logiciel libre, des plans open-source d’une machine agricole, des savoirs communs et partagés, un réseau d’accès associatif à Internet, etc.), impliquent que certains usagers-contributeurs y passent du temps et y engagent leur compétence, tandis que d’autres, y compris des acteurs marchands, se contentent d’utiliser les ressources communes, voire d’en tirer un profit personnel.

 

L’idée défendue par Michel Bauwens, de constituer à différentes échelles territoriales, des binômes « chambres des communs » (instances de type consulaire capables de faire le lien entre les contributeurs bénévoles et les utilisateurs marchands des ressources communes) / « assemblées des communs » (capables notamment d’identifier et de documenter le fonctionnement de ces communautés gestionnaires de ressources partagées), permet d’imaginer des solutions de cohabitation coopérative entre communs et économie marchande.

Une telle articulation peut-elle s’avérer pérenne ou bien ne constituer qu’une phase de transition dans la perspective d’un changement irréversible de nos relations à la propriété ?

Trois enjeux méritent d’être explorés pour répondre à cette question :

 

Le premier enjeu est celui de la protection des ressources communes contre les enclosures ainsi que de leurs contributeurs et contributrices contre le risque de dépossession de leur œuvre.

L’étude historique du mouvement des enclosures (qui comme le rappelle Lionel Maurel, « s’est produit en plusieurs vagues, du 12ème au 18ème siècle, démantelant progressivement les droits d’usages collectifs en distribuant des droits de propriété privée au bénéfice de certains grands propriétaires terriens »), nous permet aujourd’hui de mieux analyser les risques que font courir aux communs la privatisation, tout comme « l’étatisation », d’une ressource naturelle ou matérielle, initialement gérée de manière collective pas ses usagers.

Mais le processus de confiscation devient encore plus flagrant, dès lors qu’il s’agit d’une ressource immatérielle et « non-rivale » comme la connaissance universitaire, la création artistique ou littéraire ou encore le génome d’une plante, que des entreprises purement capitalistes privatisent au nom de la propriété intellectuelle ou industrielle.

Quant aux contributeurs/contributrices aux communs, qui investissent bénévolement du temps et du talent à les créer, les maintenir et les développer, le premier enjeu (on évoquera plus loin la question de la réciprocité) est de pallier au risque de dépossession intellectuelle de leur travail.

Ainsi une contribution libre à un commun dont les droits de partage ne seraient pas juridiquement protégés, peut à tout moment être appropriée par une personne ou un entreprise, susceptibles de revendiquer des droits de propriété intellectuelle sur les produits de cette contribution.

Pour pallier à ces risques d’enclosure et de dépossession, il existe au moins deux catégories de solutions : la dissociation juridique entre la propriété et l’usage d’une part,  les licences libres d’autre part.

Le droit de propriété bénéficie d’une protection particulière en droit français puisqu’il est visé dans la déclaration des droits de l’homme, qui a valeur constitutionnelle. Il apparaît donc difficile de le remettre en question, même s’agissant d’une ressource considérée comme un commun. Il existe cependant différentes façons de dissocier juridiquement la propriété de l’usage, susceptibles de protéger les usagers d’un « commun » (les commoners) du risque de détournement ou de confiscation de cette ressource par la personne morale ou physique qui en est légalement le propriétaire.

Ainsi le droit coopératif permet de distinguer clairement la coopérativepropriétaire par exemple d’un bien immobilier (coopérative d’habitants), d’une entreprise (SCOP ou SCIC), ou de matériel agricole (CUMA) – et les coopérateurs/trices, sociétaires de la coopérative et usagers de ses ressources, mais également associés démocratiquement (une personne = une voix) à la gouvernance de leur « bien commun ».

Dans un autre registre, les baux emphytéotiques permettent à un propriétaire immobilier de louer son bien à des usagers pour une longue durée (18 à 99 ans), charge à ceux-ci de l’entretenir et de le préserver tandis que « les foncières » comme Terres de Lien (ou encore  les « Community Land Trust ») permettent d’acquérir des terres ou des biens immobiliers pour en assurer, sur le long terme, une gestion sociale et écologique conforme à une charte.

Le droit anglo-saxon dispose quant à lui d’un concept intéressant dont les commoners pourraient se saisir, il s’agit du « trustee » qui désigne une personne ou une structure qui se voit confier un mandat de gestion très précis pour le compte des bénéficiaires d’une ressource. La récente création à Lille d’une association baptisée LSC1 (pour « Legal Service for Commons ») en constitue une déclinaison expérimentale. Son objet est de « protéger  de soutenir des communautés produisant des ressources ouvertes et partagées, appelées  communs libres » et sa gouvernance est constituée d’un « collège » de personnes de confiance qui veillent à ce que les ressources produites par les « contributeurs » soient protégées et le cas échéant rémunérées.

Concernant la protection des contributeurs/trices, la création des licences libres « creative commons » qui « proposent une solution alternative légale aux personnes souhaitant libérer leurs œuvres des droits de propriété intellectuelle standard de leur pays, jugés trop restrictifs », ont permis (depuis 2004 en France) aux auteurs souhaitant contribuer aux communs, de définir et de protéger juridiquement les conditions du  partage et de la réutilisation de leurs productions.

Il en va de même avec les nombreuses licences « open-source » développées par le monde du logiciel libre et répertoriées par l’OSI, tandis que se pose la question de leur déclinaison pour tout ce qui concerne le « hardware » et les inventions mécaniques qui ne reposent pas directement sur un code logiciel.

Ces différents dispositifs bien qu’encore très imparfaits (cette liste n’étant certainement pas exhaustive), permettent d’ores et déjà aux commoners de concevoir des mécanismes de prévention des risques d’enclosure des communs et de confiscation du produit de leurs contributions.

Cependant les assemblées et les chambres des communs pourraient se donner comme objectif de les améliorer, en documentant les expérimentations existantes et en mobilisant des collectifs de juristes pour les rendre transférables et adaptables.

 

Le second enjeu est celui de la réciprocité et/ou de la rétribution des contributions

Cela peut tout d’abord paraître contradictoire de parler de rétribuer des contributions apportées à un commun et pourtant cette question nous concerne tous, dès lors que nous nous connectons à Internet ou nous utilisons notre smartphone.

En effet chaque clic effectué sur un moteur de recherche ou sur un réseau social fait de nous un « digital worker » qui contribue bénévolement à générer une gigantesque masse de données (Big Data), exploitée à des fins marchandes et confiscatoires par les plateformes qui mettent « gratuitement » ces services à notre disposition.

D’un autre côté, la majeure partie des lignes de codes écrites pour le logiciel libre, le sont par des salariés de groupes informatiques privés qui autorisent explicitement leurs employés à contribuer « bénévolement » à un commun dont le développement alimente leur modèle économique.

Mais pour les personnes qui souhaiteraient contribuer plus activement à créer, développer et préserver des ressources en communs, la nécessité de « gagner sa vie » limite fortement le temps qu’elles voudraient pouvoir y consacrer.

Ce n’est pas par hasard que les périodes de chômage (contraintes ou choisies) ou de départ à la retraite permettent à certains de s’investir dans des activités porteuses de sens et de (re)découvrir que « travailler » n’est pas nécessairement synonyme d’emploi salarié.

Si l’on admet avec Frédéric Sultan que « les transitions auxquelles nous sommes confrontés nous invitent   à inventer d’autres approches que le système bipolaire État/marché, à construire de nouvelles alliances dans lesquelles les communs permettent de renouveler l’imaginaire politique pour adapter l’action publique aux enjeux du 21ème siècle » il apparaît évident qu’inventer des formes de rétribution (au moins partielles) pour les contributeurs et contributrices aux communs permettrait de « passer à l’échelle » et d’accélérer l’indispensable engagement d’un processus de transition durable.

Deux voies peuvent être envisagées pour répondre à ce besoin de rétribution, la première et la plus immédiatement opérationnelle, décline les différentes possibilités de « donner » aux contributeurs afin de rémunérer (partiellement) leur temps de travail. La seconde plus ambitieuse consisterait à organiser un système pérenne de réciprocité entre contributeurs et bénéficiaires de ressources « communes », sans pour cela d’ailleurs que ces rôles soient figés.

Plusieurs plateformes numériques permettent ainsi aux commoners de faire appel au don pour soutenir leur travail de contribution, que ça soit pour un projet particulier via une campagne de crowdfunding (très nombreuses plateformes), ou bien plus pointu, sous la forme de dons récurrents visant à établir une relation de financement « durable » comme le résume dans son blog Philippe Scoffoni.

Une plateforme comme « Liberapay » permet ainsi à un auteur ou un projet de bénéficier d’un revenu à peu près stable dans le temps. Les participants s’engagent à verser une somme donnée toutes les semaines. Il incombe en effet aux utilisateurs de la plateforme de financer son fonctionnement et les contributions peuvent s’effectuer au profit de personnes ou d’équipes. Dans ce dernier cas, ce sont les membres de l’équipe qui définissent les règles de répartition des sommes perçues.

Cependant le don peut aussi prendre la forme du mécénat classique pratiqué par une personne, une entreprise ou une fondation, ou bien encore d’une subvention accordée sans contrepartie par l’État ou une collectivité publique au titre de « l’intérêt général », ces types de contribution privées ou publiques pouvant également prendre la forme d’un apport financier ou en nature (mise à disposition d’un terrain, d’un bâtiment ou d’un équipement, d’une compétence…).

Mais il en va différemment du concept de réciprocité car il s’agit ici d’imaginer un système pérenne où contributeurs et bénéficiaires de communs pourraient, dans l’idéal, « équilibrer » leurs apports.

La première piste étudiée a été celle des licences réciproques qui, comme le résume Pierre-Carl Langlais « visent à restaurer une relation de réciprocité entre le secteur commercial et le mouvement des Communs en établissant un mécanisme de réversion dès lors qu’une organisation capitalistique fait usage d’un bien commun ». Cependant cette idée se heurte encore à un certain nombre de difficultés concernant notamment le choix de l’unité de compte et l’éthique des protagonistes.

La seconde piste fait l’objet d’un très ancien débat redevenu fortement d’actualité, il s’agit du revenu universel ou Revenu de Base Inconditionnel et de ses alternatives comme le revenu contributif prôné par Bernard Stiegler ou encore la salaire à vie défendu par Bernard Friot. Dans ce cas c’est la société qui décide de rémunérer globalement et indistinctement le temps de la contribution de ses membres au bien commun par un système public de redistribution. Mais là aussi les différentes approches idéologiques qui sous-tendent ce concept (du libertarisme californien au coopérativisme proudhonien) tout comme les énormes réticences morales que soulève l’idée « d’être payé à ne rien faire » laissent augurer d’encore bien des obstacles avant qu’un tel système voit le jour.

Cependant une troisième piste mériterait sans doute d’être approfondie, celle qui consisterait à recourir au système des « chambres de compensation », un système économique ou chacun est invité à payer ses dettes avec ses créances. L’avantage principal d’une chambre de compensation, est qu’elle transforme les dettes et les créances bilatérales en dettes et en créances multilatérales. Le commoner ou l’entreprise A, qui a une créance envers le commoner ou l’entreprise B, suite à une contribution ou à une utilisation d’un commun, peut immédiatement dépenser cette créance avec un commoner ou une entreprise C.

De façon symétrique, un commoner ou une entreprise D qui a une dette avec l’entreprise E règlera sa dette en contribuant aux communs utilisés par l’entreprise F ou A.

Le système repose sur une unité de compte (une monnaie complémentaire) dont la multilatéralité va permettre d’amplifier l’activité économique et la production de communs, chacun des adhérents ayant la capacité à trouver dans le réseau de nouveaux partenaires qui sont autant de nouveaux contributeurs.

La technologie des blockchain qui connaît un développement spectaculaire, pourrait ici être mise au service du bien commun.

 

Et de fait, le troisième enjeu apparaît bien comme celui de la mise en place de ces binômes assemblée/chambre des communs qui permettraient d’expérimenter localement ces différentes formes de cohabitation entre communs et économie.

Constituées à l’échelle locale des « porteurs de communs » (que sont par exemple les tiers-lieux, les jardins partagés, les projets d’habitat coopératif, une foncière comme « Terre de Liens », des monnaies complémentaires, les producteurs et diffuseurs d’œuvres du domaine public, les développeurs de logiciels libres, une épicerie coopérative, un fournisseur d’accès à Internet associatif et citoyen, une régie de quartier, une conciergerie solidaire, un dispensaire social, une université populaire…), les assemblées des communs pourraient se donner comme objectif de coordonner et populariser l’accès, la défense contre les enclosures et le développement des communs sur leur territoire, en élaborant puis en faisant vivre démocratiquement une charte sociale des communs.

Susceptibles de proposer aux pouvoirs publics d’assumer la gestion citoyenne et responsable de certains communs (espaces publics, agriculture dans la ville, tiers-lieux publics, salles associatives, espaces de gratuité…), de proposer aux entreprises une relation coopérative gagnant – gagnant, grâce à la création d’une « chambre des communs » (permettant à celles-ci de participer à la rémunération des communs, en contrepartie de leur utilisation des ressources et savoirs partagés issus des communs…) elles pourraient s’imposer comme une véritable alternative au dialogue devenu stérile entre l’État et le Marché, en permettant aux citoyens de s’impliquer localement dans la gestion des ressources du vivre ensemble, sans remettre en cause directement l’utilité de des élus et des entreprises, favorisant ainsi l’amorce d’un processus de transition soutenable.

Plus spécifiquement les chambres des communs pourraient organiser les activités économiques autour des communs, en demandant aux acteurs économiques de participer à leur rémunération (en contrepartie de l’utilisation des ressources et savoirs partagés issus des communs) afin d’établir ainsi une relation coopérative gagnant – gagnant entre communs et économie.

Elles pourraient également tenter de sensibiliser l’acteur public à la réforme des marchés en privilégiant la production directe de communs ou le développement de services autour de commun (par exemple plutôt que de développer au niveau de chaque collectivité un logiciel « propriétaire » de gestion des vélos en libre service, plutôt que de le développer en logiciel propriétaire individuellement par, le développement d’un logiciel libre pourrait être mutualisé avec l’ensemble des villes du monde ayant à mettre en place un système de vélo partagé).

Elles pourraient enfin faciliter la collaboration des entreprises qui développent de l’activité économique autour des communs et assurer le dialogue avec l’Assemblée des Communs (le rapport entreprises/société).

 

Photo : Pesée de marchandises, amphore du Peintre de Taléidès, v. 540-530 av. J.-C., Metropolitan Museum of Art • Taléidès comme potier (signature), Peintre de Taléidès • CC BY 2.5 (Source : Wikipedia)

La « disruption », ou quand la technologie va beaucoup trop vite pour les humains

Extrait d’un entretien avec le philosophe Bernard Stiegler.

Ce que vous êtes en train de monter à Plaine Commune, la communauté d’agglomérations qui regroupe une petite dizaine de villes de Seine-Saint-Denis, relève de cet autre usage de la technologie ?

Exactement. L’idée, c’est de faire de ce territoire – aujourd’hui considéré comme très en retard – un laboratoire d’avant-garde, un réseau de villes vraiment intelligentes. Il s’agit d’utiliser la technologie pour réfléchir, comme l’a fait Jean-François Caron, le maire de Loos-en-Gohelle, dans le Nord-Pas-de-Calais. Je m’inspire aussi du travail de Michel Bauwens qui, avec la Fondation P2P, aide les gens qui veulent s’organiser en réseaux pour prendre en commun les décisions affectant la gestion de leurs villes.

Nous allons créer un revenu contributif, versé à de très jeunes habitants de Plaine Commune pour les encourager à s’emparer de ce que l’on offre en terme de formation. Ce revenu n’est pas un revenu de base, mais un revenu conditionnel. Ces jeunes devront contribuer régulièrement à la vie locale – et sous la forme qu’ils choisiront chacun -, comme les intermittents qui doivent travailler un certain nombre d’heures pour toucher l’intermittence.

Nous allons créer une caisse de crédit contributif pour permettre aux habitants d’emprunter en échange de leur propre contribution. Comme c’est expérimental, tout ça sera accompagné par des thésards de toutes disciplines – mathématiciens, juristes, physiciens, philosophes… – qui auront pour mission de travailler en lien avec le territoire et avec ses habitants. Un appel d’offres vient d’être lancé.

En parallèle, sur le modèle du Cern qui a inventé le premier web dans ses laboratoires genevois au début des années 1990, nous allons, avec Orange et Dassault systèmes, fabriquer un nouveau web, un web qui crée du savoir, un web qui remplisse les promesses politiques et intellectuelles de ce qu’il était au départ. »

Lire l’entretien complet sur le site bibliobs.nouvelobs.com

« Le prochain Bouddha sera un collectif ! »

Avec cette métaphore, Michel Bauwens, économiste, illustre la spiritualité liée au concept prometteur du « P2P » Peer to Peer- Pair à pair. Le « détenteur de la vérité » ne sera plus un gourou mais reposera sur une dynamique de groupe, collective. Dans son livre « Sauver le monde », LLL- 2015, cet auteur belge, fondateur de la P2P International Foundation y développe les fondements d’une nouvelle économie avec et grâce à chacun.

Figurant sur la liste des 100 personnes les plus enrichissantes dans le monde (par opposition avec les 100 personnes les plus riches du monde) il était l’un des intervenants à la journée r-évolutionnaire « Let’s Coop » organisée par SMart Belgique. C’était à Bruxelles le 28 juin.

En effet, mercredi dernier, SMart Belgique invitait à Bruxelles ses membres et sympathisants à une journée festive et de réflexion sur la mutation actuelle de l’emploi, de l’économie et du partage. Se voulant partie prenante à ces changements, après une année de travail participatif de redéfinition de leur projet, l’organisation décidait, en assemblée générale, de choisir la forme d’une « coopérative à finalité sociale ». Chacun peut devenir coopérateur moyennant une participation financière minime ; les bénéfices ne sont pas redistribués aux coopérateurs mais réinvestis dans une finalité sociale….

Lire la suite de l’article sur le site Pressenza.com

Un article de