Maïa (P2P Foundation) : pouvez-vous nous dire par quel parcours vous êtes passé pour aboutir à la rédaction de ce livre ?
Pierre : Je suis retraité depuis 2003 et je dispose ainsi de pas mal de temps libre et d’un « revenu de base » suffisant. J’ai passé toute ma carrière dans le domaine de l’action sociale, en particulier la protection de l’enfance, en commençant comme éducateur spécialisé et en finissant comme chercheur auprès du Conseil général du Rhône.
Une fois en retraite, ma réflexion s’est orientée vers des thèmes qui m’étaient chers dans les années 1970, et notamment celui de l’autogestion qui s’est développé en France et en Europe à cette époque. Après mai 68, je me suis investi dans la mouvance autogestionnaire. C’était le début de la désindustrialisation en France, l’affaire de l’usine horlogère Lip à Besançon est sans doute la première grande lutte contre cet état de fait, elle en est devenue un symbole. A cette époque, la tentative de redémarrage de l’usine a représenté une menace pour le pouvoir politique qui a tout fait pour empêcher cette relance.
C’est aussi l’époque du projet d’extension d’un camp militaire sur le plateau du Larzac dans les Cévennes. L’armée avait commencé à s’emparer de pâturages et 103 paysans ont créé ce que je qualifierais aujourd’hui de « commun » (ça ne portait pas ce nom là à l’époque). Cette décision fut accompagnée par un vaste mouvement populaire qui a généré de grands rassemblements sur le plateau allant jusqu’à plus de 100 000 personnes. Cette lutte a abouti en mai 1981 à la décision de François Mitterrand, fraîchement élu président de la République, de stopper le projet. 6 000 hectares ayant déjà été réquisitionnés, de longues discussions avec le Ministère de l’Armée et celui de l’Agriculture ont permis de signer un bail emphytéotique de 99 ans et de créer le premier office foncier agricole en France : la Société civile des terres du Larzac. Les terres sont gérées depuis de manière collective et des locations sont proposées à des agriculteurs. José Bové, qui possède une exploitation sur place, fut une des figures emblématiques de cet épisode. Selon lui :
Il n’y a pas besoin d’être propriétaire du foncier pour aimer la terre et bien la cultiver.
C’est à cette époque que j’ai rejoint le Parti Socialiste Unifié (PSU) dans lequel se trouvait par exemple Michel Rocard (jusqu’en 1974). Pour la gauche socialiste, le PSU était un laboratoire d’idées s’appuyant sur des actions collectives locales (loyers, charges locatives, équipements socio-culturels…) dans de grands ensembles en plein développement (Sarcelles, Grenoble, Villejean à Rennes…). J’ai été très investi dans des projets touchant à la vie de la cité (école, achats collectifs, centres sociaux…).
Une fois en retraite, j’ai retrouvé d’anciennes relations de ce parti. Nous nous sommes demandés pourquoi l’idée d’autogestion avait pratiquement disparu des écrans politiques de la gauche de gouvernance. Nous avons alors décidé de chercher s’il en restait quelques traces, ce qui nous a rapidement conduits vers l’Économie Sociale et Solidaire fondée sur : la vie associative et la vie coopérative, le fonctionnement démocratique avec le moins de hiérarchie possible et la volonté de travailler autrement.
C’est ainsi que, par exemple, j’ai découvert Ardelaine en Ardèche, une aventure démarrée dans les années 1980 par cinq personnes qui ont racheté une filature à moitié en ruine et qui ont recréé toute la chaîne de la laine, de la tonte à la fabrication de vêtements et de literie. Aujourd’hui cette coopérative compte 50 salariés (plus de la moitié sont coopérateurs) et a relancé l’économie et la vie sociale d’un village de 500 habitants avec des ateliers de fabrication, un musée de la laine (20 000 visiteurs par an), un café-librairie et un restaurant, en quelque sorte une multiplication de communs !
Tout cela a conduit à l’écriture de Créateurs d’utopies. Démocratie, autogestion, économie sociale et solidaire (éditions Yves Michel) livre à la fois historique et d’actualité car illustré par de nombreux exemples d’associations et de Scop dont certaines se réfèrent encore à l’autogestion.
Ce n’est qu’un peu plus tard que j’ai découvert la notion de « communs », grâce à Elinor Ostrom lorsqu’elle a reçu le Prix Nobel d’économie en 2009, et j’ai lu le seul livre traduit en français de cette économiste américaine : La gouvernance des biens communs. En lisant cet ouvrage, Michel Rocard a d’ailleurs déclaré :
le prix Nobel pour l’autogestion ! Vous avez bien lu…
(Libération 20/10/2009)
Je me suis donc mis passionnément à étudier la question… et je viens de publier (Biens) Communs : quel avenir ? Un enjeu stratégique pour l’économie sociale et solidaire (éd. Yves Michel)
Maïa : quels sont les objectifs de ce nouvel ouvrage ?
Pierre : à titre personnel, je suis investi comme sociétaire dans différentes coopératives (Enercoop, Terre de Liens, Ardelaine, la NEF,…). J’agis dans ce cadre pour faire de la sensibilisation et soutenir le développement de ces formes d’organisations. C’est un travail de longue haleine dont je ne verrai sans doute pas le bout, à supposer qu’il y en ait un ! Mon livre s’inscrit dans cette démarche.
Lors du récent Festival du livre à Mouans-Sartoux, j’ai constaté que le concept « (bien) commun » est encore assez étranger. J’ai notamment participé à une table ronde avec Cyril Dion, réalisateur du film “Demain”, qui évoque beaucoup d’expériences alternatives sans jamais prononcer le mot « commun ». Des pratiques existent mais ne sont pas encore assez associées à ce concept, alors qu’il s’agirait de les relier pour en dégager du sens, y compris politique.
Lorsque je définis les communs, j’écarte le mot « bien » pour éviter toute confusion avec une idéologie. Par exemple, l’eau est souvent considérée comme un « bien commun universel » mais il s’agit d’une déclaration de principe très loin de la réalité tant l’eau peut faire l’objet d’un manque pour un grand nombre d’habitants de la planète et de conflits y compris militaires. Ce qui m’intéresse, c’est comment les gens peuvent s’organiser pour s’emparer de ces questions. Pour moi, un commun est une construction sociale et non un bien naturel qui irait de soi. Ce sont des personnes qui se réunissent autour d’une ressource et qui cherchent à en déterminer des droits collectifs (accès, usages, protection…) qui peuvent être contraignants et en tenant compte bien sûr des aspects réglementaires venant des acteurs publics (État et collectivités territoriales). Pour s’instituer, ces communs, la plupart du temps, se rapprochent de l’Économie Sociale et Solidaire, associations et coopératives. Et il n’est pas nécessaire de toujours rechercher des exemples extraordinaires pour les découvrir. Ainsi dans le livre, je présente les droits d’usage d’un pâturage communal situé en Savoie qui illustre très bien la notion de « consortage » (un mot utilisé en Suisse pour évoquer le fait de « partager le même sort »). Pour moi, ce mot est une excellente définition des communs :
c’est la nécessité qui fait se réunir des personnes autour d’une ressource à utiliser en commun tout en la préservant.
Dans le cas présent, il s’agissait de sauver la vie économique d’un village alors que les fermes ne trouvaient plus de repreneurs. Les huit fondateurs sont tous des fils de paysans du village qui ne se destinaient pas forcément à l’élevage. Ils évitent d’ailleurs soigneusement les questions idéologiques qui pourraient créer des conflits. Ce qui les rassemble, c’est le sauvetage du pastoralisme en montagne et ils ne voient pas d’autre solution que de “consorter”, c’est-à-dire créer des communs. Leur action est ainsi à l’origine de quatre coopératives, une association et une petite mutuelle (caisse de solidarité en cas de perte accidentelle d’une vache). Toute leur production de lait sert directement à la fabrication sur place du fruit commun : l’excellent fromage de Beaufort.
Un autre aspect important de cette expérience, c’est l’ancrage local, avec une forte territorialisation des actions. L’exemple alpin pourrait ainsi se multiplier dans tous les endroits qui ne sont pas encore trop atteints par les enclosures des fermes usines. L’un des enjeux a été de remédier à la dispersion des terres en herbage par un remembrement volontaire. Dans le village c’est un Groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC), qui est apparu comme la structure juridique la plus adaptée à cette mise en commun ; elle regroupe actuellement huit paysans-éleveurs pour un troupeau de 120 vaches laitières. L’alpage d’été reçoit aussi d’autres éleveurs et c’est un Groupement pastoral (coopérative) qui en assure la gouvernance.
Mon livre a donc pour principal objectif de faire connaître ces exemples au grand public afin de le sensibiliser à cette question des communs – ce qui est loin d’être acquis ! – avec le projet de créer une société plus juste, plus égalitaire et plus responsable de son environnement. Bien sûr, ce projet n’est pas nouveau et a déjà échoué à plusieurs reprises au cours des siècles précédents. Ma réserve se situe sans doute là : est-ce que l’on rêve ? Pourtant à l’âge “canonique” qui est le mien, je souhaite encore de tout cœur un changement politique radical et je crois qu’il est possible, à partir de l’enseignement des communs, de construire un nouveau système économique, sociale et écologique, c’est certainement un travail de longue haleine, mais je pense que l’on a bien besoin d’un récit politique capable de proposer autre chose qu’une économie financière dominant le monde en le détruisant. (Cf. Communs et ESS peuvent-ils faire système ?)