Cet article est une transcription de la vidéo ci-dessus. Les propos de Bernard Stiegler ont été transcrits de 0’44 » à 46’26″ » avec son aimable autorisation. Cette conférence a eu lieu le 8 avril 2014 à Paris
La commande qu’on m’a passé c’est de parler de l’économie de contribution en partant de la question du logiciel libre, et en l’orientant autant que possible vers des propositions, pas simplement des considérations théoriques et conceptuelles. Il y a par exemple des plateformes de mesures qui nous permettraient de passer à ce que l’on appelle l’économie de contribution.
Alors, je vais peut-être commencer par vous dire pourquoi oui en effet la question est bien celle du logiciel libre, en tout cas pour moi au départ.
D’abord, je vais vous dire de quelle origine conceptuelle je suis. J’ai été formé, moi, dans l’extrème gauche française, puis au parti communiste français où j’ai passé quelques années. J’ai grandi dans les années 60 en France, les années 50/60, à une époque où a peu près tout le monde lisait Karl Marx – les gens qui ne lisaient pas Karl Marx on les trouvait bizarres, voilà, ça semblait un peu étrange de ne pas connaitre Karl Marx. J’ai toujours gardé une relation très étroite à Marx, sur lequel d’ailleurs j’ai publié, mes deux derniers livres parlent de Marx, de deux textes différents de Marx. Donc je suis d’une tradition disons typiquement française, le marxisme d’après la deuxième guerre mondiale. Plus ou moins lié au PC, peut-être moins mais un peu quand même.
Et puis, pour des raisons tout à fait professionnelles, j’ai un jour rencontré des gens qui étaient des développeurs de logiciels libres. Je les ai rencontré dans des fonctions de direction puisque, par un concours de circonstance varié, j’ai dirigé d’abord l’Institut National de l’Audiovisuel, c’était il y a 15 ans à peu près, un petit peu plus, 18 ans, où j’ai rencontré pour la première fois des développeurs qui travaillaient dans le modèle du libre. Puis j’en ai retrouvé 5 ans plus tard à l’IRCAM, puisque j’ai été directeur de l’IRCAM également. Et puis ensuite j’ai créé un Institut qui développe en libre lui-même, et aujourd’hui je suis directeur d’un truc qui s’appelle l’Institut de Recherche et d’Innovation où nous faisons des logiciels en Open Source et en libre.
Alors, pourquoi je me suis intéressé au logiciel libre ? D’abord parce que j’ai été surpris, frappé, comme tous les gens d’ailleurs qui connaissent le logiciel libre, par l’organisation du travail dans le logiciel libre, et surtout par la communauté que formait une organisation de logiciel libre. Ça m’a totalement étonné : une communauté très responsable, très lucide, une vraie communauté par ailleurs avec une hiérarchie en moins, et quelque chose qui fonctionnait très bien avec des gens ultra motivés.
Et au bout d’un certain temps – alors ça c’était à l’INA d’abord… Quand je suis arrivé à l’INA, d’abord, j’étais censé gagner de l’argent, parce que l’INA c’est un établissement public industriel et commercial, donc c’est un établissement qui doit gagner des sous. Quand j’ai vu des gens qui développaient des logiciels libres, je me suis dit qu’ils ne me rapportaient pas d’argent, donc j’ai mis en question ce choix. Et outre que l’on m’a dit immédiatement « si ça vous plait pas on arrête de bosser », enfin bref c’était absolument non négociable, je me suis dit qu’il fallait que je me renseigne, et je me suis aperçu qu’il y avait une économie du logiciel libre. Et pas une économie traditionnelle – clairement les inspecteurs des finances ont beaucoup de mal à comprendre ça – mais c’est une vraie économie : ça fonctionne. Donc j’ai été séduit par le modèle, même si je ne l’ai pas vraiment théorisé, il y avait beaucoup de choses à faire, j’avais 1000 personnes à l’INA, c’était un gros boulot, je n’avais pas beaucoup de temps pour faire des théories.
Ensuite, je suis allé à l’IRCAM, où j’avais un peu plus de temps, il y avait un peu moins de monde, et là j’ai commencé à théoriser un peu. Pour d’autres raison d’ailleurs, parce qu’à l’IRCAM j’ai par ailleurs fait une théorie des instruments de musique, et pas simplement des instruments de musique mais des instruments tout court. Faut quand même que je me présente : je fais de la philosophie, je suis prof de philo, et ce sur quoi je travaille c’est les instruments, les technologies, et la société industrielle. Et ce qui m’a intéressé quand on m’on m’a proposé un poste à l’IRCAM, c’est d’étudier un système qui a une technique très spéciale, le système des instruments de musique, auquel je m’intéresse depuis très longtemps. Outre que je suis amateur de musique, mais par ailleurs mon sujet au départ c’est les rapports entre la technique et le temps, et un instrument de musique c’est un objet technique pour produire du temps.
Quoi qu’il en soit, à l’IRCAM j’ai essayé de commencer à théoriser les objets de technique instrumentaux, mais pas seulement, y compris parce qu’à l’IRCAM, vous le savez sans doute, mais l’on fait de la musique avec des logiciels, et c’est pour ça qu’il y avait beaucoup de développeurs en logiciels libres. Les logiciels de l’IRCAM sont en logiciels libres, autour desquels il y a une communauté mondiale qui s’est constituée, qui se réunit tous les ans dans ce que l’on appelle le forum IRCAM, et là j’ai découvert une dynamique sociale. Pas simplement une dynamique entre développeurs et l’organisation du travail, mais une dynamique sociale incroyable. Avec des, je dis pas des usagers ou des utilisateurs, je dis des praticiens de ces logiciels, qui savent énormément de choses, et qui ont un rapport avec les développeurs – ils ne se prennent pas pour des développeurs, mais par contre ils codent un peu, ils fabriquent des plugs-in, etc . Une dynamique incroyable, une inventivité incroyable.
A partir de ce moment-là, j’ai essayé de théoriser ça de façon plus générale. J’ai commencé à réinterpréter un peu l’histoire du capitalisme, parce que par ailleurs, j’ai été confronté à une autre question qui est que quand je suis arrivé à l’IRCAM il y avait à peu près un concert par mois – c’était une musique très savante, très exigeante – et il n’y avait absolument que des musiciens professionnels dans la salle. Quand il n’y avait pas des musiciens, c’était des metteurs en scène de théâtre, ou des danseurs qui venaient chercher, qui venaient professionnellement. Et j’ai trouvé ça un peu étrange, et presque angoissant. Alors je me suis mis à travailler sur la raison pour laquelle plus personne ne venait à l’IRCAM. Je parle des concerts, je ne parle pas du festival de l’IRCAM qui lui élargissait son public et visait des musiques plus variées. Quand je dis que plus personne ne venait, comprenez-moi bien, il y avait des gens qui venaient à l’IRCAM, mais il n’y avait que des professionnels, et ça, ça me paraissait quand même très problématique que les créations de l’IRCAM ne s’adressent qu’à des professionnels, compositeurs, interprètes, ou éventuellement critiques professionnels.
Et alors j’ai essayé de théoriser le rôle de la musique au vingtième siècle, et aussi le rôle des interfaces et des technologies industrielles dans l’évolution de la musique du vingtième siècle. C’est comme ça que j’ai organisé en 2003 à Cerisay un colloque qui s’appelle « la lutte pour l’organisation du sensible » où j’ai avancé l’idée que, idée que je reprenais chez Adorno et chez beaucoup d’autres, l’idée que la musique au vingtième siècle était devenue une fonction de l’organisation de la consommation, et que un truc comme l’IRCAM dans un contexte comme ça devenait un laboratoire de recherche et de développement où l’on pouvait éventuellement aller pique des trucs, mais que fondamentalement ça n’était plus ça l’avenir de la musique, l’avenir de la musique c’était la prolétarisation de la musique.
Qu’est-ce que je veux dire en disant cela ? Je veux dire que c’est une musique de pure consommation, où l’on ne sait pas lire la musique, où l’on ne sait pas jouer la musique, où l’on ne sait rien dire de la musique, et ou en plus on achète la musique. Parce que elle est faite pour ça, c’est une musique qui est faite pour que ça tourne, c’est-à-dire ça monte au top 50, ça descend du top 50 ; et c’est un marché. Ça s’appelle les industries culturelles.
Alors je vais un peu vite, je présente les choses un peu rapidement, ça mériterait des nuances, des analyses plus précises et tout ça, si ça vous intéresse beaucoup, j’ai écrit un livre qui s’appelle « De la misère symbolique » où je parle de tout ça, mais bon.
Mais si je vous en parle maintenant, c’est pour une raison précise : c’est parce que, travaillant dessus, je me suis mis à travailler sur l’histoire du capitalisme de son origine jusqu’à aujourd’hui. J’en suis arrivé, d’abord à répéter ce que non seulement Karl Marx, mais déjà Adam Smith disaient. Il ne disait pas comme Marx bien entendu, mais Adam Smith voyait déjà en 1776 que le nouveau système économique qui allait se mettre en place reposait sur le système de la destruction des savoirs. Pour que le système se développe, il fallait que les producteurs perdent leurs savoirs parce qu’il fallait faire passer les savoirs dans les machines. Vous savez, le début de « La richesse des nations », c’est l’analyse de la manufacture à produire des aiguilles, l’analyse de l’hyper-division du travail, et la conséquence c’est que progressivement tout ça va conduire les gens à la perte de leur savoir.
Alors ça c’est ce qui est une intuition d’Adam Smith, parce qu’il ne le théorise pas vraiment, il donne les indices pour le penser mais il ne le théorise pas vraiment. Par contre, Marx, en 1848, lui le théorise tout à fait. Il le théorise, et il va extrêmement loin dans cette théorie – c’est une théorie qui est dans un petit livre, c’est le livre le plus connu d’ailleurs, c’est « Le manifeste du Parti Communiste », dans lequel il dit : « la prolétarisation, c’est la perte du savoir ». Et il dit « la prolétarisation engendre la paupérisation », puisque comme vous n’avez plus de savoir, vous n’êtes plus du tout irremplaçables, vous pouvez être remplacés par n’importe quel autre qui n’a pas de savoir non plus, y compris votre gosse ou votre femme, et donc on va vous mettre en concurrence avec votre enfant et votre épouse, enfin avec tout le monde. Et du coup, on va faire une pression pour diminuer la rémunération du travail, et ça conduit à la paupérisation.
Mais ce qu’ajoute Marx, c’est que ça commence par les ouvriers, qui du coup ne sont d’ailleurs plus du tout des ouvriers. C’est pour ça que quand le Parti Communiste disait « nous sommes le parti de la classe ouvrière », il n’avait rien compris à Marx. Ce n’est pas du tout le parti de la classe ouvrière le Parti Communiste, c’est le parti du prolétariat, et le prolétariat ce n’est justement plus la classe ouvrière. Les ouvriers œuvrent, œuvrer ça veut dire avoir un savoir, pour créer quelque chose de nouveau. Le prolétaire il est condamné à ne rien savoir. Mais ce que disait Marx, c’est que cette prolétarisation des producteurs, des travailleurs manuels, allait se poursuivre ensuite, avec les techniciens, avec les ingénieurs, et finalement avec tout l’appareil de production.
Alors, quand j’ai travaillé sur le statut de la musique au vingtième siècle, et son évolution, où j’ai commenté par exemple des textes de Bela Bartok qui dit « Ah, la radio c’est très très bien, oui oui vous pouvez écouter de la musique à la radio, mais à condition de lire la partition en même temps ». Ca choque beaucoup aujourd’hui, on dit « mais qu’est-ce que c’est que ça, et cet élitisme. C’est pas un élitiste du tout, à l’époque de Bela Bartok les ouvriers à l’usine ils lisaient la musique. Ils faisaient de la musique. Un des meilleurs musiciens que j’ai connu à Paris, il s’appelle Galois, c’est le directeur du Conservatoire de la musique du deuxième arrondissement, c’est aussi le meilleur bassoniste de France, c’est sûr, peut-être du monde, Pascal Gallois, il a appris la musique dans une usine. Autrefois, on apprenait la musique à l’église, à l’armée et à l’usine. Et on l’apprenait parce que c’était aussi des techniques managériales de faire apprendre la musique à des gens, bon je ne vais pas rentrer dans des détails, vous avez peut-être vu « Les Virtuoses », qui est un film que je n’aime pas d’ailleurs, tout le monde adore ça moi je ne l’aime pas du tout, mais en tout cas ça raconte la fin d’un orchestre de musique anglais, la fin de la fin de la fin. Quand il n’y a plus de musique, il n’y a plus rien. Mais ces gens-là lisaient la musique. Et je dis souvent, si vous regardez un film de René Clément qui s’appelle je crois « Sous les toits de Paris », à un moment donné il y a un marchand de chansons des rues qui vend ses chansons, parce qu’à cette époque-là on vendait ses chansons un sou, et les gens lisent la partition.
Donc quand Bela Bartok dit en 1934 « oui vous pouvez regarder, écouter la musique à la radio, pourquoi pas, mais en lisant la musique », il ne se moque pas du tout du monde. Il dit : « écoutez-là, mais ne perdez pas le savoir que vous avez de la musique ». Et évidemment ce savoir va disparaître, disparaître d’abord à travers la radio, puis le Tépaz, etc. Et c’est ce qui fait dire à Bartok que la radio, l’électrophone, c’est ce qui permet d’écouter la musique sans savoir en faire. Or, quand on ne sait pas faire de la musique, en fait on ne peut pas l’entendre. Alors faire de la musique ne veut pas dire forcément lire la partition et être capable de la jouer, ça peut vouloir dire danser la musique par exemple. « For dancers only », c’était le titre d’un disque de Jimmy Luncerford. La musique ça se pratique, en faisant des prières comme au temps de Jean-Sébastien Bach, en dansant comme avec Jimmy Luncerford, en faisant de la musique de chambre chez soi comme quand on est un bourgeois du 19ème siècle puisque la musique de chambre a été faite pour ça, pour que les bourgeois puissent la jouer chez eux, etc, etc. Et comme dit Roland Barthes aussi, avec le Rock. Roland Barthes a écrit un texte magnifique qui s’appelle « Musica Practica » en 1965 à peu près, et il dit « moi je joue du Schumann au piano »- d’ailleurs il dit qu’il n’y a que quand on le joue au piano qu’il est vraiment intéressant, parce que l’écouter comme ça ça n’a pas d’intérêt – « mais les jeunes d’aujourd’hui jouent du rock avec leur guitare, et donc ça continue cette tradition, les amateurs, c’est pas mort ». Et il a raison, les grandes musiques qui tiennent la route c’est ces musiques-là, le Rock, le Jazz, parce qu’il y a des vrais publics, des amateurs, ce ne sont pas simplement des consommateurs.
Alors si je vous parle de tout cela, c’est parce que à partir de début 2000 j’ai commencé à m’intéresser non seulement à la fonction de production du travailleur, mais à la fonction de consommation, de ce que nous sommes nous aujourd’hui, des consommateurs. Et le consommateur, au début du vingtième siècle, inventé par Edward Bernays, un neveu de Sigmund Freud, qui fait système avec un manager qui s’appelle Henry Ford, et un économiste qui s’appelle Joseph Schumpeter, plus pas mal d’autres personnes mais ce sont ces trois-là qui sont à l’origine de ce que l’on appelait le mode de vie américain, et bien cette organisation-là c’est celle qui va produire un consommateur lui-même prolétarisé.
Pourquoi je dis « lui-même prolétarisé » ? Parce que je prends le mot de consommateur au sens de ce que l’on appelle le consumérisme, et non pas au sens où mon ordinateur consomme de l’électricité ou une vache consomme de l’herbe. Non, au sens où le consommateur c’est ce qui est produit aux Etats-Unis au début du vingtième siècle dans ce que l’on appelle le « consumer capitalism » par une organisation non plus du travail mais de la consommation basée sur le marketing et les industries culturelles. Et ce consommateur-là, il se prolétarise. Pourquoi ? Parce que il ne perd pas son savoir-faire, en tant que consommateur il n’a pas à savoir faire, mais par contre il a des savoir-vivre : Savoir élever ses enfants, savoir recevoir, savoir faire son jardin, développer toutes sortes de choses. Ce savoir-vivre qui consiste en fait dans le fait de partager avec d’autres avec lesquels on vit finalement des organisations de vie qui consistent à dire que par exemple que, je ne sais pas moi, en Corse on ne vit pas comme dans le Lot, et puis comme dans le nord du Lot on ne vit pas comme dans le sud du Lot, pas exactement de la même manière. On ne vivait pas, parce que cela tend à disparaître. C’est en train de disparaitre parce que maintenant on regarde la télé, on consomme des smartphones, etc, et donc toute l’organisation du marketing, qui vise à nous faire adopter des comportements de masse, nous pénètre et court-circuite nos savoirs-faire.
C’est compliqué ce que je vous dis, parce que ce que je dis-là ne veut pas dire que je suis forcément contre l’industrie. C’est important que je précise ça tout de suite pour que, en m’écoutant, vous disiez « tiens, c’est peut-être compliqué ce que raconte ce type, mais méfions-nous ».(rires). Méfiez-vous de ce que je raconte.
Il y a eu au vingtième siècle ce que j’appelle le deuxième stade de la prolétarisation. Le deuxième stade de la prolétarisation, c’est en fait ce qui va conduire à la destruction de ce que Sigmund Freud appelle en 1923 « l’économie libidinale ». L’économie libidinale qui n’est pas ce que vous croyez. L’économie libidinale, ce n’est pas le fait que vous ne pensez qu’à ça comme moi. Parce que ça ce n’est pas vrai, vous ne pensez pas qu’à ça, en ce moment vous ne pensez pas à ça, vous pensez à l’économie, les logiciels libres, ou je ne sais pas quoi. Et surtout, l’économie libidinale, ce que dit Freud, c’est la transformation de la pulsion, sexuelle notamment mais pas seulement, en quelque chose d’autre qui n’est plus de la pulsion, qui est de l’énergie sociale, il l’appelle de l’énergie libidinale, et qui a une capacité à s’investir sur des objets sociaux pour faire des choses nouvelles ensemble. Ensemble avec Jésus Christ, ensemble avec le Parti Pirate, ensemble… voilà, mais ensemble. Pas tout seul.
L’économie libidinale, Freud dit en 1923 qu’elle n’est pas égoïste, tandis que la pulsion elle est égoïste, foncièrement égoïste. L’économie libidinale ne fonctionne, comme une économie – économiser ça veut dire ici mettre de côté, retenir, réserver, réserver par exemple la satisfaction de ses pulsions, et transformer ça en investissement. Instinctivement cela peut-être aussi un investissement capitalististique. Ce que décrit Max Weber dans « l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » c’est exactement ça, il décrit le capitaliste de l’origine du capitalisme comme un investisseur et comme un type qui veut faire des choses bien. C’est un type qui veut transformer le monde, qui veut améliorer la vie, qui dit « ce n’est pas quand on sera mort, au jugement dernier, que l’on changera les choses, c’est tout de suite ! ». Et donc qui a pris Luther au sérieux. Luther, c’était un type bien hein, au départ c’était quelqu’un de très bien, qui est à l’origine de l’église protestante.
Alors, qu’est-ce qui se passe au vingtième siècle ? Il se passe que les industries culturelles, et puis tout ce qui va avec bien entendu, la grande distribution, etc, l’organisation qui va faire que… l’organisation la plus puissante du monde c’est l’OMC aujourd’hui. L’Organisation Mondiale du Commerce, qui est plus puissante que l’ONU, c’est évident. C’est ce qui va prolétariser les savoir-vivre, parce que c’est ce qui va court-circuiter tous les organes de transformation de la pulsion en investissement. Je veux dire par là que pour que vos pulsions, comme quand vous étiez des bébés par exemple, vous étiez des boules de pulsion. La succion par exemple est une pulsion. Si vous mettez votre doigt dans la bouche d’un petit bébé qui vient de naitre, il suce immédiatement, c’est une pulsion, un automatisme. Et cette pulsion, qu’est-ce qu’une mère apprend au bébé ? A ne pas satisfaire sa pulsion. Progressivement, elle y va doucement. Et puis plus généralement elle va lui apprendre beaucoup de choses. Retenir son caca au lieu de le lâcher dans la culotte, et puis finalement faire un sourire à la dame même si on n’a pas envie de lui faire un sourire, etc, etc. Bref, éduquer. L’éducation, c’est la transformation de pulsions en capacités sociales, en investissement social. Ça passe par toutes sortes, selon les sociétés, dans une société d’inuits ce n’est pas comme dans une société chinoise, en Chine ce n’est pas comme en Occident, en France ce n’est pas comme en Italie, etc. Parce que chaque société se caractérise par son économie libidinale, par la manière dont elle transforme les pulsions en investissement. Mais toute société transforme les pulsions en investissement, pour une raison qui est très bien expliquée par Freud au début de « L’avenir d’une illusion », au début c’est à peu près à la cinquième page je crois, il dit « Imaginez que tout à coup il n’y est plus toute cette transformation, mais c’est la guerre civile immédiate, enfin ce n’est même pas la guerre civile, c’est la destruction de tous par tous immédiate, et dans les jours qui suivent il n’y a plus rien » Donc si on détruit cette économie des pulsions, qui se transforme en libido, c’est la ruine.
Et bien ça c’est ce que fait le capitalisme aujourd’hui. Et c’est ce que fait le capitalisme en asservissant et en contrôlant les comportements par des voies qui elles-mêmes sont ultra-pulsionnelles. L’addiction, la peur, par exemple le radar : aujourd’hui si on ne dépasse pas 130 km à l’heure sur autoroute ce n’est pas du tout parce que l’on veut respecter la règle mais parce que l’on craint le radar. Je ne dis pas tout le monde en est là, mais… Moi un jour j’ai beaucoup choqué des psychanalystes, j’ai dit « je suis très content qu’il y ait des radars parce qu’au moins, comme ça, on ne peut pas dépasser 130 km à l’heure ». Ca les a choqués, et je comprends que ça les aient choqué parce que je disais oui au fait que il fallait soumettre les gens à un comportement sans qu’ils aient intériorisé ce comportement, et de fait c’était très choquant que je dise cela.
Mais, la question- là qui se pose, par exemple sur ce débat sur le radar, c’est la désintériorisation de la loi. La loi qui n’est pas simplement la loi au sens juridique, mais qui est la loi symbolique, ce que Lacan appelle la Loi. Si cette loi n’est pas intériorisée, elle n’est pas respectée. Ou alors, elle est respectée mais exclusivement pour des raisons de répression. Donc dans une société où la loi n’est pas intériorisée, il n’y a plus que la répression qui est possible. Et ça c’est pourquoi nous régressons, et ce que Gilles Deleuze va appeler « les sociétés de contrôle », qui apparaissent dans son discours en 1990, et qui devient selon moi des sociétés d’hyper-contrôle.
Alors, je vois que l’heure tourne et il ne faut pas que je délaye trop mon propos. Ce que je voulais dire c’est : il y a eu un premier stade de la prolétarisation au 19ème siècle, la prolétarisation de la production, il y a eu un deuxième stade de la prolétarisation au 20ème siècle, la prolétarisation de la consommation, et puis il y a un troisième stade de la prolétarisation à la fin du 20ème siècle, au début du 21ème siècle, la prolétarisation de la conception.
Je cite très souvent le discours d’Alan Greenspan le 23 octobre 2008 devant les sénateurs américains, là où on lui demande d’expliquer comment il a pu laisser s’écrouler Lehman Brothers, se développer les subprimes, Bernard Madoff prendre la tête du NASDAQ, etc, et sa réponse est : « en fait on n’y comprend plus rien du tout, de toute façon tout est automatisé, on ne sait plus ». On ne sait plus. Donc il dit : « moi le patron de la Banque Fédérale, même moi je n’ai plus le savoir ». Donc il confirme exactement ce que disait Marx en 1848, c’est-à-dire que tous ceux qui sont dans ce système finiront par perdre leur savoir. Et peut-être que vous avez vu, si vous êtes des activistes, un article qui a beaucoup circulé dans le monde des activistes, de Chris Anderson, de 2008, qui s’appelle « la fin de la théorie », et qui annonce l’obsolescence de la méthode scientifique. C’est un article qui, en 2008, dans « Wired », 6 mois d’ailleurs avant le discours de Greenspan devant le Congrès américain, explique que, avec ce que l’on appelle aujourd’hui les Big Data, à l’époque on n’appelait pas encore ça comme ça, on n’a plus besoin de scientifiques, on n’a plus besoin de savoir. Il dit : « regardez Google, Google a des machines linguistiques absolument extraordinaires, qui traduisent quasiment les 300 langues principales qui sont sur la planète, ça ne marche pas forcément très bien mais tout le monde s’en sert donc ça doit marcher quand même pas trop mal, et puis les moteurs de recherche, enfin tout cela, et bien tout cela c’est extraordinaire, c’est une extraordinaire machine linguistique, et il n’y a aucun concept de linguistique là-dedans. Il n’y a que des algorithmes, il n’y a que des automates. Et donc il en conclue : la science c’est terminé. Il prend un autre exemple, la fameuse épidémie de grippe que Google a anticipé bien avant l’OMS, et il n’y a aucun médecin chez Google. Donc médecins, linguistes, on n’en a plus besoin. On a besoin de Big Data, on a besoin de réseaux, on a besoin de logiciels libres…
Ah tiens, tiens, tiens, tiens… Est-ce que l’on a besoin de logiciels libres ? Ça oui, on a besoin de logiciels libres. Mozilla est partenaire de Google, ce n’est pas pour rien, ce n’est pas pour rien que Google a fait un partenariat avec Mozilla et pas avec Microsoft. Ce n’est pas simplement parce qu’ils sont concurrents, c’est parce qu’il y a une dynamique là.
Alors si je vous dis cela, c’est pour tout à coup vous mettre un gros bémol : l’économie de la contribution, ce n’est pas forcément bien. Il y a une très grosse économie de la contribution aujourd’hui, elle est fordienne, elle repose essentiellement sur Google, Amazon et Facebook. Parce que c’est une économie de contribution, et moi je ne trouve pas ça bien du tout. Donc je suis en train de dire que l’économie de contribution, attention ce n’est pas le nouveau grand soir qui va nous libérer de tous les emmerdements, et du capitalisme et de l’industrie. D’abord, je ne crois pas qu’on va se libérer de l’industrie, pour commencer. Deuxièmement, je crois que le problème pour le moment n’est pas de nous libérer du capitalisme, c’est de nous libérer du capitalisme spéculatif ce qui n’est pas forcément la même chose. Troisièmement, je pense que nous sommes dans une période de transition. Quatrièmement, je pense que la prolétarisation produit une toxicité extrêmement élevée. Un consommateur est totalement irresponsable, il ne se rend absolument pas compte qu’il empoisonne le monde, et quand il commence à s’en rendre compte comme c’est le cas depuis 2008 – par exemple les propriétaires de 4×4 se disent quand même, merde, je ne devrais peut-être pas acheter une bagnole pareille, mais qu’ils sont pris dans une sorte de double-buy, parce que leur môme leur demande d’acheter une bagnole, et après quand ils écoutent les discussions, comme ici par exemple, ils se disent mais pour l’avenir de mes gosses je ne devrais pas acheter une bagnole comme ça. Pris dans une contradiction. Nous sommes dans une période pleine de contradictions, et l’économie de contribution étant en train d’immerger, notamment à travers le logiciel libre – le logiciel libre c’est une économie de contribution, vraiment, de part en part si je puis dire, mais elle n’est pas forcément une bonne chose.
Elle n’est pas forcément une bonne chose, par contre elle est une chose qui va devoir se développer, et qui va devoir devenir une bonne chose. Parce que s’il elle ne devient pas une bonne chose, elle va conduire à la catastrophe totale. Pourquoi ? En 2008, il y a eu une énorme crise économique, provoquée notamment par Greenspan, Madoff et compagnie. Et par tous ceux qui les ont conseillés, dont des prix Nobel d’économie qui disaient que tout ça marchait très bien comme ça, etc. Bref, tout l’appareil idéologique, et pas seulement ultralibéral qui accompagnait la révolution conservatrice, pas mal de démocrates sociaux, ou sociaux-démocrates qui ont accompagnés ça, et d’ailleurs en Europe, en France en particulier, c’est la Social-Démocratie qui a introduit ça. Ce n’est pas le Gaullisme. Je ne dis pas ça pour défendre la Gaullisme, il se trouve que c’est par ailleurs à l’époque où la Social-Démocratie régnait, enfin était au pouvoir en France, que ce mouvement d’ultra libéralisation s’est développé. Mais il n’empêche que c’était l’essentiel du travail de la Social-Démocratie qui a été de rendre ça supportable.
Ce n’est d’ailleurs pas un procès que je suis en train de faire, parce que je ne suis pas là pour ça. Simplement, c’est un fait historique que l’on peut analyser en tant que tel. Je dis que ce n’est pas un procès qu’il faut faire, parce que d’abord moi je n’ai pas fait une critique à l’époque de ça, donc après tout je suis complice de la chose. Les communistes ne l’ont pas fait non plus, sauf à rabâcher toujours la même chose, les formules établies, les travailleurs, la classe ouvrière, tout ça c’est du bla-bla, la classe ouvrière qui n’en est pas une en plus, bon, etc, etc. Les grands intellectuels n’ont rien dit, voire ils ont servi de légitimation au discours ultra-libéral, les artistes également… Donc le problème ici n’est pas de donner des bons points ou des mauvais points aux autres, c’est de faire un bilan. Le bilan d’une catastrophe. Immense catastrophe, planétaire, et en particulier française, parce quand même la France est spécialement exemplaire de ce côté-là.
Alors, qu’est-ce qui se passe en 2008 ? En 2008, le système découvre, parce que il y a toujours un moment donné où le réel revient quand même, qu’il est insolvable. Il y a eu, alors je ne vais pas développer cela, ça prendrait trop de temps, mais il y a eu la révolution conservatrice. Qu’est-ce qu’elle a fait la révolution conservatrice ? Qu’est-ce qu’elle a dit ? Elle a dit, quand même c’est important de le rappeler, le vrai sujet de la révolution conservatrice, c’est de dire : « bon, la décolonisation a eu lieu, les nouveaux pays industriels vont devenir des pays producteurs, il n’y a pas de doute, ils contrôlent leurs Matières Premières, leurs sources énergétiques, donc on ne fait plus la loi sur les prix du pétrole, sur le cuivre, etc, donc il faut réorganiser le capitalisme occidental. Il faut le financiariser. » C’est ça l’origine de la financiarisation, et c’est ça l’origine de ce que l’on appelle la mondialisation en tant que déportation des unités de production dans les nouveaux pays industriels. Croissance du chômage, etc, etc. A partir de là, mise en cause de quelque chose qui s’est installé en 1933.
Là, il faut retourner un petit peu en arrière, je parlais d’Edward Barneys, et de Ford tout à l’heure, et de Joseph Schumpeter, ça c’est 1912, enfin Barneys c’est 1917. Le modèle c’est le Taylorisme, la production ultra-consumériste Fordienne, mais le modèle il ne fonctionne pas au bout du compte, Il ne marche pas puisque crise de 29, pendant trois ans l’Amérique va pédaler avec énormément de chômage, une crise économique pire que celle que l’on a en ce moment même, et il faut attendre Keynes pour que ça marche. Il faut attendre Keynes et Roosevelt, qui vont dire « tant que vous ne redistribueraient pas massivement, et que vous n’obligerez pas la production à faire de la redistribution des gains de productivité, cela ne pourra pas marcher. Cela ne peut marcher que si vous solvabilisez les consommateurs. S’ils ne sont pas solvabilisés, le système ne peut pas marcher. Vous augmentez les gains de productivité, donc vous produisez de plus en plus, mais s’il n’y a pas des gens pour acheter ce n’est pas la peine. »
Donc c’est comme ça qu’en 1933, se met en place un compromis historique, comme on l’appelle, qui va durer jusqu’en 2008, en théorie, mais en réalité qui va durer jusqu’en 1980. Parce qu’à partir de 1980, Margareth Thatcher en Angleterre, Reagan aux Etats-Unis vont casser ça en disant « il faut diminuer les salaires. » Pourquoi ? Et bien parce que, ce que disait Marx par ailleurs, à savoir la baisse tendancielle du taux de profit se réalise, et la profitabilité du système capitaliste il est voisin de zéro à la fin des années 70. Et du coup, pour regagner de la profitabilité, donc pour faire de la plus-value, on va réorganiser le capitalisme, mais on va l’insolvabiliser. On va l’insolvabiliser parce qu’il faut quand même que les gens consomment, si les gens n’ont pas les moyens de consommer ils font des crédits, ces crédits deviennent des crédits swap et compagnie, et le résultat c’est 2008, c’est-à-dire qu’à un moment donné ça s’écroule parce que ça ne peut pas faire autrement que s’écrouler. Moi je suis très fier de le dire, qu’en 2005 j’ai créé Ars Industrialis, qui parle beaucoup de toutes ces choses, je disais si vous ne connaissiez pas ce qu’il se raconte, allez voir sur Ars Industrialis, il y a 150 heures de conférences, il y a des milliers de textes, il y a beaucoup de gens aussi qui contribuent, et sur Ars & Industrialis en 2005 nous avons dit « le système va s’écrouler ». Il ne peut pas ne pas s’écrouler. Il n’est plus rationnel du tout. Et il s’est écroulé.
Il s’est écroulé, et cependant, bien vous avez bien vu ce qui s’est passé : que les états se sont endettés pour capitaliser les dépenses, ils se sont endettés auprès des banques pour leur donner de l’argent pour les recapitaliser, ce qui est un truc absolument inouï. Ça s’appelle l’escamoteur, si vous connaissez l’histoire de la peinture, et … C’est-à-dire que l’on s’est fait rouler… Mais ça continue comme ça.
Alors pourquoi est-ce que ça continue comme ça ? Je pense que ça continue comme ça, parce que outre que le capitalisme s’accompagne d’un discours que l’on appelle l’idéologie, depuis « l’idélologie allemande » de Marx, qui est très fort dans sa production, outre tout cela, personne n’a produit une véritable alternative à cela. Ce n’est pas en allant manifester dans la rue en disant « faut défendre nos retraites » ou je ne sais pas quoi, ça changera rien hein… Le problème c’est de produire une alternative, et cette alternative, il n’y a pas grand monde qui croie aujourd’hui aux Soviets par exemple. Et les coopérative, que je défends beaucoup, ne suffisent pas à produire une véritable alternative. L’alternative doit être systémique. C’est un macro-système économique d’un nouveau genre qui doit se mettre en place.
Et bien ce que je voulais vous dire maintenant, pour aller vers une conclusion, et faire des propositions précises, puisque c’est ce qui avait été convenu, ce que l’on a pas fait cette évolution depuis 2008, c’est-à-dire depuis 6 ans – ça conduit Madame Le Pen direct au pouvoir dans les années qui viennent ici, ça ça fait des années que je le dis donc ce n’est pas une surprise du tout pour moi. Et la fautive là-dedans ce n’est pas Madame Le Pen, elle bénéficie de la bêtise généralisée. Elle récolte les fruits de la bêtise généralisée de nous tous.
Mais en revanche, ça va devoir forcément changer, pour une raison que d’ailleurs Bill Gates a bien exposé il y a deux semaines ou trois dans une convention qui se tenait aux Etats-Unis avec les très grands patrons américains, lorsqu’il a dit « Messieurs, mesdames, dans les 20 ans qui viennent il n’y aura plus d’emploi. Il n’y aura plus d’emploi grâce à Microsoft. Lui il disait « grâce à », il s’adressait aux actionnaires. « Vous voulez toujours faire du downsizing, et la valeur actionariale de l’entreprise augmente quand vous diminuez la masse salariale, et bien il n’y aura plus de masse salariale. ». Il a dit ça. Alors tout le monde dit c’est de la folie. Mais non, ce n’est pas du tout de la folie.
Moi-même, j’ai organisé le 5 décembre au Centre Pompidou avec deux économistes français, Michel Volle et Marc Giget, qui sont des spécialistes d’économie industrielle, une conférence sur l’automatisation généralisée, et leur scénario c’est que l’automatisation va se développer maintenant à toute vitesse partout. Pourquoi elle va se développer à toute vitesse ? Pour toutes sortes de raisons. D’abord, parce que le numérique rends tous les automatismes, servo-mécaniques, électriques, psychiques, etc, compatibles les uns avec les autres. Quand par exemple vous vous servez de votre smartphone, et que vous utilisez des cookies ou des métadonnées, ou je ne sais pas quoi, vous êtes en train de réalimenter les stocks des supermarchés, dans des entrepôts. Vous ne le savez pas du tout, mais vos données sont récoltées, et vos données permettent de générer les flux, et les stocks. Et donc vous êtes dans un système totalement intégré, entièrement automatisé, et qui conduit le patron de Amazon il y a quelques mois, à dire, aux français d’ailleurs « vous commencez à me casser les pieds, vous n’êtes pas contents des conditions de travail dans mes entrepôts, et bien ce n’est pas grave, de toute façon je vais virer tout le monde, je n’en ai pas besoin de tous vos employés. J’ai tout prévu depuis le début, tout a été conçu dans le modèle Amazon », ce qui est vrai, « pour qu’absolument tout soit robotisé ». Si vous allez voir l’entrepôt Amazon il est fait pour que les robots qui sont à peu près gros comme ça (geste), qui sont des robots qui transportent des palettes, puissent circuler dans un système entièrement géré par ordinateur, c’est totalement automatique.
Et d’ailleurs, si ça se poursuit comme l’entend le patron, Bezos c’est comme ça qu’il s’appelle ?, le patron de Amazon, qui négocie actuellement avec l’administration Obama le droit de développer un réseau de drones aux Etats-Unis, comme de toute façon ces crétins d’européens ne font que faire ce que fait Obama ou je ne sais qui, de toute façon il finira par arriver les drones d’Amazon, et bien les supermarchés français fermeront. Parce que le but de Amazon c’est de vendre de la lessive et des paquets de petits pois et des couches-culottes, pas de vendre des bouquins. Les bouquins, c’était pour rentrer sur le marché.
Alors, l’automatisation va se généraliser. Je ne dis pas que tout l’emploi va s’automatiser, il restera des emplois qui ne seront pas automatisés, mais ce sera totalement marginal. Mais ça pose un énorme problème : qui va consommer ? Personne, il n’y aura plus d’employés. Si il n’y a plus d’employés, il n’y a plus de salaires, s’il n’y a plus de salaires, il n’y a plus de redistribution, ce que disait Keynes c’est que par le salaire il faut faire la redistribution pour que les gens puissent consommer. Du coup le système ne peut plus tourner.
C’est la raison pour laquelle je soutiens moi que l’on va nécessairement changer de modèle. Ce modèle keynesien il nous parait être la nature, mais il ne date que de 1933, c’est-à-dire qu’il n’a que 81 ans. Donc il fut un temps où le salaire n’existait pas, pas à l’époque de Keynes, avant Marx. Tout ça ce sont des choses qui sont récentes et qui disparaitront. Plus c’est récent plus ça disparait vite.
La question c’est : par quoi va-t-on le remplacer ? Donc si nous voulons que Madame Le Pen ne reste pas trop longtemps au pouvoir en France, par exemple, et Monsieur Orban en Hongrie, et Monsieur je sais pas qui je ne sais où, parce que l’extrême-droite est présente un peu partout maintenant, et le risque très grand c’est que dans les 10 ans qui viennent toute l’Europe Occidentale soit d’extrême droite – c’est un peu ça qui nous pend au nez – et bien il est temps de commencer à produire des modèles d’économie contributive qui soient véritablement économiquement solvables. Et ça c’est tout à fait possible.
C’est possible à condition, par exemple, de dire à la CGT du spectacle « arrêtez de dire il faut protéger les intermittents du spectacle, non dites il faut généraliser le statut des intermittents du spectacle ». Mais ça c’est difficile à dire pour la CGT du Spectacle, parce que la CGT du Spectacle défend une corporation qui sont les intermittents du spectacle. Qu’elle voit comme une corporation plutôt. Or les intermittents du spectacle cela ne devrait pas être une corporation, cela devrait être le nouveau modèle de développement social.
Pourquoi ? Je vais passer maintenant à quelqu’un d’autre, dont je parle toujours dans ces conférences sous formes économiques, Amartya Sen, que souvent les marxistes n’aiment pas. Parce qu’ils disent « c’est un type qui nous vend la salade démocrato-je ne sais pas quoi. Et bien moi j’estime beaucoup Amartya Sen même si je ne suis pas toujours d’accord avec un certain nombre de choses, parce qu’Amartya Sen c’est quelqu’un qui a reformulé la question marxienne dans des termes tout à fait différents. Ce qu’il appelle les capabilities, les capacités, les capacitations, c’est le problème des savoirs que pose Marx. Sauf que lui il dit les choses différemment, il dit : « il y a des pays ou les savoir-vivre des consommateurs n’ont pas été détruits, de toute façon ils n’ont pas assez d’argent pour devenir des consommateurs, donc ils ne risquent pas de détruire leur savoir-vivre en tant que consommateur. » Par exemple les Bengladais.
Les Bengladais, qui ont un niveau de vie les plus bas du monde, ont une meilleure espérance de vie que les habitants d’Harlem. C’est ce que dit Amartya Sen, et c’est vrai. Il dit que c’est vrai, parce que c’est un vrai spécialiste de l’économie des familles là-bas. Il est indien, il a étudié ces pays-là sur place, il connait très bien. Il dit « oui, c’est dans ces pays-là que l’on a maintenu les types de savoir ». Et en maintenant ces types de savoir, même si les conditions de vie sont extrêmement difficiles, et bien on a maintenu malgré-tout une relative – c’est pas le Guendivir – une relative vivabilité si j’ose dire. On n’a pas détruit toutes les capacités. Tandis que le noir de Harlem qui vit dans des conditions d’hyper-consumérisation, y-compris par la cocaïne et l’héroïne, parce que le consumérisme – vous savez ce que disait William Burroughs, « l’héroïne, c’est le modèle parfait de la marchandise américaine ». Et c’est vrai. Ces personnes-là sont extrêmement fragilisées, n’ont plus aucune autonomie, et sont totalement prolétarisées.
Je reviens maintenant à mon sujet, la question de demain c’est produire de la déprolétarisation. Et le modèle initial, c’est le logiciel libre, qui est une production qui est aujourd’hui la matrice de tout l’Open Source, et l’Open Source est majoritaire aujourd’hui. Ce n’est pas la même chose l’Open Source et le logiciel libre, mais néanmoins l’Open Source repose quand même sur le partage des savoirs, et la non-propriété de l’intelligence collective, etc, donc a repris quand même le cœur de ce qui constitue le logiciel libre. Et ça c’est aujourd’hui ce qui domine toute la production informatique. C’est majoritaire. Or, la production informatique, les télécoms, disons le numérique, domine toute l’industrie. Donc il est de toute façon très clair qu’aujourd’hui la démonstration est faite que cette économie est beaucoup plus solide que l’économie consumériste. C’est incomparable.
Maintenant, cette économie contributive, telle qu’elle existe déjà, elle est toxique. Parce qu’elle est un hybride, Google en est l’exemple parfait, entre une économie contributive où l’on fait contribuer vous et moi, c’est-à-dire c’est nous les contributeurs, et une économie hyper-consumériste où en fait on exploite nos contributions pour nous tracer et nous rendre ultra-consommateurs, addictifs, etc. Par ailleurs, c’est une économie qui est complètement bancale, et c’est ce qu’ont découvert les hackers. J’ai vu un article hier qui circule beaucoup actuellement sur un canard en ligne d’un grand mouvement activiste américain qui dit que les communautés de hackers sont en train de se défaire, et c’est vrai, malheureusement. Pourquoi elles sont en train de se défaire ? Parce que les hackers, les activistes, sont des gens avec qui je travaille beaucoup, sont découragés. Ils sont découragés parce qu’ils ont découverts que tout ce qu’ils portaient comme modèle, finalement c’est exploité par Google, par Amazon, etc, et que à la limite c’est pire que ce qui existait avant. Ça, c’est ce qui relève de ce que nous appellons nous à Ars Industrialis une pharmacologie. Nous disons « tout ce qui est bien est toujours mauvais ». « Meilleur c’est, plus c’est dangereux ». Parce que si c’est très bon, c’est que ça a un côté très mauvais.
Et à partir de là, la question c’est de construire une politique qui va être capable de faire que on va être capable de neutraliser la toxicité et augmenter la curativité. C’est ça le sujet. Et si aujourd’hui on ne développe pas un discours très construit sur la fiscalité, sur le droit du travail, sur la formation, sur la santé, sur toutes ces choses-là, sur l’agriculture, sur l’organisation du commerce, qui portent ces questions-là dont je viens de vous parler à une échelle macroscopique – cette échelle macroscopique, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire au moins à l’échelle continentale, l’Europe. A l’échelle nationale, ce n’est pas possible. Même si on peut toujours faire des choses à l’échelle locale, moi je fais des choses à l’échelle locale, je développe personnellement des choses de ce type-là à l’échelle locale. Mais il y a un moment où, si vous n’allez pas à l’échelle macroscopique, l’échelle locale bute. Elle ne peut pas se développer.
Donc il y a une mutation à produire. Cette mutation elle ne va pas se faire comme ça du jour au lendemain, ce n’est pas un grand soir, c’est une transition pour laquelle il faut donner un calendrier. Il faut aller voir les responsables politiques, les responsables syndicaux, faut aller voir la CGT du Spectacle en leur disant « vous faites chier maintenant, arrêtez de défendre votre clientèle et commencez à travailler sérieusement. Vous avez vraiment un instrument entre les mains, commencez à réfléchir avec nous à le généraliser.»
Pourquoi on peut généraliser l’intermittence du spectacle ? Et bien parce que, qu’est-ce que c’est le statut de l’intermittent du spectacle ? Vous le savez bien : vous touchez un revenu garanti – pour le moment c’est une allocation chômage, faut supprimer l’emploi, il n’y aura plus de chômage. On dit il y a un problème avec le chômage, mais s’il n’y a plus d’emploi, il n’y a plus de chômage. C’est-à-dire que le problème ça n’est plus le chômage, le problème c’est qu’est-ce qu’on fait du temps libéré pour que les gens augmentent leurs capacités, au sens d’Amartya Sen. Et comment on fait pour que cette augmentation de capacités, qui produit ce que l’on appelle en économie des externalités positives, produise des associations sociales, des regroupements sociaux, qui donnent à un moment donné ce que j’appelle moi des budgets contributifs. Des investissements contributifs, et éventuellement pourquoi pas des constructions d’entreprises à but capitaliste. Pourquoi pas ? Je suis pour la NEP moi, je ne suis pas pour la collectivisation généralisée. Parce que je pense qu’en effet il faut laisser de la variabilité dans le développement économique, et à ce moment-là la question c’est de développer, d’aller voir les universités, d’aller voir les grandes écoles de droit, d’aller voir des jeunes. Il y a plein de jeunes juristes, de jeunes informaticiens, de jeunes gens partout qui voudraient travailler un nouveau concept. Qui voudraient ne pas aller dans des écoles de commerce pour aller servir la soupe managériale de l’ultra-libéralisme qu’on leur fait répéter comme des ânes. Ils savent très bien que cela ne marche pas, ça les décourage. En plus ils ne trouvent plus de boulot, parce qu’il n’y a plus de boulot. Et donc il faut mobiliser toutes ces ressources pour aller faire travailler, avec les juristes, avec toutes sortes de gens, et pour développer ce que nous appelons à Ars Industrialis de la recherche contributive, en mobilisant l’intelligence là où elle est et en créant de nouveaux modèles. Et à ce moment-là Monsieur Hollande deviendrait peut-être intelligent. Parce que l’intelligence c’est collectif.
Merci pour votre attention.
Transcription enrichie réalisée par Christian Dupuy pour Semeoz.info