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Transition Together : Symposium international sur la nécessité des transitions sociétales et du changement au niveau des systèmes

Jeudi 21 juin 2018 – 18 heures au samedi 23 juin 2018 – 13 heures
Le 4e Symposium international sur la conception de la transition
18h00 Jeudi 21 juin – 13h00, samedi 23 juin 2018
Dartington Hall, Totnes, Devon

Le « Transition Design Symposium » de 2018 réunira, pour la première fois, des représentants de mouvements et d’initiatives majeurs pour discuter du besoin urgent de transitions sociétales durables et de changements au niveau des systèmes, et amorcera les connexions qui rendront possible une transition rapide.

Conférenciers : Rob Hopkins, co-fondateur de Transition Town Totnes et du Transition Network, le professeur Terry Irwin, directeur de l’École de design de l’Université Carnegie Mellon, Michel Bauwens, P2P Network et Commons Transitions; John Thackara, auteur de How to Thrive in the Next Economy: Designing Tomorrow’s World Today; le futuriste Stuart Candy et Cameron Tonkinwise, professeur de design à l’Université de Nouvelle-Galles du Sud, Australie.

Panélistes : Laura Winn, directrice de la School for System Change, Forum for the Future, Sarah McAdam, directrice de la prestation, Transition Network, Andrew Simms, cofondateur, The New Weather Institute (Transition Economics), professeur Terry Irwin, directeur de la School of Design, Carnegie Mellon University, Peter Newell, STE

À propos du symposium

Organisé sur le domaine de Dartington, où se déroulent des expériences pionnières dans les domaines de l’éducation, des arts et de l’artisanat et du développement rural, et qui entre dans une nouvelle phase passionnante où il redonne vie à sa position de laboratoire du changement social, le Symposium réunira des personnalités de premier plan des mouvements mondiaux de transition vers la durabilité et de changement de système, des concepteurs, des éducateurs et des militants afin d’explorer les possibilités de collaboration accrue et la possibilité d’une transition rapide plus généralisée.

Les panélistes invités, représentant chacun un domaine différent d’activités liées à la transition ou au changement de système, présenteront leur point de vue sur la transformation sociétale qui éclairera et guidera les deux discussions de la première journée. Les participants seront invités à prendre part à ces discussions et à se joindre à un réseau mondial croissant de personnes engagées dans des projets, des initiatives et des recherches liés à la transition. Le deuxième jour du Symposium, une séance de visionnement, dirigée par la célèbre futuriste Stuart Candy, présentera aux panélistes et aux participants le rôle que jouent les visions futures dans les transitions sociétales et la valeur du processus de prospective pour catalyser le changement au niveau des systèmes.

Le Symposium débutera jeudi soir, par une réception de bienvenue et un dîner sur le magnifique domaine Dartington qui offrira aux panélistes et aux participants l’occasion de se rencontrer et d’entamer des conversations. Vendredi sera composé de tables rondes qui examineront les similitudes, les différences et les objectifs communs entre les différentes approches de la transition sociétale et du changement des systèmes et discuteront de la possibilité d’une plus grande collaboration. Le vendredi soir, les participants auront plus de temps pour une conversation détendue autour du repas du soir collectif. Samedi, Stuart Candy animera un atelier de prospective composé de groupes de travail et de panélistes. Cameron Tonkinwise propose des remarques de clôture et des réflexions juste avant le déjeuner.

Les communications et les actes du Symposium seront publiés par l’Université Carnegie Mellon et le Schumacher College dans les mois qui suivront l’événement.

Source et inscriptions

Photo : Schumacher College

Un million de révolutions tranquilles

Travail, argent, habitat, santé, environnement… Comment les citoyens changent le monde

Bénédicte Manier

Les liens qui libèrent (Novembre 2012)

Présentation de l’éditeur :

Ils sortent de la faim et de la pauvreté des centaines de milliers de personnes. Ils sauvent des entreprises. Ils construisent des habitats coopératifs, écologiques et solidaires. Ils ouvrent des cliniques gratuites, des microbanques, des épiceries sans but lucratif ou des ateliers de réparation citoyens. Ils reverdissent le désert et régénèrent les écosystèmes. Ils financent des emplois ou des fermes bio. Et partout dans le monde, ils échangent sans argent des biens, des services et des savoirs, redynamisent l’économie locale ou rendent leur village autonome grâce aux énergies renouvelables.

Qui sont-ils ? De simples citoyens et citoyennes. Mais ils sont les pionniers de nouveaux modes de vie, qui sont en train de transformer la planète. Bénédicte Manier, journaliste, a parcouru plusieurs pays et observé la réussite de ces révolutions silencieuses. Son livre est le premier à appréhender la dimension mondiale de ces alternatives qui foisonnent depuis trois décennies et ne cessent de se développer. Des initiatives qui n’émanent pas de groupes marginaux, mais de classes moyennes bien intégrées, aspirant à vivre dans un monde plus juste.

Il s’agit là d’un mouvement inédit, mené par une société civile lucide, ayant décidé de reprendre en main les enjeux qui la concernent et qui, des États-Unis à l’Inde, du Canada à la France, de l’Argentine au Japon, fait émerger des solutions innovantes à la plupart des maux de la planète. Peu à peu, elle dessine ainsi les contours d’une société plus participative, plus solidaire, plus humaine.

Commentaire de l’auteure :

C’est le premier livre qui fait le tour du monde des initiatives citoyennes dans tous les domaines : agriculture, habitat, consommation collaborative, monnaies locales, Fab-Labs et coworking, coopératives, environnement, ressources en eau, agriculture, urbaine, etc (et il a en partie inspiré le film Demain de Cyril Dion et d’autres documentaires et livres).
L’idée est de montrer que désormais, la société civile crée, partout, ses propres circuits alternatifs et qu’elle reprend en main l’ensemble des enjeux qui la concernent. C’est un mouvement mondial mais qui manque encore de coordination, d’articulation, pour faire système. On voit ainsi des alternatives complémentaires se développer sur de mêmes territoires, mais sans se concerter. Cette coordination des initiatives, c’est la prochaine frontière : une vraie alternative au système économique dominant ne pourra marcher que si ces alternatives fonctionnent en réseau, en écosystème, et atteignent une masse critique.

Communs et économie : quelle cohabitation dans une perspective de transition ?

« On parle de (bien) commun chaque fois qu’une communauté de personnes est animée par le même désir de prendre en charge une ressource (dont elle hérite ou qu’elle crée) et qu’elle s’auto-organise de manière démocratique, conviviale et responsable pour en assurer l’accès, l’usage et la pérennité dans l’intérêt général et le souci du ‘bien vivre’ ensemble ainsi que du bien vivre des générations à venir. »

Proposée par Alain Ambrosi et rappelée par Lionel Maurel, dans un texte lumineux qui analyse (au travers du prisme méthodologique élaboré par Elinor Ostrom) l’expérience « #BiblioDebout », cette définition claire et synthétique permet de se représenter la diversité des ressources (naturelles, matérielles et immatérielles) que nous pourrions appréhender comme des communs.

Pour autant le développement et/ou la préservation de ces communs (par exemple un projet citoyen d’énergie renouvelable, des jardins partagés, un tiers-lieu open-source, du mobilier urbain pour échanger/donner des livres/des objets disposés dans l’espace public, un logiciel libre, des plans open-source d’une machine agricole, des savoirs communs et partagés, un réseau d’accès associatif à Internet, etc.), impliquent que certains usagers-contributeurs y passent du temps et y engagent leur compétence, tandis que d’autres, y compris des acteurs marchands, se contentent d’utiliser les ressources communes, voire d’en tirer un profit personnel.

 

L’idée défendue par Michel Bauwens, de constituer à différentes échelles territoriales, des binômes « chambres des communs » (instances de type consulaire capables de faire le lien entre les contributeurs bénévoles et les utilisateurs marchands des ressources communes) / « assemblées des communs » (capables notamment d’identifier et de documenter le fonctionnement de ces communautés gestionnaires de ressources partagées), permet d’imaginer des solutions de cohabitation coopérative entre communs et économie marchande.

Une telle articulation peut-elle s’avérer pérenne ou bien ne constituer qu’une phase de transition dans la perspective d’un changement irréversible de nos relations à la propriété ?

Trois enjeux méritent d’être explorés pour répondre à cette question :

 

Le premier enjeu est celui de la protection des ressources communes contre les enclosures ainsi que de leurs contributeurs et contributrices contre le risque de dépossession de leur œuvre.

L’étude historique du mouvement des enclosures (qui comme le rappelle Lionel Maurel, « s’est produit en plusieurs vagues, du 12ème au 18ème siècle, démantelant progressivement les droits d’usages collectifs en distribuant des droits de propriété privée au bénéfice de certains grands propriétaires terriens »), nous permet aujourd’hui de mieux analyser les risques que font courir aux communs la privatisation, tout comme « l’étatisation », d’une ressource naturelle ou matérielle, initialement gérée de manière collective pas ses usagers.

Mais le processus de confiscation devient encore plus flagrant, dès lors qu’il s’agit d’une ressource immatérielle et « non-rivale » comme la connaissance universitaire, la création artistique ou littéraire ou encore le génome d’une plante, que des entreprises purement capitalistes privatisent au nom de la propriété intellectuelle ou industrielle.

Quant aux contributeurs/contributrices aux communs, qui investissent bénévolement du temps et du talent à les créer, les maintenir et les développer, le premier enjeu (on évoquera plus loin la question de la réciprocité) est de pallier au risque de dépossession intellectuelle de leur travail.

Ainsi une contribution libre à un commun dont les droits de partage ne seraient pas juridiquement protégés, peut à tout moment être appropriée par une personne ou un entreprise, susceptibles de revendiquer des droits de propriété intellectuelle sur les produits de cette contribution.

Pour pallier à ces risques d’enclosure et de dépossession, il existe au moins deux catégories de solutions : la dissociation juridique entre la propriété et l’usage d’une part,  les licences libres d’autre part.

Le droit de propriété bénéficie d’une protection particulière en droit français puisqu’il est visé dans la déclaration des droits de l’homme, qui a valeur constitutionnelle. Il apparaît donc difficile de le remettre en question, même s’agissant d’une ressource considérée comme un commun. Il existe cependant différentes façons de dissocier juridiquement la propriété de l’usage, susceptibles de protéger les usagers d’un « commun » (les commoners) du risque de détournement ou de confiscation de cette ressource par la personne morale ou physique qui en est légalement le propriétaire.

Ainsi le droit coopératif permet de distinguer clairement la coopérativepropriétaire par exemple d’un bien immobilier (coopérative d’habitants), d’une entreprise (SCOP ou SCIC), ou de matériel agricole (CUMA) – et les coopérateurs/trices, sociétaires de la coopérative et usagers de ses ressources, mais également associés démocratiquement (une personne = une voix) à la gouvernance de leur « bien commun ».

Dans un autre registre, les baux emphytéotiques permettent à un propriétaire immobilier de louer son bien à des usagers pour une longue durée (18 à 99 ans), charge à ceux-ci de l’entretenir et de le préserver tandis que « les foncières » comme Terres de Lien (ou encore  les « Community Land Trust ») permettent d’acquérir des terres ou des biens immobiliers pour en assurer, sur le long terme, une gestion sociale et écologique conforme à une charte.

Le droit anglo-saxon dispose quant à lui d’un concept intéressant dont les commoners pourraient se saisir, il s’agit du « trustee » qui désigne une personne ou une structure qui se voit confier un mandat de gestion très précis pour le compte des bénéficiaires d’une ressource. La récente création à Lille d’une association baptisée LSC1 (pour « Legal Service for Commons ») en constitue une déclinaison expérimentale. Son objet est de « protéger  de soutenir des communautés produisant des ressources ouvertes et partagées, appelées  communs libres » et sa gouvernance est constituée d’un « collège » de personnes de confiance qui veillent à ce que les ressources produites par les « contributeurs » soient protégées et le cas échéant rémunérées.

Concernant la protection des contributeurs/trices, la création des licences libres « creative commons » qui « proposent une solution alternative légale aux personnes souhaitant libérer leurs œuvres des droits de propriété intellectuelle standard de leur pays, jugés trop restrictifs », ont permis (depuis 2004 en France) aux auteurs souhaitant contribuer aux communs, de définir et de protéger juridiquement les conditions du  partage et de la réutilisation de leurs productions.

Il en va de même avec les nombreuses licences « open-source » développées par le monde du logiciel libre et répertoriées par l’OSI, tandis que se pose la question de leur déclinaison pour tout ce qui concerne le « hardware » et les inventions mécaniques qui ne reposent pas directement sur un code logiciel.

Ces différents dispositifs bien qu’encore très imparfaits (cette liste n’étant certainement pas exhaustive), permettent d’ores et déjà aux commoners de concevoir des mécanismes de prévention des risques d’enclosure des communs et de confiscation du produit de leurs contributions.

Cependant les assemblées et les chambres des communs pourraient se donner comme objectif de les améliorer, en documentant les expérimentations existantes et en mobilisant des collectifs de juristes pour les rendre transférables et adaptables.

 

Le second enjeu est celui de la réciprocité et/ou de la rétribution des contributions

Cela peut tout d’abord paraître contradictoire de parler de rétribuer des contributions apportées à un commun et pourtant cette question nous concerne tous, dès lors que nous nous connectons à Internet ou nous utilisons notre smartphone.

En effet chaque clic effectué sur un moteur de recherche ou sur un réseau social fait de nous un « digital worker » qui contribue bénévolement à générer une gigantesque masse de données (Big Data), exploitée à des fins marchandes et confiscatoires par les plateformes qui mettent « gratuitement » ces services à notre disposition.

D’un autre côté, la majeure partie des lignes de codes écrites pour le logiciel libre, le sont par des salariés de groupes informatiques privés qui autorisent explicitement leurs employés à contribuer « bénévolement » à un commun dont le développement alimente leur modèle économique.

Mais pour les personnes qui souhaiteraient contribuer plus activement à créer, développer et préserver des ressources en communs, la nécessité de « gagner sa vie » limite fortement le temps qu’elles voudraient pouvoir y consacrer.

Ce n’est pas par hasard que les périodes de chômage (contraintes ou choisies) ou de départ à la retraite permettent à certains de s’investir dans des activités porteuses de sens et de (re)découvrir que « travailler » n’est pas nécessairement synonyme d’emploi salarié.

Si l’on admet avec Frédéric Sultan que « les transitions auxquelles nous sommes confrontés nous invitent   à inventer d’autres approches que le système bipolaire État/marché, à construire de nouvelles alliances dans lesquelles les communs permettent de renouveler l’imaginaire politique pour adapter l’action publique aux enjeux du 21ème siècle » il apparaît évident qu’inventer des formes de rétribution (au moins partielles) pour les contributeurs et contributrices aux communs permettrait de « passer à l’échelle » et d’accélérer l’indispensable engagement d’un processus de transition durable.

Deux voies peuvent être envisagées pour répondre à ce besoin de rétribution, la première et la plus immédiatement opérationnelle, décline les différentes possibilités de « donner » aux contributeurs afin de rémunérer (partiellement) leur temps de travail. La seconde plus ambitieuse consisterait à organiser un système pérenne de réciprocité entre contributeurs et bénéficiaires de ressources « communes », sans pour cela d’ailleurs que ces rôles soient figés.

Plusieurs plateformes numériques permettent ainsi aux commoners de faire appel au don pour soutenir leur travail de contribution, que ça soit pour un projet particulier via une campagne de crowdfunding (très nombreuses plateformes), ou bien plus pointu, sous la forme de dons récurrents visant à établir une relation de financement « durable » comme le résume dans son blog Philippe Scoffoni.

Une plateforme comme « Liberapay » permet ainsi à un auteur ou un projet de bénéficier d’un revenu à peu près stable dans le temps. Les participants s’engagent à verser une somme donnée toutes les semaines. Il incombe en effet aux utilisateurs de la plateforme de financer son fonctionnement et les contributions peuvent s’effectuer au profit de personnes ou d’équipes. Dans ce dernier cas, ce sont les membres de l’équipe qui définissent les règles de répartition des sommes perçues.

Cependant le don peut aussi prendre la forme du mécénat classique pratiqué par une personne, une entreprise ou une fondation, ou bien encore d’une subvention accordée sans contrepartie par l’État ou une collectivité publique au titre de « l’intérêt général », ces types de contribution privées ou publiques pouvant également prendre la forme d’un apport financier ou en nature (mise à disposition d’un terrain, d’un bâtiment ou d’un équipement, d’une compétence…).

Mais il en va différemment du concept de réciprocité car il s’agit ici d’imaginer un système pérenne où contributeurs et bénéficiaires de communs pourraient, dans l’idéal, « équilibrer » leurs apports.

La première piste étudiée a été celle des licences réciproques qui, comme le résume Pierre-Carl Langlais « visent à restaurer une relation de réciprocité entre le secteur commercial et le mouvement des Communs en établissant un mécanisme de réversion dès lors qu’une organisation capitalistique fait usage d’un bien commun ». Cependant cette idée se heurte encore à un certain nombre de difficultés concernant notamment le choix de l’unité de compte et l’éthique des protagonistes.

La seconde piste fait l’objet d’un très ancien débat redevenu fortement d’actualité, il s’agit du revenu universel ou Revenu de Base Inconditionnel et de ses alternatives comme le revenu contributif prôné par Bernard Stiegler ou encore la salaire à vie défendu par Bernard Friot. Dans ce cas c’est la société qui décide de rémunérer globalement et indistinctement le temps de la contribution de ses membres au bien commun par un système public de redistribution. Mais là aussi les différentes approches idéologiques qui sous-tendent ce concept (du libertarisme californien au coopérativisme proudhonien) tout comme les énormes réticences morales que soulève l’idée « d’être payé à ne rien faire » laissent augurer d’encore bien des obstacles avant qu’un tel système voit le jour.

Cependant une troisième piste mériterait sans doute d’être approfondie, celle qui consisterait à recourir au système des « chambres de compensation », un système économique ou chacun est invité à payer ses dettes avec ses créances. L’avantage principal d’une chambre de compensation, est qu’elle transforme les dettes et les créances bilatérales en dettes et en créances multilatérales. Le commoner ou l’entreprise A, qui a une créance envers le commoner ou l’entreprise B, suite à une contribution ou à une utilisation d’un commun, peut immédiatement dépenser cette créance avec un commoner ou une entreprise C.

De façon symétrique, un commoner ou une entreprise D qui a une dette avec l’entreprise E règlera sa dette en contribuant aux communs utilisés par l’entreprise F ou A.

Le système repose sur une unité de compte (une monnaie complémentaire) dont la multilatéralité va permettre d’amplifier l’activité économique et la production de communs, chacun des adhérents ayant la capacité à trouver dans le réseau de nouveaux partenaires qui sont autant de nouveaux contributeurs.

La technologie des blockchain qui connaît un développement spectaculaire, pourrait ici être mise au service du bien commun.

 

Et de fait, le troisième enjeu apparaît bien comme celui de la mise en place de ces binômes assemblée/chambre des communs qui permettraient d’expérimenter localement ces différentes formes de cohabitation entre communs et économie.

Constituées à l’échelle locale des « porteurs de communs » (que sont par exemple les tiers-lieux, les jardins partagés, les projets d’habitat coopératif, une foncière comme « Terre de Liens », des monnaies complémentaires, les producteurs et diffuseurs d’œuvres du domaine public, les développeurs de logiciels libres, une épicerie coopérative, un fournisseur d’accès à Internet associatif et citoyen, une régie de quartier, une conciergerie solidaire, un dispensaire social, une université populaire…), les assemblées des communs pourraient se donner comme objectif de coordonner et populariser l’accès, la défense contre les enclosures et le développement des communs sur leur territoire, en élaborant puis en faisant vivre démocratiquement une charte sociale des communs.

Susceptibles de proposer aux pouvoirs publics d’assumer la gestion citoyenne et responsable de certains communs (espaces publics, agriculture dans la ville, tiers-lieux publics, salles associatives, espaces de gratuité…), de proposer aux entreprises une relation coopérative gagnant – gagnant, grâce à la création d’une « chambre des communs » (permettant à celles-ci de participer à la rémunération des communs, en contrepartie de leur utilisation des ressources et savoirs partagés issus des communs…) elles pourraient s’imposer comme une véritable alternative au dialogue devenu stérile entre l’État et le Marché, en permettant aux citoyens de s’impliquer localement dans la gestion des ressources du vivre ensemble, sans remettre en cause directement l’utilité de des élus et des entreprises, favorisant ainsi l’amorce d’un processus de transition soutenable.

Plus spécifiquement les chambres des communs pourraient organiser les activités économiques autour des communs, en demandant aux acteurs économiques de participer à leur rémunération (en contrepartie de l’utilisation des ressources et savoirs partagés issus des communs) afin d’établir ainsi une relation coopérative gagnant – gagnant entre communs et économie.

Elles pourraient également tenter de sensibiliser l’acteur public à la réforme des marchés en privilégiant la production directe de communs ou le développement de services autour de commun (par exemple plutôt que de développer au niveau de chaque collectivité un logiciel « propriétaire » de gestion des vélos en libre service, plutôt que de le développer en logiciel propriétaire individuellement par, le développement d’un logiciel libre pourrait être mutualisé avec l’ensemble des villes du monde ayant à mettre en place un système de vélo partagé).

Elles pourraient enfin faciliter la collaboration des entreprises qui développent de l’activité économique autour des communs et assurer le dialogue avec l’Assemblée des Communs (le rapport entreprises/société).

 

Photo : Pesée de marchandises, amphore du Peintre de Taléidès, v. 540-530 av. J.-C., Metropolitan Museum of Art • Taléidès comme potier (signature), Peintre de Taléidès • CC BY 2.5 (Source : Wikipedia)

Evolution des modes d’échanges dans le contexte de la théorie P2P

Karatani, dans « The Structures of World History », propose un argument clé selon lequel la structure sous-jacente clé est moins le mode de production, que le «mode d’échange». Le point de vue du mode d’échange lui permet de parler du lien Capital-État-Nation, au lieu de croire que l’Etat et la nation sont des épiphénomènes (superstructures). Par exemple, ce changement dans la compréhension des structures et de leur évolution, contribue à expliquer la nature contradictoire du capitalisme, en insistant sur l’innovation dans le domaine de l’échange, fondée sur l’invention de l’échange neutre et de l’intérêt mutuel, au-delà de l’exploitation nue de la condition de travail, et de sa subordination hiérarchique permanente.

Karatani distingue quatre «modes d’échange» :

  • Le mode A qui consiste en la réciprocité et le don
  • Le mode B qui consiste à prendre des mesures et à protéger
  • Le mode C qui consiste en l’échange des produits de base, et
  • Le mode D qui transcende les trois autres.

L’aspect transcendant et incluant du mode D permet de constater qu’il :

  • est relatif à la condition nomade qui est entièrement basée sur l’actionnariat communal
  • est relatif à l’aspect économie du don des sociétés de clans
  • est relatif à l’aspect distribué des structures médiévales
  • rend hommage aux avantages du marché et même au capitalisme
  • nous aide à distinguer les aspects de mode de production et de mode d’échange de la production basée sur les communs par les pairs

Kojin Karatani dans son livre, “The Structure of World History: From Modes of Production to Modes of Exchange”, Duke University Press, 2014, fait une innovation théorique importante qui fait écho aux travaux de 2005-6 de la théorie P2P.

En théorie P2P, nous utilisons la grammaire relationnelle de Alan Page Fiske (Voir le modèle de typologie en anglais), qui sont des modes d’attribution, c’est-à-dire des modes d’échange, et nous avons proposé que si les quatre modes existent dans la plupart des sociétés à presque toutes les époques, c’est la variation relative de leur domination qui change au fil du temps.

Nous rejoignons Katakani en ce qui concerne l’économie du don dans les sociétés tribales, mais nous avons mentionné que l’actionnariat communal était probablement le mode principal en petits groupes ; Ensuite, il y aurait eu le classement par l’autorité dans les sociétés de classes pré-capitalistes, qui est devenu le prix du marché sous le régime du capitalisme, et comme nous l’avons soutenu, il est prévu que l’actionnariat communal redevienne dominant en raison de tous les changements que nous voyons autour des technologies peer-to-peer, de la dynamique relationnelle et de la production par les pairs. C’est la revendication centrale très basique de l’œuvre de la Fondation P2P, et c’est ce qui nous distingue de beaucoup d’autres qui reconnaissent le p2p sans reconnaître sa centralité émergente.

Karatani fait un mouvement similaire, en faisant valoir que les modes de production n’expliquent pas adéquatement l’évolution de la société, mais que les modes d’échange le font. Il reconnaît le mode A, pré-capitaliste, les sociétés tribales de pré-classes, le mode B, la règle et de la protection, le mode C, le capitalisme et le mode D un retour à la logique de la réciprocité du mode A, mais qui transcende et inclut des fonctionnalités de tous les précédents modes. Ceci est très proche de notre propre utilisation de la théorie intégrale.

Néanmoins, l’approche de Karatani résout et éclaire un certain nombre de questions. Tout d’abord, il souligne l’erreur de Marx de ne pas voir la différence entre les structures nomades, avec la liberté de se déplacer et sans accumulation de biens, mais avec mise en commun des ressources, et les sociétés tribales claniques, qui utilisent la réciprocité directe organisée, qui lie les gens à leurs sociétés. Ainsi les sociétés nomades sont dans le «pur don» de la mise en commun (à savoir l’actionnariat communal de Fiske), tandis que les sociétés tribales plus grandes et sédentaires utilisent la réciprocité. Dans ce contexte, Fiske permet plus de clarté en distinguant les deux, que leur regroupement en un seul mode simple A. Il y a un grand nombre d’avantages à distinguer plus clairement le mode de production du mode d’échange.

Par exemple, dans la représentation de l’évolution de la coopération, dérivée des travaux d’Edward Haskell, nous insistons sur l’évolution des modes accusatoires (domination de pure classe par le travail forcé), aux modes neutres (les marchés), aux modes synergiques (peer to peer). De toute évidence, en tant que mode de production, le capitalisme est encore un mode de domination de classe pure, basée sur le chantage de vendre son travail à un propriétaire du capital, et d’être dans une position dépendante et subordonnée. Mais quand on regarde le mode d’échange, il est impossible de ne pas reconnaître cette innovation et comment cela modifie profondément la subjectivité des participants, y compris les travailleurs, qui doivent vendre leur propre travail comme une marchandise. Il est beaucoup plus facile d’expliquer à certains publics de gauche sceptiques, qui ne veulent pas entendre quoi que ce soit de positif sur les marchés et le capitalisme, que l’on peut si utilement distinguer les modes d’échange et les modes de production, et la façon dont on en fait la motivation première, ce qui influe sur le comportement de ces derniers. Je pense que c’est une grande avancée théorique de Karatani, que nous pouvons utiliser. Cela nous aide également à faire la même chose pour la production par les pairs elle-même, quels sont ses «modes de production», et quels sont ses modes d’échange ? Bien que j’utilise la théorie de l’allocation de Fiske, je parle surtout de la production par les pairs comme un mode de production, et je crois que nous pouvons repenser cette représentation en différenciant ses divers aspects. Un autre grand point soulevé par Karatani est que le mode D ne se contente pas de revenir en arrière en mode A, mais transcende activement des éléments des trois modes précédents; ceci est crucial, et nous devons systématiser cette idée.

Par exemple,

  • A propos de la condition nomade qui est entièrement sur l’actionnariat communal
  • A propos de l’aspect économie du don des sociétés de clans
  • A propos de l’aspect distribué des structures médiévales

Il est difficile d’ignorer que l’une des caractéristiques essentielles des technologies peer to peer est la «libération des limites du temps et de l’espace», en d’autres termes, elle permet et facilite une existence nomade universelle. Cela ne signifie pas que tout le monde se rendra partout tout le temps, bien sûr, mais qu’un nombre toujours plus grand de personnes ne seront pas lié à leur territoire, qui comprend le territoire dans le sens virtuel, à savoir «organisation», ce qui est maintenant vrai à la fois pour la production immatérielle et matérielle. Comme Karatani relie très précisément la mise en commun des ressources à l’état nomade, cela renforce notre argument initial sur le retour de l’actionnariat communal comme mécanisme de base pour l’allocation. L’actionnariat communal dans la langue de Karatani, est un «don pur», à savoir sans les exigences de réciprocité directes de l’économie du don. Pourtant, avec l’actionnariat communal, nous voyons aussi une forte reprise des pratiques de l’économie de cadeau. Dans une compréhension pluraliste du mode D, cela fait beaucoup plus de sens que dans l’attente d’un simple retour à l’actionnariat communal.

De même, lorsque Douglas Rushkoff fait valoir que la Renaissance qui est issue du Moyen Age, considérait comme un idéal la centralisation de l’Empire romain, et a entrepris de recréer des structures centralisées pour les 400 années suivantes ; mais le fait que la Renaissance numérique regarde et réintroduise beaucoup de pratiques et de formes «distribuées» et « orientées local » des temps médiévaux, fait beaucoup plus sens si nous voyons le mode D comme un mode d’intégration. Plus important encore, il donne une justification supplémentaire à notre modèle triarchique des sociétés civiles organisées autour des communs, des markerspaces coopératifs, et fait fonctionner notre modèle d’Etat partenaire (que nous n’avons pas inventé, mais déduit du renforcement des institutions réelles des communautés p2p partout dans le monde). Si le mode D est intégratif, il donne un argument plus fort pour affirmer que la dynamique du marché et ses avantages ne peuvent pas simplement être refusés et supprimés, mais peuvent être utilisés dans un nouveau contexte. Mutualiser formes basées sur le marché, comme les modèles d’agriculture soutenue par la communauté, décrits et défendus par Silke Helfrich par exemple peut aussi faire beaucoup plus de sens. Mais aussi l’existence continue de l’Etat. Karatani dit que si la trinité Nation-état-capital est si forte, c’est parce que chacun est toujours venu en renfort quand les autres ont été menacés. Il voit le retour du mode D comme la réalisation du rêve de Kant d’une république du monde, le seul modèle qui peut éviter de nouvelles guerres mondiales entre des blocs régionaux luttant pour des ressources rares.

Le P2P montre le rôle clé que les communautés productives trans-locales, trans-nationales, y compris les coalitions entrepreneuriales mondiales éthiques qui émergent, peuvent jouer dans un scénario trans-national, sachant que je ne crois pas personnellement qu’une république simplement inter-nationale peut fonctionner. Face à la force de cette trinité, l’accent tant sur le plan local urbain, qu’au niveau transnational, fait beaucoup de sens en tant que stratégie de transition, puisque les tentatives de changer l’état-nation-capital semblent impossible aujourd’hui. Karatani fait le constat fort, et selon moi réaliste, que les fonctions d’intégration des communautés de la nation ne sont pas susceptibles de disparaître, ni les fonctions de redistribution de l’Etat.

Traduction : Maïa Dereva

L’évolution des modes d’échange selon Kojin Karatani

The Structure of World History: From Modes of Production to Modes of Exchange

Kojin Karatani (auteur), Michael K. Bourdaghs (traducteur)

karataniDans ce grand travail qui participe du changement de paradigme, Kojin Karatani  re-lit systématiquement la vision de l’histoire du monde de Marx,  en déplaçant l’accent de la critique des modes de production à celle des modes d’échange. Karatani cherche à comprendre à la fois la triade Capital-Nation-État, le système de verrouillage qui est la forme dominante de société mondiale moderne, et les possibilités de son dépassement. Dans la structure de l’histoire du monde, il retrace les différents modes d’échange, y compris la mise en commun des ressources qui caractérise les tribus nomades, les systèmes d’échange de cadeaux développés après l’adoption de l’agriculture sédentaire, l’échange de l’obéissance contre la protection qui se pose avec l’émergence de l’état, les échanges de produits de base qui caractérisent le capitalisme, et, enfin, un futur mode d’échange basé sur le retour de l’échange de cadeaux, mais modifié pour s’adapter à l’époque contemporaine. Il fait valoir que cette dernière étape marquant le dépassement du capital, de la nation, et de l’état est mieux comprise à la lumière des écrits de Kant sur la paix éternelle. La structure de l’histoire mondiale est à bien des égards la pierre angulaire de la brillante carrière de Karatani, mais il signale aussi de nouvelles directions dans sa pensée. (Source)

Voici sa préface :

Ce livre est une tentative de repenser l’histoire des formations sociales du point de vue des modes d’échange. Jusqu’à présent, dans le marxisme cela a été repris dans la perspective des modes de production – autrement dit du point de vue de qui possède les moyens de production. Les modes de production ont été considérés comme la «base économique», tandis que la politique, la religion et la culture ont été considérées comme la superstructure idéologique. Dans la façon dont il divise l’économie de la politique, ce point de vue est ancré dans la société capitaliste. En conséquence, ce point de vue se heurte à des difficultés pour tenter d’expliquer les sociétés pré-capitalistes : dans les sociétés asiatiques ou féodales, sans parler des sociétés de clans qui ont précédé ces dires, il n’y a pas de scission entre le contrôle politique et le contrôle économique. En outre, même dans le cas des sociétés capitalistes contemporaines, la visualisation de l’état et de la nation comme de simples superstructures idéologiques a conduit à des difficultés, parce que les agents actifs étatiques et la nation fonctionnent chacun de leur côté. Les marxistes croyaient que les superstructures idéologiques tels que l’Etat ou la nation allaient naturellement dépérir lorsque l’économie capitaliste serait abolie, mais la réalité trahit leur attente, et ils ont échoué dans leurs tentatives pour faire face à l’état et à la nation.

En conséquence, les marxistes ont commencé à insister sur l’autonomie relative de la superstructure idéologique. En termes concrets, cela signifiait compléter la théorie du déterminisme économique avec les connaissances provenant de domaines tels que la psychanalyse, la sociologie et la science politique. Ceci, cependant, a donné lieu à une tendance à sous-estimer l’importance de la base économique. De nombreux chercheurs en sciences sociales et les historiens ont rejeté le déterminisme économique et ont affirmé l’autonomie des autres dimensions. Même si elle a conduit à une spécialisation disciplinaire accrue, cette position est devenue de plus en plus répandue et acceptée comme légitime. Mais elle a donné lieu à la perte de toute perspective systématique totalisante pour comprendre les structures dans lesquelles la politique, la religion, la philosophie, et d’autres dimensions sont étroitement liées, ainsi qu’à l’abandon de toute tentative de trouver un moyen pour remplacer les conditions existantes. Dans ce livre, je me tourne de nouveau vers la dimension de l’économie. Mais je définis la situation économique non pas en termes de modes de production, mais plutôt en termes de modes d’échange.

Il existe 4 modes d’échange :

  • Le mode A qui consiste en la réciprocité et le don
  • Le mode B qui consiste à établir des règles et à protéger l’échange
  • Le mode C qui consiste en l’échange des produits de base, et
  • Le mode D qui transcende les trois autres.

Ces quatre types coexistent dans toutes les formations sociales. Ils ne diffèrent que sur lequel des modes est dominant. Par exemple, en une société capitaliste, le mode d’échange C est dominant. Dans le Capital, Marx considérait l’économie capitaliste, non seulement en termes de modes de production, mais aussi en termes d’échange des produits de base – il a théorisé comment la superstructure idéologique pourrait être produite à partir du mode d’échange C. En particulier dans le volume 3 du Capital, il s’est attaché à expliciter la façon dont une économie capitaliste est avant tout un système de crédit et donc abrite toujours la possibilité de crise.

Mais Marx n’a accordé que peu d’attention aux problèmes des sociétés précapitalistes. Il serait stupide de le critiquer sur ce point. Notre temps et notre énergie seraient mieux dépensés à expliquer comment les superstructures idéologiques sont produites par des modes d’échange A et B, de la même manière que Marx l’a fait pour le mode d’échange C. Voilà ce que j’ai essayé de faire dans ce livre. Une autre question que je pose est de savoir comment une société dans laquelle le mode d’échange A est dominant a émergé en premier lieu.

Depuis Marcel Mauss, il est généralement admis que le mode d’échange A (la réciprocité du don) est le principe dominant régissant les sociétés archaïques. Mais ce principe n’a pas existé dans les sociétés de groupes de chasseurs-cueilleurs nomades qui ont existé depuis les temps les plus reculés. Dans ces sociétés, il n’était pas possible de stocker des marchandises, et elles étaient regroupées, réparties à parts égales. Il s’agissait d’un don pur, qui n’avait pas besoin d’un contre-don réciproque. En outre, la puissance de régulation des membres individuels par le groupe était faible, et les liens du mariage n’étaient pas permanents. En somme, c’était une société caractérisée par une égalité qui découlait de la libre mobilité de ses membres individuels. La société de clans, fondée sur le principe de réciprocité, a surgi après que les bandes nomades ont fixé des règles. Ces règles fixes ont rendu possible une augmentation de la population ; elles ont également donné lieu à des conflits avec des étrangers.
De plus, parce qu’elles ont rendu l’accumulation de richesses possibles, ces règles ont inévitablement conduit à des disparités de richesses et de pouvoir. La société de clans contenait ce danger en imposant des obligations de don – contre-don. Bien sûr, ce n’est pas quelque chose que la société de clans avait intentionnellement prévu. Le mode d’échange A est apparu sous la forme d’une contrainte, comme « le retour du refoulé » de Freud. Ceci, cependant, a conduit à une lacune pour la société de clans : ses membres étaient égaux, mais ils n’étaient plus libres (c’est à dire librement mobiles). En d’autres termes, les contraintes liant les individus à la collectivité ont été renforcées.

En conséquence, la distinction entre le stade des peuples nomades et celle des règles fixes est crucial. Comme cela est bien connu, Marx a émis l’hypothèse d’un «communisme primitif» existant dans les temps anciens et a vu l’émergence d’une société communiste d’avenir comme la restauration de ce communisme primitif après la promotion du capitalisme. Aujourd’hui, cette position est largement rejetée comme un point de vue historique quasi-religieux. De plus, si nous nous appuyons sur des études anthropologiques des sociétés primitives qui existent actuellement, nous sommes forcés de rejeter cette idée du communisme primitif. Nous ne pouvons pas, cependant, rejeter l’idée tout simplement parce qu’elle ne peut pas être prouvée empiriquement – ou du moins nous ne devrions pas. Mais les marxistes ont largement éludé cette question.

Le problème ici est, tout d’abord, que Marx et Engels trouvent leur modèle du communisme primitif dans la version de Lewis H. Morgan de la société de clans. À mon avis, ils n’auraient dû s’inspirer de la société de clans, mais des sociétés nomades qui les ont précédées. Pourquoi Marx et Engels ont-ils négligé la différence entre les sociétés nomades et claniques ? Cela est étroitement lié à leur vision de l’histoire des formations sociales en termes de mode de production. En d’autres termes, quand on les observe dans la perspective de propriété commune des moyens de production, il n’y a pas de différence entre les sociétés nomades et claniques. Cependant, lorsque nous les considérons en termes de modes d’échange, nous voyons une différence décisive – la différence, par exemple, entre le pur don et le don fondé sur la réciprocité.

Deuxièmement, quand on les observe dans la perspective des modes d’échange, nous sommes en mesure de comprendre pourquoi le communisme n’est pas simplement une question de développement économique, ni d’utopisme, mais pourquoi on devrait considérer à la place le retour du communisme primitif. Bien sûr, ce qui revient n’est pas le communisme de la société de clans, mais celui de la société nomade. J’appelle ce mode d’échange D. Il marque le retour du mode refoulé d’échange A au stade où les modes d’échange B et C sont dominants. Il est important de noter, cependant, que la société de clans et son principe de gouvernance de l’échange A constituent déjà le retour du refoulé : dans une société aux règles fixes, celles-ci représentaient des tentatives pour préserver l’égalité qui existait sous le nomadisme. Naturellement, cela n’est pas arrivé à la suite de la volonté ou de l’intention du peuple : c’est advenu comme un devoir obligatoire qui ne laissait pas d’autre choix.

Le mode d’échange D n’est pas simplement la restauration du mode A – qu’il n’est pas, c’est la restauration de la communauté. Le mode d’échange D, en tant que restauration de A dans une dimension supérieure, n’est en fait possible qu’avec la négation de A. D est, en somme, la restauration de la société nomade. Pourtant, cela ne semble pas non plus n’être que le résultat du désir humain ou de l’intention, mais apparaît comme une obligation édictée par Dieu ou le ciel, ou comme une idée régulatrice. En termes concrets, D arrive sous la forme d’une religion universelle, qui nie les religions fondées sur la magie ou la réciprocité.

Mais il n’est pas nécessaire que le mode d’échange D prenne une forme religieuse. Il existe des cas où le mode d’échange D est apparu sans signes extérieurs religieux -, par exemple, l’Ionie du VIIe au Vie siècle avant J.C., ou l’Islande du Xe au XIIe siècle, ou la partie orientale de l’Amérique du Nord au XVIIIe siècle. Ce que ces régions ont en commun est que toutes étaient des poleis formées par les colonialistes : des communautés d’alliance établies par des personnes qui étaient devenus indépendantes de leurs Etats ou communautés d’origine. Dans ces systèmes, si la terre devenait rare, plutôt que d’accomplir le travail salarié sur le territoire d’une autre personne, les gens se déplaçaient vers une autre ville. C’est pour cette raison que les disparités dans la propriété foncière ne se posaient pas. Parce que les gens étaient nomades (libres), ils étaient égaux. En Ionie, on appelait cela l’isonomie. Cela signifie non seulement l’égalité politique formelle, mais l’égalité économique réelle.

Bien sûr, ces communautés étaient de courte durée : elles s’arrêtaient quand elles atteignaient les limites de l’espace disponible pour la colonisation. Ces exemples montrent que le communisme dépend moins de la propriété partagée des moyens de production que du retour du nomadisme. Mais en réalité, dans le monde entier, des mouvements socialistes qui visaient à passer sur le mode d’échange D ont été généralement réalisés sous le couvert de religions universelles. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le socialisme est devenu «scientifique» et a perdu sa teinte religieuse. Mais la question clé ici n’est pas de savoir si le socialisme est religieux ; elle est de savoir si le socialisme est destiné au mode d’échange D. Le socialisme au XXe siècle a seulement été capable de créer des sociétés dominées par les modes d’échange B et C, et par conséquent, il a perdu de son attrait. Mais tant que les modes d’échange B et C restent dominants, la volonté de les transcender ne disparaîtra jamais. Dans une forme ou une autre, le mode d’échange D va émerger. Que cela prenne ou non une forme religieuse est sans importance. Ce mouvement est fondamentalement enraciné dans ce qui a été réprimé de la société nomade. Il a persisté tout au long de l’histoire du monde, et ne disparaîtra pas dans le futur- même si nous sommes incapables de prédire la forme dans laquelle il apparaîtra.

Traduction : Maïa Dereva