Source : Enacting the Commons
Article de Charlotte Khosla (« La 27
e Région ») sous licence Creative Commons (CC BY-SA)

Plus que jamais, les organisations en quête de sens cherchent à renouveler leurs pratiques afin de faire coïncider le fond avec la forme de leur projet. Changer de pratiques implique de changer les outils supportant l’activité. Quoi de mieux que commencer par changer notre logiciel commun : la comptabilité ? En début de mois, nous organisions une discussion avec Michel Bauwens autour de la comptabilité et des communs, suite au rapport « La comptabilité P2P pour la survie de la planète », co-écrit avec Alexis Pazaitis sous l’égide de la P2P Foundation en septembre 2019.

Pourquoi s’intéresser à la comptabilité ? Comment les administrations peuvent-elles s’emparer de ces sujets ? Quels liens avec la notion d’intérêt général ?

La comptabilité, véhicule d’une certaine vision du monde

La comptabilité ne consiste pas simplement en un enregistrement neutre des activités d’une structure. La manière dont on prend en compte ces chiffres découle d’un processus continu depuis les prémisses de la comptabilité qui se base sur des présupposés philosophiques forts. La comptabilité en partie double, par exemple, n’a pas toujours existé et traduit la distinction entre les objets que l’on peut exploiter, contrôler et utiliser (actif) et les sujets, dignes de respect et de droits (passif). On peut facilement imaginer ce que cela peut avoir comme incidence sur le rapport qu’entretiennent les organisations avec les différentes formes du vivant et comment cela a pu mener aux diverses crises sociales et environnementales.

De plus, on ne peut y reconnaître que certaines activités qui ont une valeur marchande. Or, beaucoup d’activités dans le secteur des communs ne sont pourtant pas classifiables comme marchandes alors qu’elles contribuent pleinement à la valeur des projets communs.

De la compétition à la collaboration comme nouveau paradigme

Le rapport présente ensuite trois grandes approches pour repenser la comptabilité ; la comptabilité contributive, la comptabilité REA, et les comptabilités thermodynamiques.

  • Michel Bauwens propose tout d’abord d’imaginer la comptabilité de manière complètement collaborative, via un outil commun qui pourrait se matérialiser par la blockchain/holochain. Ainsi, les participants de ces écosystèmes collaboratifs seraient en mesure voir ce que les autres apportent à la contribution. Dans le futur, si on veut engranger une économie circulaire, il faut partager et cela passe notamment par un partage d’information. Cette vision est déjà très marquée dans l’open source. C’est cette approche qui est désignée par la comptabilité contributive.

Le projet le plus développé dans ce sens est le projet de Sensorica (au Canada). Ils ont monté un projet qui aurait permis de financer un réseau de fablabs selon les modalités de la comptabilité contributive. Cela fonctionne par projet et l’on peut enregistrer le temps, le prêt d’outils… Un système de vérification par les pairs a été mis en place. On reçoit des points Karma et quand des financements viennent de l’extérieur, on redistribue selon les points karmiques. Le projet n’a pas encore abouti car ils n’ont pas réussi à convaincre mais ont fait tout le travail préparatoire.

  • La deuxième couche de collaboration, REA accounting (Ressources, Événements, Agents), a vocation à dépasser la comptabilité classique à double entrée qui ne regarde qu’une entité (ce qui rentre, ce qui sort, ce que l’on peut retenir après). Il n’y a pas de vision écosystémique et on ne voit pas tout ce qui se passe à l’extérieur.

L’objectif est de mettre en lumière la distinction entre le mode extractif et génératif. Un agriculteur qui épuise ses sols est dans une logique extractive, plutôt destructrice alors que dans une logique générative, l’agriculteur va enrichir ses sols et en prendre soin, par exemple. Sur les documents comptables classiques, cela ne pourra apparaître nulle part. Cet aveuglement de la comptabilité aux externalités est pour les auteurs la principale faiblesse du système politico-économique actuel, qui laisse les entreprises profiter largement de cet écart entre réalité et comptabilité, sans payer pour les dommages causés en chemin. Cette distinction peut se faire aussi pour la monnaie. Certains parlent de monnaie froide (extractive, dominante, sans soucis d’équité) et monnaie chaude (locale, qui veut prendre en compte plus que la valeur marchande).

Dans ce sens, le centre culturel MACAO à Milan expérimente depuis 2015 une cryptomonnaie locale : le CommonCoin, afin de créer une micro-économie circulaire au sein de la communauté (comportant une centaine de membres). Les salariés sont payés dans cette monnaie, complétée d’un revenu mensuel de base en euros. En collaboration avec d’autres acteurs comme Faircoop et Dyne.org, ils lancent un projet d’envergure en Europe ; la Banque des Communs, une coopérative ayant pour mission de fournir des outils financiers coopératifs afin de soutenir des projets économiques alternatifs et divers mouvements sociaux.

  • Finalement, la troisième « famille » de comptabilités alternatives seraient les comptabilités thermodynamiques, qui visent à internaliser les externalités.

A titre d’exemple, nous pouvons citer le travail de l’association autrichienne Economy for the Common Good, qui a développé ces dernières années un « Common Good Balance Sheet » (bilan de bien commun). Ce bilan se caractérise par l’existence d’une matrice avec un système de points positifs et négatifs. On a donc 17 clusters d’impacts positifs ou négatifs. 2000 entreprises et coopératives l’utilisent. Cela signifie qu’on change les incitations. L’activité sera récompensée par un impact positif sur la société. Cette sorte de comptabilité n’est pas forcément interne. Elle n’est pas opérationnelle pour le travail tous les jours (on peut la faire tous les 6 mois, années). Certaines collectivités ont déjà pris le pas.

Un autre modèle actuellement en phase d’expérimentation est celui de CARE (Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement). Il s’agit d’une comptabilité multi-capitaliste, donc qui prend en compte non seulement un capital économique mais aussi un capital social et un capital environnemental dans le calcul du profit. L’idée est de dire que l’on peut être sanctionné pour du mismanagement financier mais pas si on provoque des externalités écologiques ou sociales négatives. On cherche alors par cette méthode à internaliser les externalités.

Comptabilité contributive, REA Accounting, comptabilité thermodynamique…le rêve serait de prendre le meilleur des trois. Il existe aujourd’hui de nombreux prototypes mais qui demeurent fragmentés.

Comment les administrations peuvent se saisir de ces questions ?

Lors de notre échange, Michel Bauwens suggère dans un premier temps de créer des coopératives de protocole dont l’objectif serait de créer un fonds de logiciels qui permettent à toutes les villes participantes de créer de l’habitat partagé, de la mobilité partagée, des coopératives d’énergie etc… afin de centraliser et utiliser les mêmes bases technologiques (ce qui fait d’ailleurs la force de plateformes comme Airbnb et Uber). L’infrastructure collective permettrait de faciliter le développement de ces projets et ainsi de soutenir des entités génératives.

–  De la notion d’intérêt général

IBEST. En partant du constat de l’incapacité de ces indicateurs à rendre compte du bien-être commun pour la seule obsession de la performance, la métropole de Grenoble a lancé un programme de recherche sur la création de nouveaux indicateurs de richesse : les indicateurs de bien-être soutenable territorialisés (IBEST). Ce bien-être soutenable s’appréhende alors selon huit axes :

  • Le travail et l’emploi
  • L’affirmation et l’engagement
  • La démocratie et le « vivre-ensemble »
  • Le temps et le rythme de vie
  • L’accès aux besoins fondamentaux
  • L’accès et d’utilisation des services publics
  • La santé
  • L’environnement naturel

Ces axes doivent permettre d’envisager l’action de manière plus transversale et de s’affranchir de la logique de concurrence à tout prix, afin de mieux servir l’intérêt général.

En Seine Saint-Denis, le projet de « Territoire Apprenant Contributif » mené par Plaine Commune s’intéresse aussi de près à ces problématiques en expérimentant sur l’économie contributive, visant notamment à développer les savoirs et capacités Cela passe par la construction de nouveaux indicateurs d’impact capables de capter les apports de cette nouvelle économie au bien-commun.

–  Les achats publics

Un autre angle d’attaque pour les collectivités serait de réfléchir sur de nouveaux moyens de financement qui utilisent ces comptabilités génératives pour l’achat public. Dans cette optique, Regen Network propose une méthode de « social procurement », prototypée sur le secteur agricole, intégrant des critères éthiques dans l’achat public (écologique, bio, local et équitable). Ce modèle consiste en la création d’un “social state protocol” où l’on négocie des tokens pour les externalités positives provoquées afin de favoriser une économie circulaire.

Finalement, afin d’institutionnaliser ces nouvelles pratiques, l’approche expérimentale sur les nouveaux modes de comptabilité doit nécessairement s’accompagner d’une refonte du droit en la matière.

Vous pouvez retrouver ci-dessous la vidéo de cette conversation !

Pour télécharger le rapport, c’est ici