Le 18 avril dernier, un article était publié dans Le Monde sous le titre Michel Bauwens : « Un rêve technocratique totalitaire ». Dans cet interview de la journaliste Jade Grandin de l’Eprevier, Michel Bauwens exprimait son point de vue à propos de la blockchain. Il a souhaité revenir sur cet article dans nos colonnes.

 

Pourquoi revenir sur cet article du Monde ?

Cet article ne présente qu’une petite partie de mon propos. Durant l’interview, j’ai voulu exposer deux aspects différents de la blockchain, mais la journaliste n’en a retenu qu’un seul, celui qui était le plus “à charge”. Je souhaite donc préciser un peu mieux ma pensée et revenir sur ce qui a été transcrit.

 

Tu démens donc tes propos critiques à propos de la blockchain ?

Non pas du tout. Selon moi, il y a bien des principes politiques très marqués qui sous-tendent cette technologie, qui peuvent être dangereux et dont il faut a minima avoir connaissance pour utiliser la blockchain en conscience.

A cause de sa proximité avec le design anarcho-capitaliste et austro-économiste de Bitcoin, la blockhain participe d’une idéologie qui ne reconnaît pas le collectif, se méfie de la gouvernance démocratique, et veut créer des systèmes entièrement tournés vers des individus qui établissent entre eux des contrats automatisés par des algorithmes.

Les principes qui sous-tendent le Bitcoin visent à créer un marché universel sans intermédiaire où toute personne est considérée comme un propriétaire souverain. et la blockchain a nécessairement hérité de ces principes.

 

La blockchain est pourtant censée développer la notion de confiance ?

Oui, mais il existe différentes visions de ce qu’est la confiance et à quel niveau elle doit s’appliquer. Dans une vision “trustfull”, le but est d’augmenter la confiance dans les personnes en créant une échelle de mise en confiance entre ces personnes. On retrouve cette vision dans des projets comme le Web of Trust ou les sites de couchsurfing où ce sont les individus eux-mêmes qui garantissent le degré de confiance en l’autre.

Mais avec la blockchain, on est dans une vision “trustlessness” où, puisqu’on ne peut pas faire confiance à l’humain, on déporte cette confiance dans la technologie. L’idée sous-jacente est que les individus sont séparés, et qu’ils font société en créant des contrats basés sur la confiance en un algorithme plutôt que dans l’humain.

Mon propos était donc simplement d’attirer l’attention sur ces valeurs sous-jacentes. Mais ce n’est pas parce qu’une technologie a un design basé sur des valeurs critiquables qu’elle ne peut pas être changée.

 

Selon quel principe affirmes-tu que cette technologie est susceptible d’évoluer ?

Comme je l’ai souligné dans le précédent article, aucune technologie n’est neutre, et la blockchain n’échappe pas à ce constat. Elle est un terrain de lutte entre ceux qui financent, développent, et utilisent cette technologie et qui lui donnent un visage différent en fonction des enjeux et des valeurs véhiculées. La technologie se construit sous forme de couches successives.

Par exemple, internet a d’abord été inventé par les militaires qui voulaient créer une technologie capable de résister à la destruction de la chaîne de hiérarchie grâce au design peer-to-peer. Puis les scientifiques et les activistes se sont emparés de cette technologie pour communiquer entre eux. En 1993, la technologie est sortie des sphères élitistes pour se démocratiser grâce aux navigateurs. Et enfin le commerce s’est aperçu du potentiel de cette technologie et l’a rendue beaucoup moins pair-à-pair pour en tirer des profits.

La blockchain est peut-être, à cette échelle, la deuxième couche après internet qui va permettre de faire baisser le coût d’auto-organisation des humains. Mais elle peut également s’organiser elle-même sous forme de couches.

 

Une technologie initialement basée sur des valeurs contestables n’est-elle pas mécaniquement vouée à rester imprégnée de ces valeurs ?

Je ne crois pas non. Je suis quelqu’un de pragmatique : si l’on attend LA technologie “pure”, ça me paraît difficile d’avancer. Je suis d’ailleurs assez sceptique par rapport aux stratégies des hackers qui cherchent à créer du “pair-à-pair pur”.

Toutes les technologies se construisent par une accumulation de couches de valeurs qui se superposent en même temps que les développements et les usages. Prenez l’exemple du Copyleft : c’est une véritable subversion du Copyright issue d’une attitude pragmatique visant à faire avancer une lutte sociale.

La blockchain pourrait donc devenir un des instrument de cette lutte si elle est appropriée par un système démocratique qui va chercher à renforcer les aspects émancipateurs qu’elle contient au même titre que n’importe quelle technologie.

 

Concrètement, quelle forme pourrait prendre cette évolution de la blockchain ?

Une fois qu’on a bien conscience des catastrophes potentielles du “tout automatisé” et du “tout distribué”, on peut imaginer que la blockchain soit localement mise au service de buts émancipateurs pour des communautés. Plutôt que de penser la blockchain comme un instrument économique global coupé de toute éthique et autonome par rapport à la société, on peut l’intégrer comme outil permettant de faciliter certains aspects de production et d’organisation dans des groupements d’humains dotés d’une gouvernance, de règles, etc,… comme les coopératives par exemple.

De mon point de vue, le plus grand potentiel de la blockchain réside dans la création de chaînes logistiques participatives et ouvertes. On peut ainsi imaginer une économie circulaire et ouverte où les transactions seraient simplement vérifiées par la blockchain.

Dans ce contexte, je me réfère par exemple aux travaux de Primavera De Filippi qui étudie ces technologies décentralisées émergentes pour imaginer les nouveaux modèles de gouvernance qui pourraient en découler.

 

A quel horizon pourrait se potentialiser cet aspect émancipateur ?

Ne nous emballons pas. Quand on s’intéresse de près à la blockchain et à ses applications autre que Bitcoin, on constate rapidement qu’il y a très peu de prototypes réellement fonctionnels, et qu’il n’existe quasiment aucun prototype pratique utilisé par de vraies communautés humaines. Le seul prototype opérationnel dont j’ai entendu parler est Everledger, un système de certification éthique de diamants.

Quant aux projets de microgrids (micro-réseaux électriques intelligents) fondés sur la technologie blockchain comme celui de Brooklyn, ils confondent le principe communiste (dans son sens “noble”) de “chacun selon ses besoins” avec le business de personne à personne. S’il y a bien un P2P technologique, il n’y a pas d’aspect communautaire ou collectif, c’est à dire de pair-à-pair social tel que je l’ai défini.

Comme souvent, il me semble également qu’on surestime les effets à court terme de cette technologie émergente, et que l’on sous-estime ses effets à long terme.

Même si elle fait beaucoup parler d’elle, nous sommes probablement dans le début de l’upcycle économique de la blockchain qui ne fonctionnera véritablement que dans 10 ou 15 ans. Je m’attends néanmoins à voir les premiers prototypes fonctionnels en 2017…

Propos recueillis par Maïa Dereva.

2 Commentaires Blockchain : du rêve technocratique à l’outil émancipateur ?

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