Les transitions des systèmes de valeurs
Ce qui est reconnu comme valeur est socialement construit. Il apparaît ainsi des régimes historiques où des formes de valeurs sont dominantes par rapport aux autres.
C’est ce que Kojin Karatani démontre en affirmant que l’étude des modes d’échanges plutôt que des modes de production permet d’expliquer de manière plus pertinente le fonctionnement de la société.
A la P2P Foundation, nous apprécions par ailleurs le point de vue développé par l’anthropologue Alan Page Fiske dans son ouvrage « Structures of Social Life » dans lequel il développe un quadruple modèle des relations intersubjectives :
- la participation commune : il n’y a pas de propriété privée, les ressources sont mutualisées, il n’existe pas d’échange entre les individus donc pas de quiproquos. Les individus utilisent et contribuent à une ressource mise en commun. Ce stade a perduré pendant des milliers d’années pour de petits groupes nomades.
- l’échange égalitaire : c’est une économie du don dans laquelle le don crée une obligation de retour. La réciprocité est la règle d’or qui permet la création de flux de ressources (« Je reçois donc je donne »). Ce système est observé dans les systèmes sédentaires de clans et de tribus.
- la relation autoritaire : une relation s’institue entre celui qui protège et celui qui lui fournit des ressources en échange. Dans ce système, c’est le protecteur qui redistribue les ressources à sa guise. On observe ce fonctionnement dans les systèmes féodaux, étatiques et hiérarchiques.
- le marché : il s’agit d’un commerce d’objets où les valeurs d’échanges sont devenues abstraites. Le système capitaliste fonctionne sur ce principe.
Au cours de l’histoire, il y a toujours un modèle dominant au cours d’une période donnée, mais les quatre modèles coexistent à toutes les époques. C’est ainsi que l’on observe de grandes transitions historiques d’un système dominant à l’autre.
Dans l’ouvrage « La première révolution européenne » de Robert I. Moore, on voit comment on est passé d’un système qui était romain (maîtres – esclaves – hommes libres) et une économie tributaire au système féodal.
Selon la P2P Foundation, nous sommes actuellement dans un régime de transition du système capitaliste vers un système où la participation aux communs va redevenir dominante. Notre travail consiste à observer et synthétiser les signaux faibles de cette transition, signaux dont le nombre augmente et la fréquence d’apparition s’accélère. Nous réalisons donc une argumentation empirique : nos observations visent à démontrer qu’il y a un retour du commun et de la mutualisation.
Le rôle de la technologie
C’est l’encapacitation de la dynamique P2P par le développement de la technologie qui crée cette potentialité d’émergence de nouvelles formes sociales. Aujourd’hui, mutualise rest devenu presque plus facile que de privatiser, surtout dans un contexte de crise. Il y a convergence entre les besoins des individus et cette mutualisation.
Au départ, cette forme de mis en commun n’est pas un projet politique. C’est un fait empirique basé sur des choix pragmatiques qui entraînent des changements de l’éthique et de la vision du monde. Cela entraîne un changement de conscience qui, à moment donné, devient aussi politique.
Dans ce nouveau régime de valeur, les gens peuvent contribuer librement à des biens communs que tout le monde peut utiliser. Le seuil de participation est plus faible donc il est plus facile de s’impliquer. Cela a commencé avec l’avènement du navigateur web en 1995 qui a libéré les communs immatériels en premier (logiciel libre,…). Et nous entrons maintenant dans une deuxième phase où cette capacité de cérer des grands systèmes sociaux à l’échelle mondiale commence à influer sur la façon dont on peut s’organiser pour la production physique.
Pour nous, quand de nouvelles solutions émergent au sein d’un nouveau système, elles sont également utilisées par les forces dominantes. Il va donc y avoir des systèmes où le commun sera utilisé par le marchand et d’autres projets où le marchand sera utilisé pour renforcer la logique du commun.
Des groupes sociologiques, encore minoritaires mais importants, vont switcher vers la création de communs, si ce n’est en pratique au début, du moins dans leurs valeurs. D’autres groupes conserveront un imaginaire ancré dans l’ancien système mais de plus en plus de gens sont connectés donc cette culture diffuse chez tout le monde. Internet change la conscience du possible.
Des réponses pour soutenir cette transition
Les quatre systèmes décrits par Alan Page Fiske ont des logiques très différentes. Le commun, la réciprocité, le marchand et l’autorité sont quatre réponses possible pour gérer nos relations aux autres. En général, nous sommes tous capables de passer de l’une à l’autre. Par exemple, dans la famille c’est plutôt la logique du commun qui prévaut (même s’il y a toujours des exceptions). Au niveau social, on s’adapte néanmoins au régime dominant pour survivre.
Nous entrons dans un régime contributif : nos efforts, notre temps, nos compétences sont apportés aux communs. Le problème c’est qu’aujourd’hui il n’est pas encore possible de reproduire ce modèle au niveau de la société toute entière tant que le modèle dominant est un modèle marchand.
Une des réponses possibles est de modifier la sphère marchande de manière à ce qu’elle serve le commun. C’est tout l’objet du coopérativisme de plateformes qui sont des entités marchandes éthiques tenant compte des externalités sociales et environnementales et qui servent des buts extérieurs au marché. Au niveau micro-économique, il s’agira donc de créer ce type d’entités.
Sur la plan macro-économique, le revenu universel est un moyen logique et raisonnable de libérer ce potentiel de contribution aux communs. Si un individu a une base de vie matérielle assurée, il peut choisir son modèle son modèle marchand comme les formes marchandes éthiques qui vont suppléer la logique du commun. C’est là qu’il faut réfléchir à la mutualisation des bien matériels par le biais de coopératives par exemple.
De nouveaux types de revenus comme modèles de redistribution
Dans le cadre de la phase de transition que nous traversons, de nombreuses propositions émergent, parmi lesquelles :
- Le revenu universel / revenu de base est un modèle qui redistribue la productivité du travail pour le libérer de la sphère extractive. Dans ce modèle, le surplus redonne de la disponibilité aux gens pour produire de la valeur. C’est la reconnaissance que chaque citoyen résidant dans un territoire contribue au bien-être de toute la société, ce qui le libère pour contribuer encore plus. Quand on voit la genèse du régime capitaliste qui vend le travail comme une valeur marchande, on peut se demander si un régime comme celui-là va réellement se mettre à distribuer ce type de revenu, et si une révolution sociale n’est pas nécessaire pour l’imposer. Néanmoins, du côté des néolibéraux, on se rend à l’évidence : l’automatisation galopante finira bientôt par faire disparaître les consommateurs ! Ce qui peut finalement faire apparaître le revenu de base comme une mesure économiquement efficace et politiquement populaire, une solution post-capitaliste donc.
- Le revenu contributif (Bernard Stiegler) se situe au niveau de la production entre pairs. Il s’agit d’une redistribution par comptabilité contributive qui crée un revenu complémentaire. Ce type de revenu est inspiré par le régime des intermittents du spectacle et favoriserait l’engagement des individus dans des projets collaboratifs.
- Le salaire à vie (Bernard Friot) serait versé à tout individu de plus de 18 ans et calculé sur une échelle allant de 1 à 4 déterminée par un organisme central. Ce qui est très intéressant dans cette proposition, c’est le fait d’interroger ce qui donne la valeur et l’analyse du capitalisme qui mène à la proposition. Par contre, c’est une position révolutionnaire du « tout ou rien » qui implique une victoire totale, l’instauration d’un organisme centralisé qui détermine la valeur et l’interdiction de la propriété lucrative. Si l’on ajoute à cela le fait que les montants calculés font monter la somme totale à 71,9% du PIB, en l’état, c’est donc une solution qui nous apparaît comme peu réaliste. Elle tente en plus de bloquer l’émergence de solutions plus réalistes alors que, selon nous, il devrait y a voir une convergence entre les modèles. La salaire à vie est UNE des formes que pourrait prendre de le revenu de base, mais l’imposer à tous, en particulier aux forces qui veulent quitter le salariat, c’est aussi vouloir maintenir l’ancien régime en restant coincé dans une posture de dépendance anti-capitaliste.
- Le revenu de transition économique (Christian Arnsperger) : dans la mesure où le système dominant est dans l’incapacité de solutionner les problèmes sociaux (échec du marché et échec de l’état), ce revenu soutiendrait une partie de la population le temps d’une transition nécessaire. Cette forme de service public n’est-elle pas une proposition intermédiaire plus réaliste que celle du revenu universel ?
- Les flux de valeurs alternatives : à l’image de la communauté Sensorica, il s’agit de déclarer qu’à l’intérieur d’une communauté nous sommes souverains sur ce qu’est la valeur pour nous. En créant des flux de valeurs alternatives, on crée une sous-économie où les communautés interagissent entre elles avec des flux de valeurs co-créées et co-décidées. On est là sur un modèle décentralisé et distribué.
Des solutions complémentaires
De manière globale, il me semble important, quel que soit le système choisi, que ce soit la société en tant que telle qui garantisse le versement du revenu de base. En dehors de l’état, je ne vois pas quelle structure sociale peut assumer ça. Ce qui est certain, c’est que quelle que soit la solution mise en oeuvre, elle ne devra pas remettre en question les acquis sociaux mais plutôt lisser les situations qui sont aujourd’hui aberrantes.
Je crois qu’un antagonisme total par rapport au revenu universel ou aux autres formes de revenus alternatifs est dommageable, en particulier lorsqu’on approche de solutions applicables et appropriées par beaucoup de forces sociales différentes. La mise en avant d’une solution (surtout lorsqu’elle n’est pas réaliste) et la dénonciation malhonnête des autres solutions me paraît dangereuse dans un contexte où l’idée du revenu universel fait son chemin, que le principe est accepté par une majorité et que la discussion s’axe essentiellement sur le montant du-dit revenu.
Le revenu de base permettrait de renforcer la logique alternative, du commun, et de la transition écologique. Il n’exige pas nécessairement une lutte sociale frontale. Cela veut donc aussi dire que le revenu de base est devenu une proposition réaliste, et que ce serait un pas en avant, qui créerait plus de non-capitalisme, tout en étant aussi un progrès social fondamental.
Le salaire à vie pourrait ainsi être considéré comme une forme de revenu de base avec des modalités spécifiques, et cela pourrait être l’objet d’un débat interne à un grand mouvement social visant à établir une norme sécuritaire en dehors du travail marchand.
Créer des alliances pour une société pluraliste
La P2P Foundation se positionne comme un lieu de débat pluraliste, une plateforme d’échanges d’idées. Dans ce cadre, il nous paraît normal de dialoguer avec toutes les propositions.
Cette pluralité peut émerger grâce à des mouvements de balancier entre différentes positions. La virulence de certaines propositions (Lordon, Friot) ne fait que répondre à la violence symbolique du système capitaliste et nous apprécions l’énergie mise dans le débat et la stimulation des idées. Cela ne signifie pas que nous soutenons les solutions proposées, en particulier lorsqu’elles nous paraissent irréalistes ou dangereuses.
Il nous paraît important que le mouvement des communs s’allie avec toutes les forces qui veulent changer la société et qui visent à rendre les cycles économiques soutenables et pérennes. Nous en sommes encore au stade de force préfigurative, mais il faut créer de grandes alliances entre toutes les formes progressistes dans le contexte d’une société pluraliste avec un dialogue essentiel entre le monde du travail et le monde du pair à pair afin de co-créer des solutions multiples.
Propos recueillis par Maïa Dereva, avec la participation de Xavier Rizos
Image d’en-tête : Christopher Andrews – Flickr – CC BY-NC 2.0