Ce texte est la préface d’un ouvrage collectif publié par la coopérative belge SMart à l’occasion de son assemblée générale constitutive qui aura lieu le 28 juin 2016. Les autres textes de l’ouvrage sont disponibles en ligne ici.

 

Jusqu’au dixième siècle, cinq siècles apres la chute “officielle” et politique de l’Empire Romain, les structures sociales de l’Empire étaient restées pratiquement inchangées : il y avait les maitres-propriétaires, les esclaves, et les hommes libres. C’était encore une économie où pour avoir la puissance et la richesse, il fallait envahir ses voisins… Mais à partir de 975, et les grandes mobilisations populaires du Mouvement de la Paix des Dieux, la société européenne fut changée de fond en comble, sur la base d’un nouveau contrat social qui donna une société féodale plus stable, mais aussi les villes libres gérées par les alliances de guildes. A partir de ce moment là, la richesse se mit à dépendre de la production terrienne, et du commerce dans et avec les villes. Il s’agissait ici d’un véritable changement du régime de valeur de tout un continent.

Au quinzième siècle, avec l’invention des nouvelles formes de comptabilité par les Templiers et les Franciscains, avec la Réforme religieuse, l’invention de l’imprimante, les bases d’une nouvelle société étaient encore une fois constituées, ce qui nous a donné l’économie mondiale, la dominance du marché, et finalement, apres la chute des monarchies absolues, le capitalisme contemporain.

Chaque fois, la civilisation a changé assez profondément, car ce sont des nouvelles institutions qui ont dû naître, pour canaliser le nouveau…

Voila donc ma conviction profonde : SMart représente l’émergence d’une nouvelle forme organisationnelle, vitale pour la transition que nous vivons.

Mais de quelle transition s’agit-il, et de quelles nouvelles formations avons nous besoin ?

L’économie actuelle est essentiellement “extractive”. Les acteurs dominants voient le monde comme une ressource, qu’elle soit naturelle ou sociale, à exploiter. L’idée centrale, est que si nous poursuivons tous simplement nos intérêts propres, le monde s’enrichira et ira mieux. Mais voilà, les signaux d’alertes sont partout. Le changement climatique, et l’épuissement des ressources démontrent qu’un systeme extractif global est en train de véritablement “manger” la planète. Et les signaux sociaux, après 30 ans de croissance des inégalites (voir le livre de Thomas Piketty), ne sont guère plus positifs. Partout, la polarisation sociale s’aggrave, et crée des déséquilibres supplémentaires.

Karl Polany, dans un livre classique “La Grande Transformation”, parlait déjà du “double mouvement”. Chaque fois que les forces du marché deviennent trop dominantes et créent des déséquilibres insupportables pour la société dans son ensemble, des contre-mouvements sociaux émergent pour rétablir cet équilibre. C’est pourquoi, après la grande crise de 1929, et la deuxième guerre mondiale, nous avons connu les Trente Glorieuses, résultat d’un nouvel équilibre et d’un nouveau contrat social.

Kojin Karatini, philosophe japonais et auteur du remarquable “The Structure of World History” qui nous donne une synthèse de toutes les transitions précédentes, décrit le fonctionnement de ce double mouvement. Le système actuel dit-il, est un système en trois éléments, qui représente 3 dynamiques sociales différentes, mais intègre sous la dominance des forces du marché : Capital-Etat-Nation. Le capital représente le marché, l’Etat représente la redistribution, et la nation représente l’éthique de la réciprocité communautaire. Donc, dans le double mouvement, ce sont bien les forces sociales de la nation qui se révoltent, forçant l’Etat à modérer les déséquibres qui viennent d’une logique de marché qui a perdu ses limites. Mais voilà, après 30 ans de néolibéralisme, on peut se demander si l’Etat peut encore se rebiffer pour ré-équilibrer le système. Et la forme-nation, qui reste importante, ne reflète plus la réalite organisationnelle trans-locale et trans-nationale des nouveaux réseaux. La forme étatique elle-même demande une transformation qui respecte plus la demande de participation et de co-création qui émane de la société civile et de ses citoyens maintenant éduqués.

C’est pourquoi certains penseurs, comme l’auteur de cette préface, pensent que nous sommes dans une transition bien plus profonde. Le “double mouvement” ne fonctionne plus. Nous avons besoin d’une transformation intégrative bien plus profonde !

Mais d’où viendrait-elle ? Essentiellement de la logique “pair aà pair” et de la capacité des citoyens à créer des communs. La démocratisation des réseaux a déjà encapacité trois millards d’êtres humains à non seulement se connecter et s’auto-organiser, mais aussi à créer de la valeur économique. Nous avons aujourd’hui des communautés productives dans pratiquement tous les secteurs d’activités, qui mutualisent leurs connaissances au niveau mondial. Tine de Moore, historienne des communs (et belge), dans son petit livre “Homo Cooperans”, nous a déjà montré que depuis 2005, il y a une croissance exponentielle d’initiatives civiques aux Pays-Bas; et une étude americaine, “Fair Use Economy”, parue en 2011, nous montre qu’un sixième de l’économie américaine est déjà organisée autour de “ressources partagées”.

Cette transition crée donc d’ores et déjà une “économie du commun”, où des travailleurs et entrepreneurs créent des ressources communes utilisables par tous (logiciel libre, design partagé), et une “économie du partage”, où les citoyens s’échangent directement des ressources, par le biais des nouvelles plateformes.

Mais tout n’est évidemment pas rose, ni facile, ni positif, dans un processus de transition.

Effectivement, elle crée aussi une nouvelle classe de travailleurs autonomes, d’auto-entrepreneurs (la différence entre les deux s’estompe). Or notre monde est entièrement organisé autour du modèle salarial. Et, comme les guildes qui ont organisé ceux qui quittaient le monde de l’inféodalisation de la campagne pour s’installer dans les villes, nous avons besoin d’organisations qui peuvent créer de la sécurite et de la solidarité pour ces nouvelles couches, qui représentent le nouveau monde en devenir. Pour une économie générative par rapport aux humains et de la nature, nous devons m-u-t-u-a-l-i-s-e-r, non pas de facon autoritaire, mais par une association libre de citoyens-producteurs.

Voilà pour moi l’importance essentielle d’une organisation de nouveau type, comme SMart, un OVNI qui represente l’avenir. Un avenir, où l’économie n’est plus “extractive” par rapport à la nature et les communautes humaines, mais “generative”. Autour de l’économie émergente du commun et du partage, nous avons besoin de moins de “captalistes” qui comme Uber et AirBNB “taxent” nos échanges sans ré-investir dans la sécurite des travailleurs-participants et les infrastructures nécessaires, mais des entrepreneurs autonomes et “génératif”, qui créent de la valeur pour cette nouvelle économie, plus durable et plus juste.

Une telle organisation doit tout d’abord créer une sécurite de vie pour ces membres, et le Fonds de Garantie Mutuelle de SMart en est un excellent example. Une telle organisation doit permettent une vraie démocratie “pair à pair, tout en garantissant une force de frappe sociale, il faut donc en même temps pouvoir projeter une unité dans l’action.

Les processus participatifs de SMart vont tout à fait dans ce sens. Ensuite, une telle organisation, ne peut plus simplement être liée à l’Etat-Nation, mais doit représenter les nouveaux aspects trans-locaux et trans-nationaux d’un monde auto-organisé par les réseaux. Là aussi, les efforts de SMart pour créer une coopérative à l’échelle européenne, vont tout à fait dans ce sens…

Il y a un autre aspect très important. Pour changer notre société, pour mener à bien une transition dans les meilleures conditions possibles, il ne faut pas diviser, mais unifier, trouver du “commun” à travers nos multiples différences. Le monde du salaire s’affaiblit, mais il est toujours là et le restera pour bien longtemps; ce qui est à rejeter dans le salaire ce n’est évidemment pas le revenu stable et la sécurite mais la subordination anti-démocratique qui persistent dans le monde économique; par ailleurs le monde des travailleurs autonomes est en augmentation, mais eux et elles se trouvent le plus souvent dans une précarite inacceptable. Or il faut bien reconnaitre que les syndicats classiques n’ont pas bien réussi à défendre ce nouveau monde. Il fallait donc trouver le chainon manquant, qui peut unifier le monde du salaire et le monde des travailleurs autonomes, un chaînon qui peut créer une unité dans les volontés émancipatrices du monde de l’ancien et du nouveau travail. C’est tout l’intérêt de ces nouvelles “mutuelles de travail” comme SMart.

Bravo, et continuez le combat !!

 

1 Commentaire De nouvelles formes organisationnelles pour un monde « pair à pair »

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