Nous republions cet article publié par La Revue du Cube, avec leur aimable autorisation.
Il s’agit d’une synthèse de l’ouvrage Manifeste pour une véritable économie collaborative de Michel Bauwens et Vasilis Kostakis (Éditions Charles Léopold Mayer, 2017)
Avec l’avènement du numérique, notre société connaît une transformation dont la profondeur est inédite depuis les débuts du capitalisme observés par Marx. Les relations de production et d’échanges sont bouleversées, et prennent peu à peu la forme d’une nouvelle dynamique : le pair-à-pair (P2P).
Historiquement, le pair à pair existe depuis que les humains s’organisent en société et fut même pendant longtemps la forme dominante de relation dans les sociétés nomades de chasseurs-cueilleurs. Il s’est peu à peu effacé au profit des organisations claniques puis avec l’apparition des systèmes étatiques. Dans notre imaginaire moderne, le P2P est un mode d’organisation de systèmes informatiques au sein duquel les connexions d’un réseau se créent d’un commun accord entre « pairs ». Ce mode d’organisation a été popularisé sous la forme de partage de fichiers vidéo ou audio, mais il est également constitutif d’une partie de l’infrastructure du net lui-même. En supposant que derrière chaque ordinateur du réseau se trouve un être humain, il est alors possible de faire un saut conceptuel pour considérer à nouveau le P2P comme un mode d’interactions sociales dont la logique retrouve un rôle très important.
Avec la capacité de se relier les uns aux autres grâce à Internet, le P2P devient ainsi une dynamique relationnelle favorisée par une potentialité technologique grâce à laquelle chacun peut désormais collaborer librement, sans autorisation ni lien de subordination, et partager des ressources dans lesquelles les contributions sont acceptées a priori, puis évaluées a posteriori sans que cela s’accompagne de mesures de coercition sur le travail. Il crée un potentiel de transition vers une nouvelle forme d’économie générative équitable (où la redistribution de la valeur créée est plus juste), durable (où la création de valeur est compatible avec la pérennité de notre environnement naturel) et ouverte (où le savoir et les ressources sont partagées). Yochai Benkler (2006) a appelé cette nouvelle voie de création et de distribution de valeur la « production par les pairs basée sur les communs ».
Le P2P permet donc de développer une distribution des ressources où la réciprocité n’est plus recherchée dans la relation d’un individu à un autre, mais entre chaque individu et la ressource elle-même. Ce type de production a la particularité d’être fondée sur une motivation principale : le désir de créer quelque chose qui soit directement utile aux autres contributeurs en créant une valeur d’usage, et non une valeur d’échange. C’est ainsi que se construisent des « communs », ressources partagées, co-gouvernées par leurs communautés d’utilisateurs selon les règles et les normes de ces communautés qui sont ouvertes à quiconque a les compétences requises pour contribuer au projet commun, en étant rétribué ou non. Dans cette nouvelle sphère, on trouve à la fois des biens dit « rivaux » dont on ne peut pas profiter tous en même temps sans tenir compte de leur finitude (comme les biens naturels que sont l’eau ou la terre), et des biens « non rivaux » que l’on peut utiliser sans les épuiser (comme le savoir, les œuvres culturelles, les logiciels,…).
C’est ainsi que se met en place un nouvel écosystème de création de valeur dans lequel se côtoient des communautés productives qui produisent des ressources partageables, des coalitions entrepreneuriales qui essaient de générer des profits via des activités organisées autour des ressources communes, et des associations à bénéfice social dont le rôle est de protéger les communs, de s’assurer de la pérennité des infrastructures, et de soutenir la coopération. Et s’il fallait se convaincre qu’une nouvelle dynamique est bien à l’œuvre au cœur même de l’économie capitaliste, il existe de nombreux projets, comme l’annuaire P2PValue, qui cartographient et valident l’existence de cette émergence de dynamiques ayant pour point commun de combiner des processus de contributions ouvertes, de gouvernance participative et des processus orientés vers la production de communs.
Ce n’est pourtant pas notre propos d’affirmer que les technologies P2P sont nécessairement propices à un développement social harmonieux. Bien entendu, selon le groupe social qui s’en empare, l’utilisation d’une technologie peut-être sous-tendue par des objectifs différents, ce qui en fait un enjeu de lutte sociale. Nous axons notre observation sur les possibilités d’évolution de la société vers un modèle génératif ouvertes par ces technologies en réseau, tout en analysant les manières de dépasser le modèle extractif global qui s’empare des technologies P2P pour en faire une forme de capitalisme netarchique et centralisateur prompt à posséder et contrôler les plateformes participatives. En effet, si Internet est le lieu du développement tous azimuts des formes de commerce classique sous couvert d’une pseudo économie collaborative, il crée aussi une véritable opportunité de transformation sociale en favorisant le passage à grande échelle de la communication, de la coordination et des coûts de transaction tout en préservant les dynamiques des petits groupes.
Des exemples comme Wikipedia, qui a littéralement supplanté les encyclopédies commerciales, ou Linux, qui a massivement remplacé les logiciels propriétaires, montrent à quel point les formes d’organisation reposant sur des mécanismes de coordination mutuelle sont en mesure de créer des produits qui s’insèrent naturellement dans le marché capitaliste, opérant une sorte d’hybridation qui fertilise les formes dominantes de marché. Même si la production par les pairs basée sur les communs ne peut pas se substituer du jour au lendemain à tous les processus de production, et si certaines infrastructures (comme peut-être l’approvisionnement en eau) peuvent rester centralisées, on peut tout de même imaginer que les communs finissent par coloniser et adapter les formes d’État et de marché à leurs propres intérêts, dans un phénomène de reconfiguration des équilibres où le couple de régulation hiérarchie/prix serait progressivement remplacé par des mécanismes de coordination mutuelle.
Pour autant, le P2P ne constitue pas une panacée universelle. Il est fort probable que, comme pour toutes les transitions précédentes de notre histoire, le désordre préside à ce changement de société. Nous soutenons toutefois que même s’il ne devient pas la forme dominante, il influencera profondément le fonctionnement de nos sociétés, dans ses formes les plus vertueuses, comme dans celles qui nous semblent plus contestables. Il nous paraît en effet évident que le modèle économique netarchique, incarné par Facebook, Uber ou Bitcoin, et les modèles axés sur les communs que sont Wikipédia ou les projets de logiciels libres, n’ont pas les mêmes conséquences sociales ni environnementales.
La production par les pairs basée sur les communs, où les contributeurs partagent la valeur créée à travers des systèmes contributifs ouverts, peut être décrite comme un cycle d’accumulation de communs comparable à celui de l’accumulation du capital. Ce prototype de nouvelle forme de société, tout en étant encore très dépendant du capitalisme, représente aussi un potentiel de transcendance de ce dernier par la résolution de ses problèmes structurels, notamment parce qu’il apporte un véritable avantage concurrentiel et la possibilité d’économies massives sur les investissements. Et tandis que le marché injecte des capitaux dans les projets P2P, il est progressivement colonisé par leurs pratiques et leurs valeurs dans un curieux processus qui consiste simultanément à apprivoiser et à saper sans hostilité le capitalisme.
A l’inverse, pour que la nouvelle classe de « commoneurs » se dégage progressivement des investissement et des pratiques capitalistes pour devenir financièrement viable et indépendante, il lui faut opérer ce que Dmytri Kleiner et Baruch Gottlieb ont appelé le « transvestissement », c’est-à-dire une stratégie de cooptation inversée qui consiste à transférer une modalité vers une autre en s’emparant du capital pour l’utiliser à leur propre développement. Cette stratégie peut être mise en œuvre par des coalitions d’entrepreneurs qui construisent des services et des produits à valeur ajoutée autour des communs immatériels librement accessibles, tout en mettant en place des mécanismes de réciprocité dans la sphère de la production physique. Ce fonctionnement multimodal peut d’ailleurs être comparé à celui des guildes du Moyen-Âge qui vendaient leur production sur le marché externe (à noter que, contrairement à aujourd’hui, cela se pratiquait dans le cadre d’une politique de “juste prix”), mais qui fonctionnaient en interne comme des fraternités au sein desquelles existaient des systèmes de solidarité mutuelle.
Si cette stratégie fonctionne, et si l’on passe de l’observation des pratiques existant à un niveau micro à une vision de la nouvelle forme sociale à part entière que ces pratiques portent en elles-mêmes, on peut alors envisager un passage vers une économie post-capitaliste où le P2P serait à la fois un mode relationnel, un mode d’échange, une infrastructure socio-technologique et un mode de production. Dans ce nouveau modèle sociétal mettant les communs, le bien collectif et l’autonomie au centre des institutions, la société civile deviendrait productive via la production collaborative de valeur à travers les communs, le marché deviendrait « éthique » car les pratiques économiques génératives y prédomineraient, et le rôle de l’État, devenu partenaire, consisterait à favoriser cette économie contributive, notamment en garantissant l’équipotentialité contributive et l’autonomie de tous les citoyens.
Michel Bauwens et Maïa Dereva